Bordeaux, place forte du rock français depuis vingt ans, semblait moribond depuis la démission d’une génération. Mais derrière l’intransigeance de la locomotive Noir Désir, c’est toute une scène admirablement organisée qui grouille, de la pop pintée à l’électronique de pointe.
A peine entré sur le pont d’Aquitaine et Bordeaux sent déjà le rock. Un peu comme tous ces ports de l’Atlantique où on observe les Etats-Unis à la jumelle Le Havre, Brest… Le rock a posé ses valises sur les quais bordelais alors qu’il n’était qu’un gamin, en 1962, lorsqu’une des toutes premières usines de fabrication de vinyles s’installa à quelques kilomètres du coeur d’Aquitaine pour alimenter les électrophones. Depuis, Bordeaux est devenu l’un des seuls arrêts obligatoires dans les tournées mondiales. De Clash à Marley, de REM à Palace, le public d’ici a tout vu et tout entendu avec une curiosité renouvelée et intacte depuis trente ans (rien d’étonnant donc à ce qu’en 1977, le premier festival punk français voie le jour à quelques encablures de là, à Mont-de-Marsan). Francis pourrait en parler des heures ; lui, la mémoire vivante du rock à Bordeaux, n’a pas dû manquer un seul des bons concerts des vingt-cinq dernières années. Quand il a secoué les puces des tauliers du Jimmy, endormis dans le ronron jazz-bar pépère, en poussant les tables pour faire du lieu un creuset rock, il a changé la donne de la ville et ouvert une scène aujourd’hui devenue mythique, où l’essentiel du rock a étalonné ses refrains. C’est là, dans cette petite rue proche de la barrière d’Ornano, qu’il a établi le centre musical névralgique de Bordeaux avant de transformer une à une les différentes salles de la ville (le Luxor, le Dorémi…) en terre d’accueil des groupes. Véritable berceau, c’est au Jimmy que le baby-boom rock bordelais a accompli ses premiers pas durant cette poignée d’années glorieuses (entre 1976 et 1984) où Bordeaux affichait l’insolence nue des cités excitées par une montée de sève collective : Kick tout juste remis de sa Strychnine fulgurante, triturant ses pulsions à la tenaille ; les Standards et leurs histoires de Lavomatic taillées à la serpe dans le bois du meilleur Television ; les Stilletos, hobos chasseurs de rhythm’n’blues à la conquête de l’Ouest ; les théories existentialistes de Camera Silens sur fond de punk-rock au mastic ; les Stagiaires, devenus spécialistes de la géométrie variable pour une déconnade salutaire, un brin new-wave et bordélique mais dont les ricaneries potaches provoquaient de l’urticaire chez les intégristes de la chapelle rock. Un vrai tremblement de terre local consigné dans un document aussi culte que l’atmosphère y était glauque’n’roll, cette émission sur le rock à Bordeaux menée par Les Enfants du rock en 83 dans laquelle les lycées de la ville grouillaient de guitares. C’est là qu’on entendit parler, pour la première fois, le jeune Bertrand Cantat emmenant déjà le chant de Noir Désir. Dans un coin, Kid Pharaon exécutait une version proto-punk de Week-end à Zuydcote avec son premier groupe, Les Exemples, et Gamine débroussaillait une pop prometteuse sur une scène improvisée. Une génération miraculeuse, convertie au do it yourself et structurée comme l’underground américain, enregistrant au studio du Châlet dans les vignes de l’entre-deux mers, produisant ses disques sur les labels locaux (Fu Manchu et bien d’autres), et qui installera définitivement Bordeaux dans les petits papiers de l’histoire du rock en France et obligera les politiques à composer généreusement avec les guitares électriques, ne serait-ce que par électoralisme.
