Les Anglais l’affirment : Ultra Mono est « notre meilleur album et représente le meilleur de nous-mêmes”. Pour ce nouveau disque molotov, les musiciens ont bousculé leurs habitudes et renoncé aux recettes faciles du succès. Bonus : ils n’ont rien perdu de leur verve contestataire.
Londres, jeudi 6 août 2020. Le quartier de Shoreditch, dans le borough de Hackney, ressemble à un paysage de western urbain. Devant le Boxpark, cet enchevêtrement de containers aménagés que l’on croirait posés sur un train de fret en stationnement, peu de gens se pressent auprès des vendeurs de street food qui font la gueule. Le chauffeur de taxi grommelle. Il ne pige pas pourquoi le trafic a été si perturbé en venant de la gare de Saint-Pancras, alors que la ville de Londres a des allures de désert humain.
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Un peu plus au nord, sur Hoxton, même topo. Les restaurants vietnamiens, sur les façades desquels des pancartes indiquent que le port du masque est obligatoire, se succèdent jusqu’à bifurquer sur Geffrye Street, où nous avons rendez-vous. En ce jour de mois d’août automnal, une semaine et demie avant que les autorités britanniques n’annoncent la mise en place d’une quatorzaine obligatoire pour tous les passagers en provenance de France, on aurait vite fait de se laisser aller à fantasmer une dystopie post-Brexit sur fond d’épidémie mondiale, dans une Angleterre orwellienne.
Fleurs violettes et de gros ballons rouges
Dans un studio photo surplombé par la voie de chemin de fer du London Overground, les membres du groupe IDLES sont en pleine discussion. La scène du crime est jonchée de fleurs violettes et de gros ballons rouges, comme celui qui arrive en pleine poire d’un type ressemblant vaguement à Jonathan Beavis (le batteur) sur la pochette d’Ultra Mono, le troisième album des Bristoliens, qui paraît à la fin du mois.
Les cinq copains viennent de shooter quelques photos de presse et de mettre en boîte un teaser vidéo annonçant les trois concerts qu’ils donnent les 29 et 30 août, dans les mythiques studios d’Abbey Road. Une trilogie londonienne, sans public, mais retransmise en livestream sur une plateforme dédiée, avec billetterie, gros moyens de production et tout le tremblement.
La nouvelle norme pour les professionnels d’une industrie qui a pris du plomb dans l’aile, depuis la mise sous scellé de la plupart des salles de spectacles du pays et la restriction des rassemblements dans les lieux fermés. “Je me sens un peu rouillé”, nous glisse Joe Talbot, leader de la formation anglaise, avant de nous emprunter un masque chirurgical pour la route.
Sur le chemin qui nous conduit au Bridge, le genre de bar à néons Budweiser que l’on a plutôt l’habitude de trouver du côté d’Austin, Texas, Joe évoque son confinement au Pays de Galles, chez son père, et cette étrange période qui perdure, aux lèvres de laquelle nous sommes tous·tes suspendu·es. Mark Bowen, que Joe appelle tout le temps “Bowen”, nous accompagne, tandis que les trois autres, Lee, Jon et Adam, ont préféré continuer à bosser sur les images du clip vidéo.
Des sales gosses devenus “massifs”
Depuis notre première rencontre à Bristol en 2018, quelques semaines seulement avant la sortie de leur deuxième lp, Joy As an Act of Resistance, les sales gosses de l’ancien comté d’Avon sont devenus “massifs”, comme on dit de l’autre côté de la Manche. Rien qu’en 2019, ils ont cumulé près de deux cents dates partout dans le monde, dont un Bataclan à guichets fermés, pris la route des grands festivals européens, enquillé sur une tournée américaine et enflammé une cérémonie du Mercury Prize transformée en tribune anti-Brexit – on se rappelle encore un slowthai énervé, brandissant la tête décapitée du Premier ministre Johnson en hurlant “fuck Boris”.
Sursollicité, IDLES participera aussi à de nombreux événements médiatiques, dont l’émission Echoes de la pote Jehnny Beth sur Arte, au cours de laquelle Joe et Bowen ont eu l’occasion de longuement s’étendre sur leur engagement en tant que musiciens, dans une époque musicalement riche et contestataire, mais qui peine à trouver dans ce champ des voix suffisamment fortes pour opposer un vrai contre-pouvoir à la décadence conservatrice au Royaume-Uni.
