Le Festival de Jazz de Montréal est l’un des plus importants de l’été québécois ; on y est, on vous raconte. Jour 3.
JOUR 5
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Bon, fallait bien que ça arrive. Le FIJM continue jusqu’au 7 juillet et réserve encore de belles surprises – dont un hommage à Bob Dylan par Sophie Hunger ou un concert d’Orgone sur la grande scène – , mais nous, on s’en va ! On est rincé de toute cette bonne musique, d’être logé dans un grand hôtel au pied du site, de disposer d’un open bar à la salle de presse, de la prévenance insupportable des Montréalais… Non, il est grand temps de rentrer dans nos pénates, de retrouver la grisaille estivale de Paris et nous concernant, les biberons de 7h du mat’… Se présente donc, ici, le dernier épisode de cette grande saga.
Saga ? Habile transition pour ce qui va suivre. Car, c’est de Star Wars dont nous allons parler maintenant et tout de suite. Rien à voir avec le FIJM et encore moins avec la musique (quoi que la BO de John Williams tout de même…), on sait et on s’en fout. En ce moment et jusqu’au 16 septembre prochain, si vous passez dans le coin, filez directement sur les rives du fleuve Saint-Laurent et au Centre des sciences pour être précis. Si vous êtes un peu sensible à l’univers de George Lucas, vous allez devenir dingue : costumes originaux, accessoires de tournage, croquis d’époque, maquettes immenses, inévitables extraits de films… Vous voilà au cœur de l’exposition Star Wars : identités. Une collection d’archives assez hallucinante, un décor qui colle à merveille à la fiction, la voix de Dark Vador et le souffle de son sabre laser en fond sonore, ça, c’est pour la partie geek. Du très bon, du classique. Mais, il n’y a pas que ça et là, l’affaire prend une autre dimension. En s’appuyant sur cet imaginaire très populaire, les concepteurs de l’expo développent, en fait, un regard inédit sur toute la série. Les films ne deviennent que prétextes à une expérience plus intime. Et, au gré d’un itinéraire interactif où l’on s’amuse à créer son propre personnage de fiction, c’est toute une réflexion sur l’identité humaine qui est proposée. Des notions de sociologie, génétique ou psychologie entre deux braillements de Chewbacca, il fallait donc y penser. Ne reste plus désormais qu’à joindre nos deux mains et espérer pieusement que cette petite merveille prenne ses quartiers à Paris dans les années qui viennent.
Il y en a un – pour sûr – qui ne sera jamais du côté obscur de la force – habile transition, suite… –, c’est Marcio Faraco qui joue trois soirs de suite au Savoy. Et si les jours précédents, Moriarty était parvenu à rendre l’endroit tout ce qu’il y a de plus intimiste, on est encore un cran au-dessus avec le guitariste parigot-brésilien. Accompagné uniquement par Philippe Baden-Powell, le fils du grand compositeur et compagnon de route de Stan Getz, ce dernier distille ses mélodies avec décontraction et pas mal de classe. Est-ce en raison du festival ? Mais le duo s’autorise une lecture très jazzy de la bossa nova et sans avoir l’air de forcer le trait, fait preuve d’autant de liberté que de virtuosité. Il en est ainsi tout le long du set, qu’ils reprennent des thèmes aussi classiques que ceux de Vinicius de Moraes ou João Gilberto, jouent leur propre répertoire ou livrent une très belle version de À quoi ça sert l’amour d’Édith Piaf. Chose rare, l’homme sait faire swinguer le français. Le public québécois – qui, non, n’est pas responsable du succès de Natasha St-Pier ou de Garou – apprécie la performance à sa juste valeur, et accompagne même la fin de la chanson en fredonnant. Belle communion. Marcio Faraco se montre un hôte des plus attentionnés, jamais avare d’anecdotes. On apprend ainsi, et dans l’ordre, que son disque en vente au festival est “le moins cher de tous”, que les compos de bossa débutent toutes de la même manière et qu’il n’a “jamais bu autant de vin de sa vie” que lors d’une soirée épique avec Claude Nougaro. En parlant de ça, le voilà qui s’absente de longues minutes afin, dit-t-il, de laisser les gens boire un coup… On en profite alors pour s’éclipser, quitter la pénombre du club et partir au Mali.