Il y a cinq ans, Francis n’avait pas la banane. Bordeaux crevait sous l’ennui et l’air colportait une sale odeur de fin de règne. Soudain, le rock dans la ville s’était mis à emboîter le pas de Chaban-Delmas, une génération d’activistes s’épuisait lentement et comptait ses victimes. Gamine avait perdu ses illusions, les Straw Dogs ou Mush pensaient à un autre avenir et Kid Pharaon avait perdu l’envie de faire des disques. Ainsi parle ce dernier, que l’on vient de sortir de sa retraite anticipée. « En 89, j’avais déjà quitté Bordeaux pour vivre à la campagne. Lorsque j’ai arrêté, tout s’est fait naturellement loin des clichés habituels aux séparations dans les groupes de rock. J’avais envie de voir d’autres choses. J’avais vécu de belles heures, travaillé en studio comme producteur, fait des disques que j’aimais, avec des amis de toujours, mon parcours devait s’arrêter là. Je n’avais pas l’ambition de continuer. » Seul, Noir Désir restait le dernier baobab de cette pépinière de groupes nés avec les années 80. Il y a cinq ans, tout aurait donc pu basculer et Bordeaux aurait pu s’endormir sur son passé glorieux, hautaine comme une vieille fille bourgeoise qui se remémore à l’envi ses exploits de jeunesse. Pourtant dans les arrière-cours du coeur de la cité, le bourdon est en train de renaître. Depuis deux ans déjà, les missionnaires du label Vicious Circle mettent à profit les années de travail de défrichage menées avec leur fanzine Abus Dangereux pour ranimer la flamme sur le front du rock. Avec des bouts de ficelle, sans espérer un jour pouvoir vivre de leurs choix artistiques, par pure conviction. « Au départ, notre idée était de créer un relai local pour permettre aux bons groupes de Bordeaux de pouvoir sortir leur production sans attendre un hypothétique coup de fil d’une major. On sait très bien que les majors ne découvrent pas. Aujourd’hui, la moitié de notre catalogue est constituée de groupes bordelais », lâchent de concert Philippe Couderc et Jeanette Ruggeri en guise de bilan de sept ans de citoyenneté musicale acharnée. Le blues pittoresque de Petit Vodo, Dèche Dans Face et son rock foutraque né dans les visions hallucinées du Jon Spencer Blues Explosion , Belly Button et les Sleepers ont passé les frontières sous la bannière de Vicious Circle. Véritable révélateur, le label vit actuellement sa principale mutation et va bientôt s’installer sur la place de la Victoire dans les mêmes bureaux qu’Aliénor, label né lui aussi au début des années 90, lorsqu’un trio d’incroyables fouineurs fourrés dans les bacs de la Fnac de Bordeaux (« De loin la plus dynamique de France ») a cédé à ses démangeaisons éditrices. « Au début, on a cherché comme des dingues des groupes qui voulaient bien nous donner les droits d’édition sur une de leurs chansons pour sortir notre première compilation sur cassette. Cette collection de titres a tout déclenché, surtout lorsque Lenoir en a diffusé un extrait dans son émission. J’ai eu cent cinquante contacts dès le lendemain. » Moins concernée par le local, la politique d’Aliénor reste celle d’un passionné, d’un artisan, Laurent Lafargue, qui sort avec les moyens du bord des 45t de groupes inconnus, majoritairement anglais. Huit longues années après ses débuts, Aliénor aligne à son tableau de chasse de belles promesses de la pop d’ici (My Favorite Dentist Is Dead, Erik Arnaud) et a repris les rênes de Cornflakes Zoo, autre label pop que lui a délégué Stéphane Teynié trop occupé par ses activités au studio du Châlet et ses travaux de sculpture sonore pour les concerts de Dominique A. Laurent Lafargue vient également d’enrichir ses perspectives d’avenir avec un département électronique, Platinum, à qui l’on doit deux sensations de ces derniers mois, Bosco et Curtis. A la rentrée, Aliénor lancera sa première signature bordelaise dans le grand bain : Pull, trois chasseurs de têtes au pays des déviances sonores, voyageurs apocalyptiques au pays de l’happening pop dont le premier disque mérite autant d’égard que le Slanted and enchanted de Pavement.
