Sur la scène mythique de l’Hollywood Bowl, Kanye West a dévoilé Nebuchadnezzar, son opéra biblique sur la rédemption par la foi. Quasiment absent de la scène, le chanteur y chante néanmoins de nouveaux morceaux sublimes, illustrés par les éblouissantes fresques humaines de Vanessa Beecroft.
Depuis la sortie de Jesus is King, à chaque semaine sa surprise : après une série de messes dominicales, les fameux Sunday Services, dans divers lieux (un stade à Inglewood, une prison à Houston, une mega-church a Lakewood…), Kanye West annonça mercredi dernier qu’il allait présenter son premier opéra… ce dimanche. Qui d’autre que Ye peut se permettre de remplir l’Hollywood Bowl, la plus mythique des scènes de Los Angeles, en quelques jours ? Teasé dans l’interview avec Zane Lowe, mais préparé sans doute depuis des mois, Nebuchadnezzar fit donc sa première, et pour l’instant unique date, ce 24 novembre, dans l’amphithéâtre en plein air niché sur les collines d’Hollywood, devant quelque 17000 chanceux — et pour tous les autres, Tidal retransmettait. Ce fut bref (une petite heure), souvent épique, parfois étrange, et jamais décevant — à condition de savoir un minimum où l’on mettait les pieds.
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Kanye se projette dans un personnage biblique
Nebuchadnezzar II (Nabuchodonosor II en français), était un puissant roi de Babylone, entre 605 et 562 av. J.-C., qui a déjà donné lieu à un fameux opéra, de Verdi, Nabucco (et au vaisseau de Morpheus dans Matrix, mais ça n’a rien à voir). Militaire impitoyable, il est notamment connu pour avoir soumis le royaume de Juda, assiégé sa capitale Jérusalem, brûlé son temple, et déporté ses notables. Ça, c’est l’Histoire. La légende, elle, est racontée dans le Livre de Daniel, du nom d’un des jeunes juifs fait prisonnier, et gardé auprès du roi du fait de sa clairvoyance. Or celui-ci va peu à peu convertir le souverain à son dieu, le faisant basculer de la vénalité à la dévotion, de la brutalité à la sagesse. Ou, selon les mots de Kanye (dans le communiqué de presse), « le faire passer de chef autodéclaré, malfaisant et arrogant à authentique croyant, qui trouve le salut dans la foi ». On s’en doute : Nabuchodonosor, c’est lui.
Une narration incompréhensible
Mégalo, le show l’est forcément, mais d’une façon surprenante, qui change de l’habituel ego trip westien : c’est par le retrait, par l’absence, que Kanye manifeste ici sa présence. Jamais en effet, sauf à la toute fin pour saluer, il n’apparaît sur scène. Sa voix en revanche se fait entendre durant une bonne partie de l’opéra — opéra qui n’en est du coup pas vraiment un, puisque l’essentiel de la narration est pris en charge par ce sermon en voix off, qui consiste en la lecture d’extraits du Livre de Daniel par le rappeur-prêcheur. Et disons-le : c’est le principal point faible de l’œuvre. Car à moins d’être familier avec l’Ancien Testament, de surcroît en anglais littéraire classique (avec des art, des thou et des thee, pour ceux qui veulent s’amuser, il est ici), il est difficile de comprendre l’histoire. Et l’on se dit qu’une adaptation n’aurait pas été superflue. Mais New Born Kanye, tout à son amour des textes sacrés, en a décidé autrement.
De nouveaux morceaux live à couper le souffle
Est-ce toutefois si grave ? En réalité, à part quelques dévots capables d’apprécier les subtilités bibliques, personne n’est venu là pour le prêche, mais pour la musique et le spectacle. Et de ce point de vue, Nebuchadnezzar est une réussite. Les morceaux, une quinzaine (Ye en a publié la liste sur son twitter), sont pour la plupart inédits ; on ne reconnaît que Say You Will et surtout Wolves. Et s’il est difficile de prédire comment ils passeraient l’épreuve de l’enregistrement — Jesus is King étant déjà notoirement plus fort en live qu’en streaming —, ils sont en l’état d’une beauté à couper le souffle. Jouée par le groupe Sunday Service, aidé de Peter Collin’s et son Infinity’s Song, la partition est vibrante et cristalline, menée par des chœurs, un orgue et un orchestre classique où qui donnent à chaque chanson des allures de gospel épique et futuriste. Même quand ça frise l’enflure, il y a toujours un détail d’interprétation ou un virage inattendu pour donner à l’ensemble des ailes.
Fresque humaine
Visuellement, le show est dans la lignée du travail conjoint de Kanye et Vanessa Beecroft depuis dix ans (le court-métrage et le clip de Runaway, les différents défilés Yeezy, les happenings…). L’artiste et metteur en scène d’origine italienne compose là ses habituelles fresques humaines, compensant son minimalisme proverbial par un effet de masse des plus impressionnants. Sur scène, autour d’un podium en forme de fer à cheval, une centaine de choristes s’enroulent, une quinzaine de musiciens s’affairant sur chaque côté. La plupart ont la peau noire ; tous sont habillés de tuniques beiges ; certains portent des masques dorés. Devant, disposés sous un gigantesque plafonnier utérin, des figurants jouent diverses scènes bibliques (un banquet, l’adoration d’une statue dorée, l’abattage d’un arbre…), tandis que le Roi Neb’, joué par Sheck Wes et seul vêtu de violet, s’agite, rampe et grogne comme un possédé (dans un esprit très Yeezus).
On ne comprend pas toujours ce qui se passe — surtout que, de façon incompréhensible, les écrans géants sont éteints —, mais c’est éblouissant, bien que l’immensité du Hollywood Bowl et la fraîcheur de l’air (et il faut bien le dire, le caractère parfois abscons du texte) limitent l’entrain du public. Ce n’est qu’à la toute fin, lorsqu’à la fin des centaines de jeunes, eux aussi en robe de bure beige, passent dans les travées pour joindre leurs bras levés à ceux des spectateurs, qu’un début de communion s’enclenche, nous laissant partir sur cette belle impression. Avec une question en tête : quelle sera la prochaine surprise de NebuKanye ?
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