Scène Bell, derniers rayons de soleil, blues enivrant. Calebasse, sokou, deux guitares, il n’en faut pas plus pour invoquer aussi bien le rock touareg, que la musique mandingue ou celle du Mississippi. Sidi Touré, l’ex-leader des Shongaï Stars et auteur du récent “Koïma”, imprime à l’ensemble un rythme effréné, clairement irrésistible. Ça et là, dans le public, des spectateurs dansent bras levés, tête en arrière, yeux fermés. À les voir, on se dit qu’une petite transe perso, ça a toujours du bon. Dans la même veine, quoi qu’un tantinet plus bruyant, il est probable que les mêmes se démèneront, deux heures plus tard, au son de la fanfare de Grubb. Grubb, pour Gypsy Roma Urban Balkan Beats, une comédie musicale déjà à l’affiche l’année dernière. Plébiscité par les médias locaux, ce spectacle met en scène de jeunes artistes roms, originaires de Belgrade et abat un par un, avec pas mal d’humour, tous les clichés éculés sur leur communauté. On pourrait s’arrêter là mais grand classique depuis le début du festival : chaque soir, juste après leur représentation au théâtre du Nouveau Monde, les voilà qui descendent dans la rue. Et la petite troupe de faire vibrer trompettes, clarinettes et autres trombones, tel un remake de “Chat noir, chat blanc”. Succès garanti.
(Photo Frédérique Ménard-Aubin)
Enfin, car oui, on s’approche doucement de l’épilogue. Quoi de mieux que Miles Davis pour parachever ces cinq jours d’opulence ? En hommage au grand patron, six de ses anciens compagnons de scène ont donc investi le festival avec leur spectacle Miles Smiles, référence à un album de 1967, réputé être l’un de ses meilleurs en quintet. Sur scène, c’est bien un super groupe qui fait face au public : le guitariste Larry Coryell, le bassiste Darryl Jones qui accompagne d’habitude les Stones sur les tournées, le batteur Omar Hakim, l’organiste Joey DeFrancesco, le saxophoniste Bill Evans et enfin, le trompettiste Wallace Roney. Six électrons libres toujours au bord de la rupture et qui, au lieu d’embrasser vainement l’immense discographie de Miles, vont se jeter à corps perdu dans sa période électrique. Le tout, histoire de ne pas insulter la mémoire du bonhomme, en prenant largement leurs aises, en multipliant les solos démesurés sans se soucier d’une quelconque cohésion. Cet exercice de fort à bras aurait pu être totalement imbitable, ce ne fut pas le cas. Un grand n’importe quoi plein de sens– du moins si l’on veut bien se souvenir que Miles Davis exécrait par-dessus tout le conformisme –, et la quintessence de ce qu’on appelle avoir du groove. Inutile d’en dire davantage. Cette fois, c’est sûr, on peut rentrer.
JOUR 4
Aujourd’hui, les drapeaux sont de sortie. Une multitude de feuilles d’érable en format miniature. Dans les mains, les sacs, les poches de jeans ou les cheveux. Une effusion patriotique à peine troublée par quelques banderoles et coup de klaxons euphoriques des Espagnols du cru, Montréalais certes, mais champions d’Europe aussi. Dimanche 1er juillet, c’était donc la fête nationale au Canada et du côté du FIJM, le quatrième jour de réjouissance. Et encore une fois – ok, ça devient redondant –, on s’est gavé. Pas d’aimable préambule ce soir, mais du costaud d’emblée : le Stanley Clarke Band. Point final d’une série qui a vu le contrebassiste et bassiste américain jouer, soir après soir, avec la pianiste d’origine japonaise Hiromi, la formation du Harlem String Quartet et ses compères, Marcus Miller et Victor Wooten, au sein du SMV.
