À moins d’habiter dans un univers parallèle ou d’avoir été privé d’un accès Internet au cours des derniers jours, vous avez déjà entendu parler du fameux « concert secret » donné par Arcade Fire dans sa ville natale de Montréal. On y était, on raconte.
Il aura suffi de quelques tweets énigmatiques et d’une affiche du groupe The Reflektors sur la page d’accueil de la Salsathèque, une boîte du Centre-Ville plutôt habituée aux déhanchements lascifs qu’aux messes indie-rock, pour que la machine s’emballe. À 9 heures en ce 9 septembre, Arcade Fire allait donner un concert intime pour la somme dérisoire de 9$ (6,50 euros). Une seule consigne: costume du dimanche ou déguisements absurdes obligatoires.
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En après-midi, ils étaient quelques centaines de mordus à faire la queue dans l’espoir d’assister à ce concert unique, mais moins du tiers d’entre eux seront exaucés. Parmi les dizaines de malheureux laissés le trottoir se trouvaient quelques journalistes, qui n’ont pas manqué d’étaler leur déplaisir dans leurs blogues respectifs. Brendan Kelly, chroniqueur culturel au quotidien anglo The Gazette s’est même fendu d’un billet, repris dans plusieurs journaux canadiens, dénonçant l’élitisme d’AF, qui a laissé à un styliste local le soin de sélectionner les quelques chanceux admis à l’intérieur selon des critères esthétiques nébuleux.
Depuis, on ne compte plus le nombre d’articles commentant cette campagne de marketing viral qui a fait exploser Internet. Alors que Win Butler parle de « projet artistique », les plus critiques évoquent plutôt une manipulation machiavélique indigne d’un groupe supposément opposé à des méthodes associées au capitalisme sauvage.
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Lundi soir, lors du premier de ces trois concerts surprise, on n’en était pas encore là. Ceux qui, par la qualité de leur costume ou par leur simple acharnement, ont réussi à se glisser à l’intérieur de la Salsathèque n’avaient d’ailleurs aucune raison de se plaindre. Très peu pour eux les méta-discours sur le marketing à l’ère des réseaux sociaux: en pénétrant dans ce temple de la danse latino – dont le décor fait de miroirs et de néons fatigués semble inchangé depuis 1983 – ils savaient qu’ils assisteraient à un moment unique. On nous avertit qu’on ne tolérerait pas de photos, ni d’enregistrement vidéo, des restrictions qui peuvent sembler abusives aux enfants de la génération Instagram, habitués à valider chacun de leurs gestes auprès des membres de leur réseau. Ne serait-ce que pour cela, l’initiative d’Arcade Fire mériterait d’être célébrée. Le plaisir d’assister à un concert sans avoir à le documenter pour la postérité (et pour YouTube) ne saurait être sous-estimé. Fallait y être. Hic et nunc. Et tant pis pour le reste du monde.
Pendant que mon amie attire tous les regards avec son casque de moto disco (on la croirait tout droit sortie d’un clip de Daft Punk), je passe complètement inaperçu avec mon masque d’alien argenté et mon haut de forme, achetés en catastrophe au magasin discount du coin pour moins de 4 dollars. On croise un pirate caraïbe façon Johnny Depp, une bouteille de bière anthropomorphe et un Gumbi géant accompagné d’une fée surexcitée, qui passera tout le concert à m’enfoncer ses coudes dans les côtes. Bref, c’est le délire, quelque part entre la fête d’Halloween et le carnaval de Port-Au-Prince.
Les membres du groupe déambulent dans la salle dans leurs costards blancs (création de la designer montréalaise Renata Morales) pendant que la sono nous balance quelques airs reggae et new wave, histoire de préparer les oreilles à un set qui ne contient que des chansons inédites, qu’on sait influencées par un séjour du groupe à Haïti. Pendant qu’on cherche un endroit à proximité de la scène, on entend Win Butler lancer, à la blague, qu’il achèterait bien l’endroit pour y donner des fêtes toutes les semaines. On n’en demande pas tant.
Sur le coup de 21 heures (histoire de respecter le concept du 9-9-9), le groupe prend place derrières ses instruments. Tout le monde sourit, à l’exception de la violoniste Sarah Neufeld, un peu sinistre (on y reviendra) et de Régine Chassagne, qui arbore l’air carnassier d’une fille prête à en découdre. Win Butler, avec son sac sur la tête, a l’air d’un terroriste venu réclamer une rançon payable en sueur et en cris. Il sera servi.
Malgré la présence parfois envahissante d’une équipe de tournage, occupée à documenter l’événement (Pour un DVD? Un clip? Une autre campagne virale?), le public entre en communion instantanée avec le groupe qui entonne Reflektor, immédiatement reconnaissable bien qu’elle n’ait été lancée que quelques heures plus tôt.
La description faite par Win Butler à la BBC de son nouveau matériel (« une rencontre entre le Studio 54 et le vaudou haïtien ») s’avère très appropriée. Au travers du rythme soutenu, appuyé sur disque par la réalisation de James Murphy, on perçoit le spectre de Moroder. La chanson dépasse la barre des sept minutes, comme les succès disco d’antan.
Le public réagit instinctivement et danse… beaucoup. Alors que défilent les chansons de ce double album, qui devrait paraître fin octobre, on remarque des clins d’oeil aux Stones, période Honky Tonk Woman, mais aussi des traces de leur période disco, façon Miss You. Il y a de la new wave (plusieurs ont évoqué, avec raison, les Talking Heads) et on croit reconnaître une ligne de basse piquée à New Order. Win manipule sa voix, à laquelle il ajoute des tonnes de reverb, à la manière d’un toaster jamaïcain. Les deux percussionnistes haïtiens venus épauler le batteur Jeremy Gara, magnifient le groove. On entend aussi du calypso (Régine joue du steel drum sur deux chansons), du rock blues, voire du funk. Le virage groovy, annoncé par Sprawl II, sur l’album The Suburbs, est pleinement consommé.
La mélancolie semble reléguée à l’arrière-plan. Le violon, pourtant indissociable du son d’AF, est à peine perceptible, et si Owen Pallett (Final Fantasy) manie parfois l’archet aux côtés de Sarah Neufeld, on le verra surtout aux claviers. Sarah, présence fantomatique dans cette scène de carnaval, n’aura jamais paru aussi effacée. Elle est même absente du clip de Reflektor et des récentes photos promo, ce qui en a poussé plus d’un à spéculer sur son départ du groupe (elle a confirmé depuis qu’elle faisait toujours partie de la bande, bien qu’elle vienne tout juste de lancer un album solo).
Neuf chansons plus tard, c’est fini. Les membres du groupe se détachent de leurs instruments et se mêlent aux fans, dont plusieurs font déjà la queue pour se procurer le vinyle de Reflektor, lancé le jour-même. L’esprit est à la fête : les masques tombent, la poussière aussi, et les musiciens, entraînés par un Win surexcité, se lâchent sur le dancefloor, sans la moindre pensée pour la déferlante de tweets qui allait suivre. Malgré quelques critiques à l’endroit que ce que plusieurs ont qualifié de vulgaire « stunt » médiatique, la réponse fut plus qu’enthousiaste. Arcade Fire a fourni l’étincelle, et la toile s’est enflammée. On compte maintenant les jours qui nous séparent de la parution de l’album.
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