Du 15 au 18 novembre se tenait l’édition 2023 du festival M pour Montréal, rendez-vous annuel où se croisent depuis 2006 professionnels du secteur musical et artistes émergents. Découvertes, rencontres, on vous raconte ce périple.
Jeudi 16 novembre – Après une courte nuit, froide et agitée, je retrouve Nora Felder dans le lobby du grand hôtel situé downtown dans lequel logent journalistes et professionnels du secteur de la musique. Nora est music supervisor pour la télévision et le cinéma. C’est quoi, music supervisor ? Elle me rencarde : “Tout est dans le titre ! Je supervise les éléments musicaux liés à un projet spécifique.” Sans lui faire offense en la réduisant à un seul coup d’éclat, les retours en grâce dans les charts des Running Up That Hill, de Kate Bush, et Master of Puppets, de Metallica, c’est elle. L’Américaine travaille ainsi sur Stranger Things, show Netflix au cœur duquel la bande-son joue un rôle d’autant plus fondamental que l’espace-temps de la série, late 70’s early 80’s, cristallise tous les fantasmes vintage d’un temps béni pour la pop arty et le hard rock.
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Mais Nora n’est pas qu’une selector, plongée dans sa discothèque, un verre de Brandy à la main et les fesses posées dans un fauteuil club : “C’est drôle, parce que les gens entendent ‘music supervisor’ et s’imaginent que je cherche des chansons. Mais mon job recouvre beaucoup plus de choses que cela. Il concerne tout ce qui touche de près ou de loin la musique. Par exemple : si le script dit qu’il doit y avoir un petit groupe qui joue dans un coin et que la scène se passe dans une église, alors peut-être qu’il va falloir que je pense à une chorale ? Peut-être aussi qu’un des personnages récurrents d’une série chantera tout du long et de façon informelle deux vers d’une chansons spécifique ; dans ce cas, il faudra que j’obtienne les droits de la chanson en question. Parce que pour utiliser un morceau, il faut pouvoir obtenir les droits, n’est-ce pas ? Parfois encore, on me dit qu’il y aura une chambre de teenager et qu’il faudra y mettre des posters. On me demandera alors de voir avec le label s’il a des éléments de la sorte dans ses archives. Music supervisor, c’est donc superviser tout ce qui touche à la musique dans un show.”
À Montréal, elle animait la veille une keynote intitulée L’effet Stranger Things, dans laquelle elle revenait sur toutes ces considérations, en s’attardant sur la pratique au quotidien de son job (qui n’est pas un exercice de réhabilitation de pop stars) face à un parterre d’éditeurs et de représentants de maisons de disques en quête d’un destin à la Kate Bush pour les artistes de leurs catalogues. “Je reçois beaucoup de musique, mais c’est impossible de tout écouter”, prévient-elle, joviale. Le journaliste musique que je suis ne peut que compatir.
Drôle de jeudi à Montréal, où il fait presque 15 degrés. “On dirait que l’été est déjà de retour”, entendra-t-on à l’Esco, aka L’Escogriffe, salle culte du Plateau-Mont-Royal. Là-bas jouait La Sécurité, sorte de supergroupe battant pavillon Mothland, écurie la plus cool du coin, avec son roaster post-art-punk-pop-new-wave, qui rassemble divers membres de diverses formations locales (Choses Sauvages, Laurence-Anne…). Un côté Agence tous risques, pour un band hybride et résolument rock dans son attitude, que l’on retrouvera le lendemain sur la scène de la Sala Rossa, dans le cadre de la soirée… Mothand, justement. On en reparle donc plus loin.
Après un “souper de réseautage” arrosé près des quais, le long du fleuve Saint-Laurent, des autobus scolaires jaunes façon South Park sont mis à notre disposition afin de nous ramener au centre-ville, pour le traditionnel ping-pong de concerts entre le Club Soda (comme dirait Thomas Bangalter) et le Café Cléopâtre, boulevard Saint-Laurent. Au Club Soda, Super Plage mouille le maillot, dans une ambiance survoltée. Sauf que la formule “électro-pop-franco-sexy” du band me rappelle Thérapie Taxi – pas le genre de réminiscence dont on a envie quand on part si loin de nos contrées hexagonales. Dont acte. Côté Café Cléopâtre, dans la salle du haut (la salle du bas est un strip, on ne le rappellera jamais assez), c’est Teon Gibbs en tenue de plombier, accompagné d’un groupe bien en place, qui décline une version appliquée (voire peut-être trop scolaire ?) d’un rap sous influence soul. Le kid de Vancouver mérite qu’on lui prête attention, dans le genre Anderson .Paak. Retour au Club Soda, où Hawa B est en train de livrer une prestation à laquelle on ne comprend pas grand-chose, entre soul extraterrestre, vocalises prog rock et performance de cabaret.