Bref, l’édition 2012, c’est un peu sa fête. Ce qui tombe bien, puisque le bonhomme a soufflé ses 61 bougies la veille. À peine arrivé sur scène, il s’amuse d’ailleurs à le rappeler, le regard appuyé en direction des “jeunots” qui l’accompagnent depuis deux ans : le pianiste, Ruslan Sirota, le batteur Ronald Bruner Jr et le guitariste, Charles Altura. Que des trentenaires, que des pointures ! “Ces mecs sont pas mauvais, non ?”, rigole le patriarche 25 minutes plus tard – le temps du premier morceau – en réaction à un public déjà debout. À l’instar d’un Wayne Shorter deux jours auparavant, Clarke a, il est vrai, cette faculté à faire bien jouer les autres. Montées et descentes assez vertigineuses, solos rageurs, morceaux sans cesse étirés, le combo offre alors au public du théâtre Jean-Duceppe une démonstration de haut vol. Amateurs de cool, passez gentiment votre chemin, ici, ça jazze sévère. Aussi chahuteuse que ce quartet de furieux, l’assistance, elle, ne peut s’empêcher d’applaudir à chaque fin de chorus ou de gueuler hystérique à la moindre envolée. Même les photographes s’y mettent. Assis dans les escaliers, l’un d’eux nous montre, hilare, ses photos de Stanley Clarke prises dans les loges avant l’entrée sur scène. “Il m’a fait entrer, tu te rends compte, mec ? Putain, j’en étais malade !” Pied battant constamment la mesure, reprenant thèmes classiques ou récentes compositions, le contrebassiste prend un plaisir monstre, autant quand il frôle les cordes, que quand il les violente ou les cajole. “Un son unique !”, dixit notre ami photographe. C’est probable, nous on se dit juste qu’on vient d’assister, pour le moment, au meilleur concert de “notre” festival. Ce soir, on n’était pas loin de la transe, ce que les amateurs de flamenco appelle le “duende”…
Bon, on respire un grand coup, juste le temps de constater que Moriarty, cette fois en extérieur, fait parvis comble sur la scène Rio Tinto Alcan (un énorme groupe minier au cas où vous vous poseriez la question, sponsor oblige…) Direction une autre scène, celle de Bell cette fois (de la téléphonie pour la peine), où le rappeur Boogat se produit, pour la deuxième année consécutive. De père paraguayen, de mère mexicaine, le gaillard est un pur produit de la scène underground montréalaise. En atteste sa fan base imposante, un public qui reprend, à chaque titre, la plupart des refrains. La formule en live est rôdée, fonctionne à plein régime. Ghislain Poirier de Ninja Tune à la programmation, Kiko Osorio aux timbales, Ray Olivera à la trompette et Sergio Barrenechea aux congas, Boogat a su bien s’entourer. Et, au contraire de nombre de MC français, il parvient à insuffler, en live, un réel groove à ses titres… Du hip-hop vraiment bien foutu, où cumbia, dancehall et salsa s’entrechoquent crânement, c’est donc dans la Belle Province que ça se passe. Fallait le deviner. Deux heures plus tard, à l’invitation du collectif “latino-québécois-haïtien” Heavy Soundz, on retrouve encore Boogat micro en main au club Savoy. Là, les freestyles se font sur des reprises salsa de Willie Colón ou de Cheo Feliciano. Bonheur.
