Cette année encore, le Montreux Jazz Festival nous a offert des moments de grâce. On y était les 9 et 10 juillet : on vous raconte.
Dans les vastes espaces de l’auditorium Stravinsky, à fleur de lac sur cette Riviera suisse, les murs témoignent d’une riche, longue et intense histoire d’amour entre le festival de Montreux et la sweet soul-music. Des photos live d’Aretha Franklin ou Etta James, entre mille autres, rappellent à quel point toutes les formes de soul ont ici été, depuis presque cinquante ans, à la base de la légende torride du festival inventé par le regretté Claude Nobs, un de ces iTunes vivant, un de ces personnages bigger than life qui incarnent et donnent forme aux projets les plus utopiques.
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Après les concerts marathons de Prince l’an passé, l’événement soul de cette édition 2014 devrait, si on en juge par l’excitation des festivaliers et la fébrilité des revendeurs de places à la sauvette, celui à venir de Stevie Wonder.
Mais cette édition 2014 est aussi, en deux concerts distincts, l’occasion de vérifier la santé, l’insolence et l’indépendance d’esprit d’une soul strictement britannique, représentée par deux générations de défricheurs : Jungle et Massive Attack. Même si les jeunes Jungle n’acceptent que du bout des lèvres, voire pas du tout, la filiation, les deux collectifs aux contours parfois mystérieux ont l’un et l’autre, à vingt-cinq ans d’écart, apporté à cette musique poivrée leur grain de sel, voire de folie. Pour l’un et l’autre, c’est une musique importée (on ne parle pas de géographie), une musique fantasmée, adulée.
Les deux groupes, et c’est aussi leur spécificité anglaise, mélangent voix pâles, translucides et intonations noires, en des entrelacs asymétriques, instables : feu et glace. Cette musique est informée, voire érudite de Memphis, Philadelphie ou Atlanta, mais ne prend ses ordres nulle part.
Avec leur basse double épaisseur, une basse lasso qui s’empare des pieds dès l’intro du concert, les Londoniens de Jungle jouent sans doute une musique plus directe, plus claire que celle, diabolique d’effets et spasmes, de leurs aînés de Bristol. Elle est pourtant, sous ses airs fêtards, pareillement mouvementée, déformée, accidentée de parasites, de bruits blancs, comme si même quand ils jouaient de la soul, les groupes anglais ne pouvaient échapper à la pop – et notamment aux recherches prodigieuses sur le son effectuées dans les années 80, grandes années de perversion des charts. On entend ainsi un peu de new-wave dans les traitements des guitares roides de Jungle, comme on entend autant de post-punk que de soul chez Massive Attack, dont la musique invente cet hybride monstrueux : Ian Curtis Mayfield.
C’est saisissant sur la scène du Stravinsky, quand les Bristoliens jouent un set cassant, lent et malade, sous un blitzkrieg magnifique de slogans, manchettes, symboles et sigles. Les écrans et leurs textes, les uns et les autres agressifs, racontent la même exaspération, le même effondrement que les chansons, violentes et rageuses. Car Massive Attack joue lent et rock, il faut attendre presque une heure pour dénicher le premier tube – un Teardrop exécuté cliniquement, qui comme une large partie du concert replonge le Lac Léman à la dernière période glaciaire. Car là où les deux garçons de Jungle soudent à chaud, Massive Attack soude à froid. Les deux garçons de Jungle malaxent leurs différences main dans la main, Massive Attack règle ses conflits d’influences aux poings, au bras de fer. Ce groupe ignore tout du repos du guerrier, la paix et la sérénité sont étrangères à ses chansons, qui demeurent pourtant étonnamment suaves, languides même dans ce chaos organisé. Deux visions de la soul music, l’une éruptive, l’autre convulsive, l’une dans la chaleur, l’autre dans les frimas (on parle de l’intérieur de la salle aussi).
Modernité contre, tout contre, tradition : voilà l’habileté de la programmation de Montreux qui mélange en un festin tant de teintes sépias et futurs possibles de la soul-music dans cette édition 2014 : Sohn, OutKast, Pharrell, Laura Mvula, Michael Kiwunaka ou Stevie Wonder en plus de Jungle et Massive Attack… Devant un public presque exclusivement blanc, les musiques noires se croisent, se frottent, s’informent et se déforment. Bien sûr, à l’affiche, il y a aussi Fauve ≠, Damon Albarn, Agnes Obel, Metronomy ou MGMT. Montreux n’est bien sûr pas un festival de soul. Mais un festival qui a une âme.
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