En deux jours à peine de visite, Bordeaux met KO. Shootées à l’enthousiasme, ses rues déversent plus de vie créatrice que tout le Sud réuni et la ville ferait passer ses voisines illustres, Montpellier et Toulouse, pour des stations de thalassothérapie. Depuis quarante-huit heures, on s’est juré de rencontrer Francis, mais ici le rock, les bars et les groupes s’agitent comme des spermatozoïdes. A vous filer mal à la tête. On croit avoir quitté Pull après leur passage dans les bureaux provisoires d’Aliénor et on retombe sur eux en traînant près de Total Heaven, un des meilleurs disquaires de la ville tenu par le batteur des TV Killers (un des groupes de Bordeaux les plus vendeurs à l’étranger, distribué aux Etats-Unis par Touch & Go mais inconnu de ce côté-ci de l’Atlantique). Là, à dix mètres du Zoo Bizarre une des salles rock réputées pour son intransigeance et ses exigences artistiques , les Pull attendent, assis sur les marches d’en face, l’ouverture du Bus Stop, leur QG de café dont ils ont vrillé les oreilles le soir de la Fête de la musique. Plus tard, leurs potes les rejoindront sans doute pour reconstituer cette bande infernale de douze à quinze musiciens jouant chacun avec les autres dans autant de groupes différents, dont Calc et Pull sont les incontestables premiers de la classe.
« Je suis le dernier punk », dirait volontiers Francis si on faisait le point avec lui ; la cinquantaine tapée, il préside aujourd’hui aux destinées de la programmation du Théâtre Barbey l’incontournable salle rock et continue de mener son action d’agitateur culturel dans son petit bar associatif, un carrefour à idées caché dans les rues tortueuses du centre et où se rencarde tout ce que Bordeaux compte de jeunes musiciens, créateurs de labels et passionnés de pop. C’est ici qu’on trouvera invariablement Florent, le maître à jouer du label Mobile, et Kim, le songwriter le plus prolifique de la ville (ses tiroirs perso doivent renfermer plus d’une centaine de chansons), dont le dernier album, Radio dub, a dû être double pour tenir les vingt-sept chansons minimalistes, imbibées des influences de Felt, Daniel Johnston ou Pavement. Kim possède lui-même son mini-label, MK, sur lequel il a sorti ses quatre albums, les rêveries soniques lo-fi de Peggy sur vinyle ou le premier album postmoderniste de Pull. « MK n’a pas pour vocation de grossir, il doit rester un marche-pied pour les jeunes groupes qui n’ont pas l’opportunité de sortir des disques ailleurs », prévient Kim. Pour Mobile, Florent vise un développement rapide. En à peine un an, il vient d’écrire les deux premières lignes de son catalogue avec Nuer (quatre déconstructeurs mélodiques, expérimentateurs instrumentaux à la poursuite d’un Graal post-rock) et Kim, et il concrétisera, avant l’an 2000, le vieux rêve d’un pont entre Bordeaux et l’Amérique. Bientôt, Will Oldham lui confiera un de ses morceaux qu’il souhaiterait voir éditer en marge de sa discographie officielle et il prendra en main le destin dans l’Hexagone des Américains mélancoliques de Songs:Ohia. On l’aura compris, ici tout le monde se connaît et travaille en tandem sans jamais se marcher sur les pieds, mais en concertation permanente. Tous les groupes de Bordeaux sont passés chez Florent, dans son appartement ou dans son émission sur Radio Campus, véritable espace de libre expression où une fois par semaine, les groupes de Bordeaux jouent live comme à la belle époque, lorsque les groupes de la génération 80 prenaient d’assaut l’émission de Bernard Tavitian sur Radio Aquitaine, le dimanche matin. Autre temps, mêmes moeurs, Mobile immortalisera ses instants de radio prochainement, sur une compilation répertoire des incroyables ressources musicales de la ville (Calc, Pull, Kim, Nuer, bien sûr, mais aussi El Boy Die et Les Oisillons Tombés Du Nid, désopilants dadaïstes rock qui tentent de faire entrer les Violent Femmes dans le costard de Nino Ferrer).