Du baume au cœur, car auparavant, on s’est rendu au club Soda. Scène à peine éclairée, batteur qui prend un malin plaisir à balancer des breaks à contretemps, lignes de basse étouffées et un “I’m black, I’m proud” qui résonne de manière sépulcrale, bienvenue dans l’univers merveilleux de Me’shell Ndegeocello. Une atmosphère métallique un tantinet oppressante. La bassiste et chanteuse de Washington n’est pas connue pour caresser son auditoire dans le sens du poil. Et si son neuvième album “Weather” est plus pop, en live, son répertoire n’a rien d’une ballade apaisée. En tunique noire, avec pour seule originalité le port de lunettes rouges vifs, l’artiste triture ses compositions, bouscule le cadre trop rigide de l’enregistrement studio et donne l’impression de construire chacune de ses pièces sur l’instant. Une prise de risque pas exempte de tâtonnements mais qui donne une sacrée dimension à l’ensemble. On est autant dans l’insaisissable que dans frontal. Rares sont, ainsi, les occasions de déceler dans un même titre et de façon aussi cash, les influences de Blondie, The Cure, Bjork et Bootsy Collins…
Mais dans l’abrupt, le franc du collier, on a quand même réussi à trouver mieux. En beaucoup moins cérébral pour la peine : Fishbone, le band de LA et son “ska-punk-funk” complètement barré. Ces mecs, attifés n’importe comment et aux coupes de cheveux improbables, jouent vite et très fort. On aime ou pas, peu importe. La longévité, à ce niveau-là, ça se respecte. Trente ans que ces mecs slamment à tout va, insultent les mères de famille et se touchent l’entrejambe, c’est beau…
JOUR 3
Fendant la foule, on les aperçoit aussi bien sur le parvis en face de la grande scène que dans les avenues adjacentes, près de l’entrée des autres salles. En moyenne, pas moins de quinze bières parfaitement alignées sur un casier en métal, le tout porté à même la tête. Au dos de leurs t-shirts, en lettres blanches et fines, est écrit : “L’équipe des services alimentaires du festival”. Une fois avoir vu ça, comment ne pas éprouver cette affection irrépressible pour l’événement ? Et au vu de la soirée, cela ne va pas s’arranger…
18H00 pile, comme tous les soirs, s’ouvre la série de concerts. Nous concernant, une mise en route pépère au club de l’Astral, avec le Joe Sullivan Sextet, accompagné pour l’occasion par le guitariste Lorne Lofsky. Que des mecs du coin, paraît-il, de solides gaillards, un combo expérimenté. Dans le public, des tables bien fournies en alcool et autres spiritueux, sur la scène, des musiciens très appliqués, les yeux rivés sur leurs partitions. Car le Joe Sullivan en question est, comme l’annonce le programme du festival, à la fois “trompettiste, compositeur, professeur et chef d’orchestre”. Signes de tête à l’un ou l’autre, petits recadrages entre les morceaux, le bonhomme fait honneur à sa réputation. Mélodieux, riche en harmonies, le rendu final, lui, vous chatouille les tympans. Pas du brutal, mais du old school qui s’assume. Et pour s’échauffer, ce n’est pas plus mal.
Surtout au regard de ce qui suit, l’inverse en fait. Riffs fiévreux, voix d’outre tombe, la musique de Jamiah “On Fire” Rogers fige littéralement le public de la scène du Loto-Québec. Comme pour se mettre au diapason, un ciel gris métal menaçant et quelques grosses gouttes éparses. Pas de quoi s’alarmer pour autant. En face, le phénomène est en action, déroule un set impeccable, fait ce qu’il veut de sa guitare. Le genre de son qui vous assèche la gorge et prend aux tripes en deux accords. Du blues quoi, cette musique de vieux briscard. Ultime précision, le Chicagoan n’a que 17 ans, son batteur 13 et le bassiste, 11. Et croyez-nous, ces trois-là n’ont rien d’un phénomène de foire. Qu’ils reprennent Buddy Guy, Jimi Hendrix ou leurs propres compositions, le résultat est bluffant.