Je file du côté des Foufounes Électriques, rue Sainte-Catherine. Choses Sauvages doit jouer ce soir, après de longs mois à tourner, y compris en France. “Ça fait plaisir de revenir à la maison”, balance en substance Félix Bélisle, leader vocal du groupe, qui débarque avec plus de 30 minutes de retard comme des stars christiques. Félix, on le croise depuis le début de notre séjour, à presque tous les rendez-vous, et en concert aussi, puisque c’est lui qui tient la basse de La Sécurité, avec une attitude à la Lou Reed. Avec Choses Sauvages, c’est au premier plan qu’il se situe, et la salle, bouillante, est tellement acquise à la cause, qu’il lui suffirait de tendre la micro et de laisser le public chanter à sa place.
Vendredi 17 novembre – Il pleut comme vache qui pisse. Après un réveil difficile, je fonce au Nomad, à la jonction du Mile End et de Petite Italie. La zone ressemble aux faubourgs londoniens, avec ses rangées d’entrepôts réaménagés. L’après-midi sera folk, dans cet espace cosy aux hauts-plafonds, éclairé à la bougie (mais sans bougie). Le moment est si moelleux, chaleureux, à l’abri des éléments, qu’on s’inventerait presque la présence d’une cheminée avec son foyer qui crépite. Plusieurs artistes se succèdent aujourd’hui : Arielle Soucy, Bells Larsen et Afternoon Bike Ride. La première, Arielle Soucy, nous vient de Montréal et déploie une folk aux reflets psychédéliques. Un psychédélisme bucolique et sensible, habitée comme peu sont capable de restituer les choses qui les traversent intérieurement. Elle a, pour ne rien gâcher, ce côté maladroit, à côté, Arielle. C’est un compliment, ça veut dire que ce qui sort de sa guitare et de cette voix est imperméable à toute forme de falsification. Bells Larsen, lui, est beau comme Ricky Nelson. Il est clair que ses chansons ont été écrites au cordeau, le genre bel ouvrage. Il semble puiser loin dans ses blessures et ses expériences de vie et de mort pour restituer face à ce parterre dispersé de spectateurs une version juste et pudique, mais dénudée et d’une profondeur qui nous saisit, de cette collection de pièces d’orfèvre. Décidément, le dépouillement était le mot d’ordre, cet après-midi : voilà Afternoon Bike Ride qui débarque. Dans un registre plus dreamy, le trio composé de David, Éloi et Lia joue une folk électrifiée comme si Cocteau Twins s’adonnait à une partie de pêche dans un coin reculé du Québec. Le soir-même, Afternoon Bike Ride rééditera son show, mais en première partie du pote Robert Robert, au Théâtre Fairmount, entre deux coupures d’électricité géantes qui paralysèrent le quartier. Une drôle d’ambiance dans la rue, d’ailleurs.
Je ne m’attarde pas trop au Nomad, Population II nous attend à la Sala Rossa pour une interview. Enfin, juste en-dessous, dans le restaurant mexicain où l’on prendra ensemble le temps de nous envoyer une Margarita et des tacos. Population II, c’est quoi ? Un power trio comme on n’en fait plus trop. Des jeunes gens ayant grandi à quelques encablures de Montréal, qui ont monté un jour un groupe dans un garage, abreuvés par plein de choses étonnantes, et notamment par Blue Cheer, cette formation du San Francisco sixties aux avant-postes du heavy metal et dont le guitariste, Randy Holden, avait sorti un disque qui s’appelait lui aussi Population II. C’est drôle, parce que j’avais rencontré ce bon vieux V. Vale à San Francisco, fondateur légendaire du fanzine punk Search & Destroy, qui m’avait assuré avoir joué un temps dans Blue Cheer en tant que clavier, avant de se faire éjecter (la rencontre est à lire ici). Toujours est-il que Population II, dont on aura l’occasion de reparler dans Les Inrocks, a sorti cette année chez Bonsound un deuxième album intitulé Électrons libres du québec (2023), qui fait le lien entre le kraut de Can, le psychédélisme stoner de Hawkwind et des influences dans le genre Thee Oh Sees, avec un certain sens du blues groové. Ha bah, tiens, John Dwyer, grand manitou de Thee Oh Sees, justement, avait signé le premier album de Population II sur Castle Face, son label. La boucle est bouclée.
