A 28 ans, Natalie Mering nous a offert l’un des plus beaux disques de l’année, « Front Row Seat to Earth ». Un bijou d’intemporalité, qui réunit romantisme et téléphonie mobile. De passage à Paris en novembre pour un concert à l’Espace B, nous l’avons rencontrée.
Ton album déploie un romantisme assez XIXe siècle. Il ne serait donc pas mort en 2016 ?
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Weyes Blood – Non, il est toujours vivant. Il a été mis à mal par les technologies qui vident les relations de toute romance. Personne ne peut plus se concentrer sur une seule chose désormais, et ce manque de concentration rend les grands gestes romantiques plus difficiles à accomplir, mais aussi plus attrayants. Je crois que nous étions en avance sur nous-mêmes en adoptant cette forme de technologie (elle pointe un iPhone). Je ne crois pas que ça ait changé les choses de façon bénéfique. On perd du temps à faire défiler des pages Internet. Il n’y a plus d’espace dédié à la concentration, à la tranquillité.
Le changement te fait peur ?
Non, je constate juste que la vitesse s’accélère. Et je crois que ce n’est pas très bon pour l’art ou l’amour.
L’art a besoin de tranquillité ?
Il a surtout besoin d’espace, de ne pas être soumis aux influences extérieures. Il y en a tellement qui arrivent sur nos téléphones que c’est dur de se concentrer sur sa propre identité, d’écouter ses voix intérieures. On est constamment parasité. Je n’ai pas eu de téléphone pendant un mois, et plein de choses me sont revenues à ce moment-là : dessiner, laisser mon esprit divaguer jusqu’à ce que surgissent des idées de façon très claire et non morcelée.
Quels auteurs t’ont influencée ?
J’adore Baudelaire, Dylan Thomas et Philip Lamantia.
Que signifie le titre de ton album, Front Seat Row To Earth ?
Plus on a accès aux informations, plus on regarde le monde avec distance, comme s’il s’agissait d’une scène de théâtre et que nous étions les spectateurs. C’est une façon de se protéger. A une époque, quand il y avait une tuerie de masse dans un lycée américain, je pleurais. Maintenant, je ne pleure plus. Je m’y suis habituée. Ce n’est pas que je ne suis pas triste, c’est juste que j’ai une sorte de recul par rapport au processus d’empathie. Je me déconnecte de la réalité.
Tes clips sont très esthétiques, drôles aussi parfois. C’est important pour toi la corrélation des images et de ta musique ?
J’ai toujours été une grande fan de films. J’ai toujours senti que ma musique ressemblait à quelque chose dans mon esprit. Pourvoir la mettre en images c’est donc pour moi refermer le cercle, créer un univers complet.
Y a-t-il des films qui t’ont influencée ?
Non, je vois ces deux mondes comme très séparés. Quoique peut-être Shining de Kubrick. Je l’adore et j’adore la b.o. Ses films sont colossaux, comme 2001 l’Odyssée de l’espace.
En 2014, tu parlais de l’échec de l’Amérique sur Land of Broken Dreams. Que penses-tu des Etats-Unis actuellement ?
Ça me rend triste mais en même temps je suis fataliste. La victoire de Trump c’est l’échec du néolibéralisme de Clinton. Je crois que Bernie Sanders aurait pu gagner. Mais les néolibéraux voulaient conserver le statu quo, que les choses ne changent pas trop, et ont donc empêché son élection. Le rêve américain est un mensonge. Il y a des gens très pauvres et pas éduqués aux Etats-Unis. Et d’autres très riches. Cette dichotomie n’est pas toujours prise en compte.
Vit-on une époque sombre ?
C’est lugubre, triste, déprimant. Mais c’est dans ce type de situation que les gens peuvent sortir de leur zone de confort. Les néolibéraux voulaient plus de justice mais pas trop, histoire de se faire encore plein d’argent. Rien n’aurait changé. Ce type de suffisance doit être éradiqué. Et s’il faut Trump pour réveiller les gens, allons-y !
Sur Generation Why, tu parles d’une génération Y.O.L.O et paumée…
Ce morceau parlait surtout du fait d’accepter les choses, de vivre sans peur, en sachant qu’on ne peut pas revenir en arrière, défaire ce qui a été fait au sujet des technologies. Nous sommes prédisposés émotionnellement à utiliser ces technologies. De même que les gens sont émotionnellement prédisposés à Trump puisqu’il était dans une émission de télé-réalité ! Mais je ne crois pas qu’il faille se sentir coupable d’être accroché à son téléphone. Steve Jobs a simplement voulu amener ses smartphones dans nos lits et il y est parvenu ! Notre temps sur Terre est court, vivons-le à fond.
Avant de retourner t’installer en Californie, où tu es née, tu faisais de la noise en Pennsylvanie, notamment avec Jackie-O Motherfucker. Pourquoi as-tu quitté cette scène ?
Cette scène était trop patriarcale. Quand j’en suis partie, j’ai décidé de reprendre à zéro. Comme j’ai une belle voix et que j’aime écrire, j’ai arrêté la noise, qui avait de toute façon cessé de me stimuler.
Tu ne te sentais pas libre en tant que femme ?
Non, et c’est encore plus difficile si tu es en solo. J’aime beaucoup les collaborations, les amitiés, me sentir proche des gens, et c’est difficile pour une fille. La musique fonctionne en bandes, en meutes même. En tant que femme, tu es souvent perçue comme une louve solitaire. C’est une façon pour les garçons de se protéger de ce qu’ils perçoivent encore comme une menace.
Quel est ton rapport à la scène ?
J’adore ça. J’essaye encore de comprendre comment faire un album, mais je sais comment faire un concert ! Un live exige de donner tout ce que tu as sur une nuit, de créer un moment excitant. Un album exige un processus laborieux consistant à presser des pierres jusqu’à ce qu’en sorte de l’eau !
Comment te prépares-tu avant de monter sur scène ?
Ça dépend. Je suis très nerveuse, alors je me force à me mettre dans l’instant présent.
Tu aimes vivre à Los Angeles ?
Je m’y identifie. Mon arrière-arrière-arrière-grand-père y vivait déjà. J’aime son atmosphère apocalyptique due à la sécheresse et à la menace d’un séisme. A la base, c’est un désert qui n’est pas fait pour accueillir autant de gens. Il fait beaucoup trop chaud, c’est isolé, c’est entouré de kilomètres de rien.
On ressent un peu cette atmosphère sur la pochette de ton album.
La photo a été prise dans un paysage très étrange en Californie. Une station balnéaire avait été construite autour d’un lac artificiel, mais il faisait tellement chaud que le lac s’est partiellement évaporé, laissant une mer de sel. Tous les poissons sont morts, et la ville a été abandonnée. Sur la pochette, je suis en fait allongée sur une montagne d’arêtes de poissons. Incroyable non ?
As-tu un album préféré cette année ?
Celui de Cass McCombs, Mangy Love. Je l’adore.
Pourquoi ?
Parce que c’est le plus bel album de l’année. Le songwriting est incroyable.
Tu écoutes beaucoup de musique ?
Oui, je bossais chez un disquaire avant. J’adore Robert Wyatt, Soft Machine, le prog-rock, depuis que je suis ado.
Propos recueillis par Carole Boinet
Interview initialement publiée dans notre hors-série “Best-of Musique 2016”, disponible en kiosques, et sur notre boutique en ligne.
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