Bluffé, on l’a été aussi avec Tangerine Dream. Voire un tantinet interdit. Un spectacle annoncé, il est vrai, comme un réel événement. Figure émérite de rock progressif et pionnier de la musique électronique, le collectif allemand à géométrie variable a, excusez du peu, quarante-cinq ans d’existence. Cela vous pose là. Alors que le speaker fait enfin son annonce, les travées de la salle Wilfrid Pelletier montrent une certaine fébrilité. Impression d’autant plus palpable lorsque le public est plongé, une bonne trentaine de secondes, dans l’obscurité. Joli effet de manche, facétie judicieuse, la seule en fait avant que ne montent les premières nappes de synthé. Car, pour le reste et comme le veut la coutume, le musicien électronique est taiseux. Et c’est donc, sans un mot, que le collectif, vêtu tout de noir, entame un répertoire assez crépusculaire. Des sons d’orgues à la Blade Runner, un travail de mise en lumière qui joue sur les nuances de bleu, des projections vidéo fantomatiques, le tout dans une enceinte dont l’architecture a des faux airs de Star Wars, on pourrait se prendre au jeu. Mais, ça coince. Trop d’emphase, de rythmiques rigides, de parties de guitare et violon électriques peu convaincantes, on se faufile vers la sortie en se disant que tout ce barnum a pris un solide coup de vieux…
“Y’a t-il des bassistes dans la salle ?”. La réponse à cette question posée par André Ménard, le directeur artistique du festival, ne se fait pas attendre. Clameur euphorique et une myriade de mains qui se lèvent, on est dans la dévotion la plus totale. Logique au demeurant, c’est la sainte trinité de la quatre cordes qui s’apprête à monter sur scène : SMV, soit les deux darons Stanley Clarke et Marcus Miller, accompagnés par un jeune chien fou, Victor Wooten. Casquette américaine pour l’un, inévitable chapeau à bords relevés pour le second, bonnet rasta pour le dernier, nos trois solistes se pointent hilares devant leurs ouailles. Et entament, sans le moindre préambule, un dialogue proprement hallucinant, ponctué de solos frénétiques et porté par un groove haletant. Désolé pour cet élan soudain de flagornerie, mais là franchement…
Que dire, alors, du reste ? Ici, on va faire court et mettre carte de presse sur table. Oublier ainsi toutes velléités d’objectivité. Puisque la soirée se termine au club Soda avec Céu, “La” chanteuse brésilienne du moment. Et, tout à notre enthousiasme, on est même pas loin de retirer “brésilienne” de la phrase. Au vu de ses trois premiers albums, le vaste pays auriverde est décidément bien trop étroit. Samba, hip-hop, dub, reggae, folk, la Paulista sublime tout ça et de la plus belle des manières. En prenant toutes les libertés. Un show parfaitement rôdé, mais assez éloigné du répertoire original pour rendre cette heure et demie passée avec elle assez mémorable. Six après son dernier passage, Céu vient de frapper un grand coup. À deux cents mètres de là, au même moment, Lila Downs embrase, elle, le Métropolis. Mais on ne peut pas être partout, encore et toujours. Brésil 1 Mexique 0. Jusqu’à la prochaine fois…
JOUR 2
Ils sont là, tous les deux, au coin de la rue Sainte-Catherine et du boulevard Saint-Laurent. À faire entendre leurs comptines folk. Elle au chant, lui à la guitare. À leurs pieds, un chapeau pour les pièces et une pancarte “For notre Honeymoon”. Pas loin, les vendeurs de tickets à la sauvette et les rappeurs du cru aux poches remplies de CD s’activent aussi sur le pavé. Il est 18H00 et des brouettes au cœur du quartier des spectacles et c’est le moment crucial de la journée, le grand rush. La ville déboule par grappes, massive. C’est la sortie du boulot et la deuxième journée du festival peut réellement commencer. Et, à observer cette foule disparate converger vers le centre des opérations, on se dit que l’on tient là la réussite d’un événement : casquettes, shorts et poussettes d’un côté, tenues de soirée de l’autre, Patrizio en extérieur pour les uns, Melody Gardot ou Wayne Shorter à la Place des Arts pour les autres. Là-dessus, on pourrait ergoter, se pincer le nez devant les chansons un tantinet sirupeuses du crooner italien… eh bien, non. Avec ses stands de hot dogs, ses ateliers de maquillage pour enfants et ses spectacles de rue, le festival acquiert cette dimension populaire indéniable, ce lien de proximité entretenu avec le grand public qui, selon toute vraisemblance, n’a jamais entendu une seule note de hard bop ou de free jazz.
