Dix-sept ans après ses débuts, le festival marocain a encore de belles histoires à raconter. Francis Dordor, notre envoyé spécial, nous fait le récit, jour après jour, de sa plongée dans la transe musicale et sensorielle des gnaouas, qui ont infusé l’histoire du rock, de Hendrix à Jimmy Page.
Jour 1. Les Ambassadeurs de l’Invisible
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Dix-sept ans d’existence et le Festival d’Essaouira nous procure toujours ce plaisir intact de l’enfermement volontaire. On attend ça chaque année avec la même impatience : s’emprisonner soi-même entre les remparts de cette cité construite comme le labyrinthe dont nous rêvions à un âge où jouer à cache-cache surpassait les autres passe-temps. Qui plus est dans un cadre qui épouse en parfums et couleurs l’idée qu’on se faisait des villes orientales décrites dans les Mille et Une Nuits avec ses souks surpeuplés et ses ruelles étroites ombragées et gardées par une armée de chats.
Les musiciens, maîtres de la cité
C’est pourtant d’une autre séquestration que nous vient chaque année l’envie de faire le déplacement, celle à laquelle nous soumettent les rythmes hypnotiques des musiciens gnaouas qui l’espace d’un week-end prolongé deviennent les maîtres de la cité. Impossible d’échapper au quadrillage. Toutes les boutiques balancent de leur chétive sono cette même musique d’incantation et le soir venu, les différents plateaux prennent le relais avec des troupes en robes chatoyantes et des chants comme adressés aux étoiles catapultés par la scansion des qraqebs (grandes castagnettes en metal).
De cet enfermement-là, certains ne s’extirpent jamais et d’autres parviennent à tirer une liberté insoupçonnée… On pense au jazzman Didier Lockwood qui hier soir monta sur la grande scène tendu comme les cordes de son violon pour en ressortir, après la demi-heure passée à fusionner avec le Maâlem (maître) Hassan Boussou, avec la banane. C’est ce qu’on appelle « la magie d’Essaouira ». De cette première soirée, on retient surtout la prestation complètement bluffante associant la troupe Tyour Gnaoua du Maâlem Abdeslam Alikane et un groupe de Français baptisé Sefarat al Khafaâ. Disons-le : rarement une soirée d’ouverture n’a été couronnée d’un tel succès avec un public en liesse dont les mouvements imitaient ceux de la houle marine en contre bas.
A l’origine de Serafat al Khaafâ – nom qui signifie en arabe Les Ambassadeurs de l’Invisible – il y a David, un grand type aux épaisses dreadlocks lui tombant jusque dans le bas du dos. Lui préfère se présenter sous le nom africain de Dajahdee. Son histoire est suffisamment improbable pour qu’on prenne la peine de la raconter ici. Originaire de Dunkerque d’un père flamand et d’une mère sicilienne, il a fait partie de l’un des derniers contingents d’appelés avant que la conscription obligatoire ne soit supprimée. Après son année de service dans les chasseurs alpins, il décide de rompre avec « la société matérialiste » et part en Côte d’Ivoire.
Luth pour la vie
Atteint de malaria et d’un début de gangrène au pied, il rentre en France après avoir vécu un an en pleine forêt dans une famille Bété. « J’ai pris l’avion, ce qui n’était pas vraiment la chose à faire parce que la gangrène n’a fait qu’empirer. » Bien décidé à retourner en Afrique, il décide par précaution de faire cette fois le trajet par la route. C’est au hasard qu’il doit d’avoir, en chemin, fait escale à Essaouira où il rencontre le Maâlem Abdelaziz Soudani qui le prend sous son aile.
« Je suis devenu comme un fils adoptif. Il m’a tout appris de la tagnaouite (terme désignant à la fois l’art et le mode de vie des gnaouas) : comment faire à manger, préparer le thé, me laver au hammam, me comporter en société. Comment jouer des qraqebs, comment danser à la manière des kouyous (disciple). Et pour finir il m’a appris le guembri. »
Ce luth tambour est l’élément central de la tagnaouite. C’est par son intermédiaire que sont appelés les esprits lors des rituels de possession. Lors d’un retour en France, David fait la connaissance d’un groupe alors en formation Abdou Dar French Gnawa (la Maison des Gnaouas français) dont les membres (Jérome Dru, Jean Luc Borla et Dawoud Bounabi) vont à leur tour être initiés par le Maâlem Soudani. Ainsi va naître Serafat al Khafaâ dont le deuxième album autoproduit Jouj sort ces jours-ci.
Dans sa démarche, le groupe revendique la volonté de « ne pas perturber l’intégrité de la musique des gnaouas » tout en y intégrant des instruments non traditionnels tels que batterie, basse, guitare et claviers. « On préfère parler de confluence plutôt que de fusion », précise David. Comme deux fleuves qui se rejoignent et mêlent leurs eaux ». Jérome Dru, le guitariste et arrangeur, prend pour exemple Zid L’Mal, un morceau traditionnel auquel ont été ajouté des instruments à vent et qui reprend l’extrait d’un sanctus de Requiem. « Dans ce cadre-là, les musiques ne sont pas les seules à s’unir, les spiritualités aussi ! » Hier soir, sûr que les génies et les anges ont dû bien s’amuser !
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