Dix-sept ans après ses débuts, le festival marocain a encore de belles histoires à raconter. Francis Dordor, notre envoyé spécial, nous fait le récit, jour après jour, de sa plongée dans la transe musicale et sensorielle des gnaouas, qui ont infusé l’histoire du rock, de Hendrix à Jimmy Page.
Jour 3. Des soufis et des synthés
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Dans la panoplie des courants religieux hétérodoxes que compte le Maroc, les Gnaouas sont de loin les plus en vue depuis la mise en route du festival d’Essaouira il y dix-sept ans. Pour autant, d’autres branches implantées dans le richepaysage spirituel de ce pays sont régulièrement invitées à participer à l’événement. C’est le cas des Aissaouas, une confrérie soufie née à Mekhnès au XVIe siècle dont on connaît parfois la musique et assez peu les pratiques fakiristes.
Un rituel de dévoration
Dans son essai*, René Brunet évoque les « charlataneries » dont certains membres en pleine fureur extatique peuvent se rendre coupables : « Ils se percent les bras, les mains, les joues avec des dards effilés, s’entaillent la gorge ou le ventre avec des sabres aiguisés, broient des morceaux de verre avec leurs dents, mangent des animaux venimeux et mâchent des feuilles de cactus hérissés de piquants. » Autrefois, après ce petit apéritif convivial venait le plat de résistance : la frissa. Ce rituel aujourd’hui interdit consistait à jeter un mouton d’une terrasse sur une assemblée de dévots en transe qui le mettait en pièces avant de le dévorer tout cru !
Cette pratique ne se comprend (à défaut de s’admettre) que si l’on connaît la puissance de la musique des Aissaouas – exécutée avec des gaïtas (petites musettes à 7 trous) et des percussions dont le bendir et la derbouka – capable d’opérer une telle transformation dans le psychisme des adeptes qu’ils en viennent à se prendre pour des lions ou des loups.
Hier, deux ensembles d’Aissaouas se produisaient au même moment sur deux sites différents. Faute de pouvoir jouir du don d’ubiquité ( ou d’un tapis volant), il nous fallut choisir. Après avoir passé la nuit précédente à Dar Souiri où étaient programmés les Aissaouas d’Essaouira, nous avons opté pour le Borj (bastion) où l’étaient ceux de Meknès. Situé près de Bab Marrakch (la porte de Marrakech) cette tour massive du XIXe siècle a longtemps servi de dépôt de munitions. Elle est aujourd’hui une galerie d’expositions tandis que sa terrasse accueille depuis deux ans des concerts à ciel ouvert dans un cadre assez magique.
Les Aissaouas de Meknès sont dirigés par Zacharia, un ancien ébéniste de 44 ans qui aujourd’hui se consacre exclusivement à son rôle de cheikh (directeur) au sein de cette troupe comptant vingt membres âgés entre 17 et 60 ans. Zacharia a opéré une petite révolution dans la musique de la confrérie en introduisant le synthétiseur, sans doute l’instrument le moins porteur de transe au monde ! Ce changement de climat révèle à l’évidence une volonté de commercialisation qui nuit forcément à la dimension mystico- extatique de cette musique.
Loukoumisation
Pendant la première demi-heure, nous eûmes droit à des cantiques assez mollassons tandis qu’un des condisciples coiffés d’un large chapeau conique recouvert d’animaux en peluche se livrait à quelques pitreries… Certes, nous n’étions pas venus pour dévorer à grandes dents un tartare de mouton ! Mais pas là non plus pour nous empiffrer de sucreries tant cet épisode musical s’apparentait à une en règle d’un répertoire censé inspirer la ferveur et non des louanges béates au Créateur. Bref, notre déception était telle que nous commencions à nous diriger vers la sortie lorsque abandonnant le coté kitch (et surtout le synthé !), les musiciens se mirent à se lancer dans le vif du sujet avec une série de rythmes allant crescendo qui finirent par pousser les danseurs dans leurs derniers retranchements.
La soirée s’acheva par le passage de Hassan Boussou qui depuis le décès du grand Hamida Boussou, son père, a pris en charge une troupe comptant parmi les meilleurs gnaouas du Maroc. Charismatique, doté d’une voix au grain bluesy, Hassan est une star née qu’on aimerait voir plus souvent en France. Il fut rejoint sur scène par Foulane, jeune et exceptionnel joueur de rebab (luth à deux cordes des berbères) et par le Sénégalais Meta, chanteur de The Cornerstones, groupe de reggae roots que l’on avait découvert la veille sur la plage. Cette rencontre improvisée fut sans doute l’un des moments de grâce de cette édition, un moment tout sourire. Demain en guise de clôture, celle entre le maître malien du ngoni Bassekou Kouyaté et le « rossignol » gnaoua de Rabat Hamid El Kasri, promet d’être « choukar », comme on dit dans la zone !
*Essais sur la Confrérie religieuse des Aissaouas au Maroc Afrique-Orient
(Jour 2 page suivante)
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