Rasséréné par cette touchante pensée, on se dirige, le cœur léger, en direction du Savoy, cette petite salle nichée en haut du Métropolis. À l’intérieur, une scène minuscule presqu’à même le sol, des tableaux kitsch au mur et des lustres en faux cristal, un décor à mi-chemin entre le saloon et le cabaret. Moriarty se charge de faire vivre le lieu deux soirs de suite et l’on se dit que le groupe ne pouvait pas trouver meilleur endroit. Vu de France, cela ressemble même à une aubaine, car même si ces derniers privilégient encore les salles à taille humaine, il est rare désormais de les entendre dans un club. Après avoir enjoint au public un peu timide de les entourer, le sextet parisien a su sans mal envoûter l’assistance. Piochant, ici et là, dans les deux albums, leur “folk-rock-blues onirique” se porte toujours aussi bien en live. Interludes truculentes, une Rosemary toujours saisissante et des musiciens “qui kiffent salement”, ce qui s’appelle jouer sur du velours.
Nous les quittons à regret, le marathon de concerts ne fait que commencer et l’on part butiner à l’Astral, le club de la Maison du Festival. Le saxophoniste Pierrick Pédron y est attendu. Dix minutes de marche tout au plus, sous une chaleur encore bien étouffante pour un début de soirée. À l’intérieur, ça enquille des pichets de sangria et s’échauffe gentiment l’esprit. Bien leur en a pris, car le saxophoniste rentre directement dans le vif du sujet. Pas de round d’observation avec le Breton. Accompagné d’un trio au jeu nerveux (basse-batterie-piano/rhodes), entre rock et bop, le voilà qui joue sur les ruptures de rythmes et de tons avec une sacrée intensité. Les amateurs de vins et d’agrumes, eux, sont aux anges et grognent de plaisir à chaque envolée. Bon, là encore, juste le temps de se faire une vague – et belle – idée de la prestation. À peine vingt minutes en tout et pour tout, car il faut y aller.
Rendez-vous est pris avec une légende. Monsieur Wayne Shorter s’il vous plaît, 78 ans au compteur, fondateur du groupe mythique Weather Report, ancien compagnon de route d’Art Blakey et de Miles Davis… N’en jetez plus. Le bonhomme fait partie de ces artistes dont on aime dire “Je l’ai vu, j’y étais”. Le grand moment a pour cadre le Théâtre de la Maisonneuve, une salle à la déco 70’s, très Maison des Arts et de la Culture. Comme prévu, c’est magnifique, le saxophoniste étire le temps à sa guise, multiplie thèmes et improvisations avec une agilité déconcertante. Loin de tout refrains accrocheurs, mais toujours accessible. Le son est ample et puissant, l’acoustique – une nouvelle fois – parfaite. Le vénérable maître ne se met jamais trop en avant. Le coude posé nonchalamment sur le piano, il écoute, patient et taquin, ses trois acolytes s’escrimer en toute liberté avant de reprendre, à de rares moments, vraiment le dessus. Toujours à bon escient. Et alors que l’on file pour notre dernier live de la soirée, on se dit que ça doit être ça, ce qu’on appelle la marque des grands.
