Dix-sept ans après ses débuts, le festival marocain a encore de belles histoires à raconter. Francis Dordor, notre envoyé spécial, nous fait le récit, jour après jour, de sa plongée dans la transe musicale et sensorielle des gnaouas, qui ont infusé l’histoire du rock, de Hendrix à Jimmy Page.
Jour 4. Griots et gnaouas
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« Le rythme est la chose la plus perceptible et la plus abstraite qui soit au monde », écrit John Miller Chernoff dans un essai, African Rhythm & African Sensibility, qui il y a une trentaine d’années poussait un certain nombre de musiciens venus du rock, Brian Eno et David Byrne en tête, à revoir leur grammaire. Assurément perceptible, le rythme devient en réalité beaucoup moins abstrait dans le contexte d’un spectacle gnaoua où le chatoyant des robes et les prouesses chorégraphiques des kouyous suppléent la dimension incantatoire et répétitive de la musique.
En guise de concert de clôture de cette 17e édition, la rencontre entre le maâlem Hamid El Kasri et le griot malien Bassekou Kouyaté avait tout pour flatter l’œil, l’oreille mais aussi pour replacer cette culture dans sa perspective historique. Rappelons que si la musique des gnaouas se compose d’éléments épars et procède du métissage – voire du syncrétisme pour ce qui concerne son aspect religieux – sa source principale se situe dans la vaste zone subsaharienne où se côtoient ethnies peuls, haoussas et bambaras.
Ngoni wah-wah
Dans la lila rituelle des gnaouas la seconde partie s’appelle Oulad Bambara (les fils de Bambara). Et inutile d’être expert musicologue pour deviner au premier coup d’œil la filiation existant entre un guembri, le luth tambour du maâlem, et un ngoni, instrument d’élection du griot. On peut ainsi parler ici d’affinité ombilicale que la prestation de Kouyaté et El Kasri sur la grand scène place Moulay Hassan s’est plu à rendre épique. Hamid El Kasri est aujourd’hui l’un des maâlems les plus « starifiés » du Maroc . On le comprend aisément en entendant son timbre de voix pur et ondoyant.
Habitué à « fusionner » avec les musiciens venus du monde entier, il a marqué l’histoire de ce festival en se produisant notamment avec Joe Zawinul ou le chanteur pachtoune Hamayun Kahn. Depuis qu’il a fondé Ngoni Ba, ensemble familial composé de la chanteuse Amy Sacko, son épouse, et de ses deux fils, Bassekou Kouyaté a su quant à lui propulser la musique des griots bambaras dans une nouvelle ère. A la fois très attaché à l’étymologie musicale de sa caste, il n’hésite plus par exemple à brancher son instrument sur une pédale wha-wha pour produire un son mutant.
Entre ces deux entités, il y eut dans la douceur du couchant d’Essaouira la reconstitution d’un tout, à l’œuvre tant pour la symbolique de l’histoire que pour ce qui relève d’un « écosystème » musical où les sonorités chaudes du guembri mêlées à celles froides et métalliques des qraqebs (crotales), vinrent à la rencontre des roucoulements frénétiques du tama (tambour d’aisselle) et des crépitements virtuoses du ngoni. Là où le plus souvent ce genre de jonction conduit à l’amputation d’une part de l’autre, celle-ci eut le mérite de préserver l’intégrité des deux ensembles pour un épanouissement total.
Enfin la reconnaissance
La fête s’est donc achevée dans la liesse par la concrétisation de cet objectif ultime que les fondateurs de cette manifestation s’étaient fixé dès sa naissance il y a dix-sept ans : installer la musique gnaouie à sa juste place dans le grand concert des cultures universelles. La parution d’une anthologie de 9 CD va très prochainement parachever ce long travail de reconnaissance. Initiée par l’association Yerma Gnaoua, elle constitue le corpus le plus exhaustif à ce jour d’un héritage que Neila Tazi Abdi, directrice du festival, entend voir rapidement reconnu par l’Unesco comme patrimoine immatériel.
Selon Ahmed Aydoun, éminent musicologue qui a contribué à la réalisation de cette anthologie, le danger immédiat est de voir l’originalité de cet art se dissoudre à grande vitesse dans le tourbillon d’une mondialisation mûe par des contraintes économiques peu soucieuses de diversité culturelle. La fonction première du festival d’Essaouira est d’apporter chaque année la preuve que la singularité d’une expression aussi marginale que celle des gnaouas peut résister, et mieux se renforcer, au contact de l’autre. Ce fut encore le cas cette année. Quant à résister à la concasseuse de la marchandisation à tout prix…
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