A Bordeaux, la simple évocation de Noir Désir réveille la fierté bordelaise qui se met à décliner d’un coup les notions de droiture, d’intégrité et d’excellence sous toutes ses formes. Même dans le giron des musiques électroniques, les tentations remixeuses du groupe ont forcé le respect. En osant faire relire ses chansons par d’autres, Noir Désir a comblé un peu du gouffre qui sépare le rock de la musique électronique à Bordeaux. Un fossé artistique, un canyon de divergences éthiques, une incompréhension savamment entretenue et un éloignement géographique : un monde et son envers. L’électronique s’est installée à Bordeaux par hasard, dans ces fameuses années de disette musicale, lorsque Total Eclipse a déguerpi du tumulte parisien. Composant uniquement sur des ordinateurs, ces trois fabriqueurs de trans/techno ont établi leur base de travail loin du centre, dans le Bordeaux industriel, portuaire. Un cadre ad hoc pour ces électroniciens de la première heure, vocation découverte par Stéphane en compagnie du fondamental Youth (le premier bassiste de Killing Joke et producteur d’envergure). Bardé d’un tel CV, Total Eclipse fait figure d’épouvantail et de dinosaure. Depuis leur complexe (studio et labels), ils ont fait le tour du monde, pénétrant les charts des DJ du monde entier, de Goa à New York. Dans leur sillage, Floires (DJ Florian) creuse un mix plus cosmopolite, parfumé aux essences d’Orient qu’il travaille à longueur de mardi au Velvet Café et Pyxis mène ses investigations atmosphériques sur la base des travaux ambient d’Eno ou Zorn.
Ne cherchez pas les DJ bordelais dans la ville, ils n’y perchent (à quelques exceptions près) que rarement, leur raison d’être se trouve dans l’exil, le voyage, la performance sur l’ensemble de la planète selon le bon vieux système de l’échange : un DJ invite un autre DJ dans sa ville, qui renvoie l’invitation. Le disque dans cette histoire n’a plus qu’une fonction de carte de visite pour le live et une trace discographique pour le public. Le plus nomade d’entre eux reste sans doute BNX, de retour d’une tournée au Danemark. Fatigué de Toulouse, il s’est replié lui aussi sur Bordeaux, il y a quatre ans, question de vibrations. Collectionneur de disques d’acid-jazz, BNX développe sa vision de la musique électronique sous le même angle que Giles Peterson (du label Talkin’ Loud), dont il a suivi chacune des soirées pendant sa période anglaise. Ses samples, il les pioche dans ce jazz sixties, seventies ou chez les illustrateurs sonores français (Guy Boyer, André Popp) et travaille l’électronique au chromatique plus qu’à la métrique du bpm. Une ligne directrice qui lui vaut d’excellentes places dans les charts de DJ résidant dans les clubs de la planète et qu’il entretient savamment sur son label, Fantomas Records, devenu en deux ans une fourmilière artistique (Karum ou les compilations Free the funk, où ils côtoient sans rougir Howie B et Freddy Fresh). BNX a surtout anticipé la prochaine évolution de la musique électronique, condamnée dans les prochains temps à abandonner le minimalisme riquiqui de ses performances scéniques en proposant de véritables concerts de musiciens. Un temps d’avance payant qui vaudra aux funambules de Fantomas une première participation au très pointu Nancy Jazz Pulsation Festival, cet automne, quelques mois avant leur prise de quartiers au H36, le nouveau club de Bordeaux à quelques pas de la base sous- marine. Recyclé depuis quatre ans en résidence d’artiste, ce vaisseau focalise les envies conceptuelles les plus folles. Dans la cellule 9, Spina a déjà installé ses studios et élabore ses textures électro-industrielles en imaginant déjà un futur artistique à cette cité obscure, terrain de jeux en devenir et nouvel atout d’une ville qui solidifie jour après jour son avenir musical selon le principe invariable des musiques géographiquement orientées.
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