Dans la série “Que sont-ils devenus ?”, permettez-moi de vous présenter Johnny Clegg au club Soda. Là-bas, on y retrouve un éminent confrère arrivé de Paris dans l’après-midi. L’opportunité de s’enquérir des deux gros concerts manqués de la soirée (pas le don d’ubiquité, désolé…) : Melody Gardot et Ezperanza Spalding. La fatigue due au décalage horaire aidant, ce dernier n’y va pas par quatre chemins. Résultat, un lapidaire “chiant et ampoulé” pour la première, mais un bon point pour la seconde. “Très groove, beaucoup de cuivres”, lâche-t-il. Pour le reste, on ne l’entendra plus, si ce n’est quelques soupirs exaspérés. On peut difficilement lui en vouloir. Car, à quelques mètres de là, le zoulou blanc, aujourd’hui un peu bedonnant, s’enferre dans un répertoire qui n’a pas varié d’un iota depuis trente ans. Claviers, guitare, sax, harmonies pop, bienvenue dans les années 80 ! Dans le public, l’ambiance est à son paroxysme. Bah nous, on est allé se coucher…
JOUR 1
C’est simple, dans le genre, il paraît qu’on ne fait pas plus grand. Et ça, les Montréalais aiment à le rappeler. Et, comme l’autochtone n’est pas réputé pour être un vantard, on veut bien le croire. Le fait est, sur le papier, le Festival International de Jazz de Montréal donne le tournis : près de 800 concerts en 10 jours dont les deux tiers sont gratuits, vingt-cinq scènes, pas moins de 2 millions de visiteurs attendus…
Vu comme ça, ça sent un peu la grosse machine , la foule protubérante, la mauvaise saucisse, la bière éventée et les concerts auquel on assiste en tendant l’oreille sur la pointe des pieds. Et bien, pas vraiment. A l’instar de la révolte étudiante qui secoue actuellement la ville, il est même difficile d’envisager organisation plus cool. Un tour de force dû en grande en partie à cet emplacement assez unique au monde. Imaginez, deux blocs fermés à la circulation, un quartier entier du centre-ville, truffé de salles de concerts et de scènes extérieures, entièrement dévoué à l’événement.
Le tout, avec en guise d’agents de sécurité, pas de gros bras mais de simples étudiants – encore eux – tout sourire. Anecdotique peut-être, mais révélateur de l’état d’esprit ambiant. Bref, au milieu de tous ces gratte-ciels et vieux immeubles industriels, paysage urbain très nord-américain, n’importe quel Parisien, à peine débarqué ici, ne peut qu’écarquiller les yeux, incrédule. Et saliver à la vue de la programmation pléthorique. En toute logique vu le caractère populaire de la fête, et n’en déplaise aux ayatollahs de la note bleue, le festival tape aussi bien dans la sélection jazz pointue que dans une offre beaucoup plus mainstream : en gros de Wayne Shorter à Ron Carter ou Marcus Miller, en passant par Johnny Clegg, Norah Jones ou Liza Minnelli.
La veille, c’est Janelle Monaé qui assurait, dans le vieux théâtre du Métropolis, la “préouverture” du festival. Un mot pas très joli, mais une bonne idée, surtout si l’on se souvient que, l’année dernière, c’était Prince à la place. Soyons magnanime, la comparaison s’arrête là. Rayon funk, qui pour rivaliser sur scène avec le kid de Minneapolis ? Tout simplement personne. Et puis, la protégée de Big Boi a, comme on aime dire ici, “fait le job” : salle comble, public ravi, zéro temps mort.… Le fait est, la machine est sacrément huilée, un peu trop même. Il est ainsi toujours un peu déconcertant d’observer, dès la première chanson, le guitariste faire des grands moulinets frénétiques ou de l’autre côté de la scène, son alter-ego au clavier d’ores et déjà en transe. Trop d’enthousiasme pour être honnête. Trop d’énergie aussi, du moins dans la première partie du show. Le band qui entoure la chanteuse originaire de Kansas City est imposant – trio de cordes, basse, batterie, congas, guitare, cuivres, keyboard et choristes. Or, tout ce petit monde a décidé de jouer en même temps : un parti pris un peu indigeste, mais pas au point de gâcher la soirée. Car, en meneuse de revue, Janelle Monaé, aussi à l’aise au chant qu’à la danse, connaît son affaire. Cold War, Tightrope ou la nouvelle chanson Electric Lady sauvent sans mal le show, les quelques reprises entendues – dont Take Me With U de Prince, et I Want You Back des Jackson Five – aussi.