Ce soir, le trio doit clôturer la soirée curatée par Mothland. Après un détour par Le Plongeoir, bar tamisé sur le boulevard Saint-Laurent propice aux errances introspectives, puis un saut au théâtre Fairmount, je retourne à la Sala Rossa, où Night Lunch, signature Mothland, exécute un show à la lisière du glam pop et de la new wave. Si Ian Svenonius avait été un néo-romantique, sa musique ressemblerait à ça. Quelle attitude ! Les cool sont de sortie. On fantasme une nuit dans le New York délabré – mais bien sapé – de la no wave. Puis, tiens, voilà que débarque à nouveau La Sécurité. Il y a quelque chose de l’ordre de l’insurrection dans la performance de ces punks, du genre qui donne à leur nom une connotation ironique. Tout est fait sur scène pour que les cordons sécuritaires sautent pour de bon. Enfin, Population II investit la scène au centre de la salle, le temps d’une prestation furibarde, avec une batterie démoniaque et des manches de basse et de guitare qui virevoltent. On n’est plus à Montréal, on est dans un film revivalist réalisé par Richard Linklater.
Samedi 18 novembre – Dernier jour à Montréal, avant de prendre l’avion le lendemain matin. Une belle journée de novembre, avec un ciel dégagé et un thermomètre affichant des températures négatives. Aujourd’hui, c’est colonie de vacances. Mikey B. Rishwain dit Mikey (tout court), programmateur et boss du festival M Pour Montréal, embarque tout le monde dans un bus pour nous faire découvrir son Montréal, avec escales ci et là. Mikey est un personnage de cartoon ayant développé le don d’ubiquité. Vous allez dans un bar, il en sort. Vous traînez du côté des premiers rangs dans une salle de concert, il est dans la pénombre de la scène en train de faire une story Instagram. Le type ne dort jamais, premier levé dernier couché. On raconte qu’il vient de Stockton, Californie, où il a fréquenté le même lycée que les Pavement et qu’il avait un groupe de rock emo dans les années 90. Sa virée en bus ressemble à ces circuits autours des villas de stars à Beverly Hills, sauf qu’ici c’est lui la star. S’il n’avait pas fait programmateur de festival, il aurait pu faire du stand-up. Entre deux anecdotes, souvent hilarantes, le type ponctue ses interventions par des saillies telle que : “Si vous avez des questions, demandez à Google.”
Le premier stop nous laisse à la porte d’une petite maison dans le Mile End, qui ressemble à celle des sœurs Halliwell dans la série Charmed. Dans le salon, c’est la dénommée Goodbye Karelle qui nous accueille. Elle est derrière son micro et un type est au piano à queue derrière elle. Son vrai nom, c’est Karelle Tremblay. Elle est aussi comédienne. Son album Hugh Greene & Lucies Made Me est sorti cette année, et navigue entre les eaux troubles de l’indie rock & folk. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y a de l’espace dans ses chansons pour exprimer des choses un peu bluesy, à la Tom Waits. Après avoir avalé un burger, on remonte dans le bus, direction la colline du mont Royal, le temps de s’envoyer un café chaud compromis au sirop d’érable et au whisky en contemplant l’immensité de la ville et la belle fresque représentant le pote Leonard Cohen. Retour dans le bus. Cette fois, on file Aux 33 Tours, avenue du Mont-Royal, un disquaire où passe un album de Niagara. L’influence des Rennais est considérable sur la jeune génération de musiciens à Montréal, je m’en rends compte à chaque fois que je mets les pieds là-bas. Dans les backs trône une compilation de hits sélectionnés par Wolfman Jack, le disc jokey américain avec une tronche de loup-garou. Ça me rappelle Murder Most Foul, de Bob Dylan. “Play me a song, Mr. Wolfman Jack / Play it for me in my long Cadillac.” D’ailleurs, Dylan a repris Dance Me to the End of Love, de Leonard Cohen, lors de son passage à Montréal en octobre dernier.
A l’année prochaine, peut-être.
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