Jeudi 28 juin, place désormais aux choses sérieuses. Première bonne nouvelle, capricieux jusque-là, le temps semble de la partie. En conférence de presse, à la mi-journée, Rufus Wainwright souffle un bon coup et remercie, dans un rire un peu nerveux, “dame nature”. A 21H00 pétante, c’est à lui que revient la charge d’ouvrir, pour de vrai cette fois, la 33e édition du FIJM, une grande messe sur la Place des Festivals devant pas moins de 100000 personnes. Et l’enfant du pays, qui vit désormais à New York, se sait attendu. “Ce genre de concert en extérieur, c’est soit un gros plaisir, soit l’horreur”, argue-t-il.
Bien plus tard, à voir l’icône pop se démener pendant plus de deux heures, dans son costume moulant rouge à paillettes, devant un parvis totalement acquis, on se dit qu’il ne regrette pas la prise de risque. Même si son répertoire, le plus souvent intimiste, peine un peu dans une telle configuration, la puissance orchestrale de l’ensemble comme l’émotion qui se dégage de son interprétation ont bien assuré l’essentiel. Un concert sans heurts donc, si ce n’est la procession de manifestants étudiants (après promis, je ne parle plus d’eux…), venue avec pancartes et slogans, rappeler tout l’affection qu’il porte au Premier Ministre québécois actuel, Jean Charest. Et ce, sous les vivas de la foule…
Pour le reste, que faut-il retenir de cette première journée ? Le plus beau pour commencer : l’accordéoniste Richard Galliano, entouré d’une formation classique de cordes. En tête d’affiche de la Maison symphonique de Montréal, salle inédite dans l’histoire du festival puisqu’inaugurée en septembre dernier, ce dernier a rappelé qu’il était probablement l’un des plus grands musiciens actuels. Son récital s’appelle From Bach To Piazzolla. Du génie de la musique classique à celui du tango, il faut oser un récital qui n’autorise que l’excellence. Chose presque facile pour ce grand bonhomme.
Dans la même rue, un peu avant, il y avait aussi ce concert de vieux loup donné par le guitariste américain Bill Frisell, auteur d’un album récent en hommage à John Lennon. Murs en briques, public sagement assis, acoustique feutrée, le club Soda porte bien son nom. L’endroit idoine pour ce dernier qui déroule, sans esbroufe, ses longues parties instrumentales. Ici, reconnaissons-le, on était un peu sceptique. L’exercice de style, il est vrai, est loin d’être évident et les écueils connus : au choix, musique d’ascenseur horripilante ou incompréhensible leçon de virtuosité. Et bien, on a remballé nos petits préjugés. Diversité des textures sonores, digressions bien senties et complicité entre les différents musiciens sur scène laissaient peu de place à la raillerie.
Autre bonne surprise, la prestation au Métropolis de Ziggy Marley. Si ce dernier, à l’inverse de son frère Damian, n’étonne plus sur disque depuis un bout de temps, son reggae de facture classique s’impose sans mal en live. Un peu trop de claviers peut-être, mais une section rythmique qui fait office de rouleau compresseur. Une fois encore dubitatif, le propre du journaliste blasé qui ne paie pas sa place, on s’est mis alors très vite à sautiller comme tout le monde, bras levé et avec à la bouche, pleins de mots comme Revolution, Power To The People ou Freedom. C’est moche…
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