Lors de notre rencontre outre-Manche pourtant, le groupe n’a pas foutu les pieds sur une scène depuis le 12 décembre, date du dernier concert d’IDLES. C’était à la Marble Factory de Bristol. Un silence assourdissant pour un groupe de rock qui a l’habitude de répandre ses viscères en live et qui enjoint, avec une force similaire, le public à faire de même. Croisé à plusieurs reprises l’an passé, Lee, le deuxième guitariste à cheveux longs et lunettes à grosses montures, évoquait le stress et la nervosité qui succèdent toujours à une période de tournée intense. Un mal qui ronge la plupart des musiciens de la planète.
Comment (sur)vivre sans jouer live ?
Joe analyse et relativise : “Quand tu as la tête dans le guidon et que tu enchaînes les dates, tu ne te rends pas compte de toute l’expérience que tu emmagasines. Il y a certaines choses que je ne comprends que maintenant. Quand on a arrêté de tourner, on a senti qu’il fallait reconditionner nos réflexes. On est tellement dans l’instant dans nos concerts, tellement impliqués. Et en même temps, la raison pour laquelle nos shows fonctionnent, c’est aussi parce qu’on y est pleinement nous-mêmes.”
Bowen acquiesce : “On a assimilé tant de choses depuis si longtemps de façon inconsciente. Si tu prends Mother (extrait de Brutalism, le premier album du groupe, paru en 2017 – ndlr), je pourrais caler cette chanson sans même penser une seconde à la mécanique. Le fait de ne pas l’avoir jouée pendant six mois maintenant va nous obliger à tout réapprendre. C’est un challenge très excitant.”
Ce cas grave et inédit d’encéphalogramme plat dans l’histoire du live amène Joe à comparer la situation dans laquelle se trouve le groupe avec celle de son apprentissage du français, le Bristolien étant un francophile assumé. Et en tire une conclusion positive : “Quand tu apprends une langue étrangère, tu encaisses continuellement, tous les jours, sans t’arrêter. A tel point que tu peux en rêver la nuit. Il te faut un jour off, une pause, pour laisser ton subconscient tout appréhender. C’est comme cela que tu peux réapprendre à nouveau. L’important, c’est d’espacer les moments.”
Brutalism cochait toutes les cases du brûlot incendiaire
La technique de la gueule de bois appliquée aux abstinents, pour mieux aller de l’avant ensuite. A Bristol, il nous expliquait déjà comment il a été nécessaire pour IDLES de désapprendre à jouer de la musique au moment de la sortie de Brutalism (2017), afin de se montrer “vulnérables” sur scène et d’engager le public à “assumer sa propre vulnérabilité à son tour”. Une nécessité à l’époque, pour un groupe formé en 2009, qui n’aura accédé à la reconnaissance du public que des années plus tard.
Brutalism cochait alors toutes les cases du brûlot incendiaire, à la fois libérateur et imposant comme un énorme bloc de béton, quand Joy As an Act of Resistance, sorti l’année suivante, portait davantage en lui les vertus programmatiques d’un groupe en quête d’effusions de joie, de naïveté et d’inclusivité : “Le but était de débuter quelque chose, d’entrer en conversation avec notre public et de lancer des pistes de discussion. Une façon de dire : voilà ce qu’est IDLES. Maintenant que c’est fait, il ne fallait pas répéter la même chose. Cela aurait été condescendant et chiant à mourir pour nous. Ultra Mono est né de là, de cette volonté de dire : vivons le présent, avec confiance et vigueur”, poursuit Joe.
Entre la fin de leur tournée européenne l’été dernier et leur séjour aux Etats-Unis à l’automne 2019, IDLES a donc pris le temps d’entrer en studio pour mettre en boîte le troisième volet de leur programme de libération des masses. Ultra Mono, un titre que n’aurait pas renié Phil Spector, mais qui revêt différents niveaux de lecture. Dans la profession de foi qui l’accompagne, dont le sous-titre, Momentary acceptance of the self, résume à lui seul le propos du disque, Joe explique en quoi ce nouvel album s’est construit dans une certaine forme de réaction au succès du précédent.
Un disque aussi imposant que le monolithe noir de Kubrick
“Nous voulons que notre musique soit une fenêtre sur nous et un miroir sur vous, une forme de vérité et de transparence. Mais, pris dans l’œil du cyclone de notre dernier album et à l’aune de l’écriture d’Ultra Mono, cette vérité s’est perdue. Toutes les critiques, positives ou non, me poussaient de plus en plus loin hors de moi.”
“Je commençais à m’évaluer à travers ce que j’avais créé et non à travers qui je suis vraiment. Notre écriture est alors devenue trop consciente d’elle-même : un miroir sur nous et une fenêtre sur vous. On s’autodigérait dans le but de plaire au public et d’être aimé. Des conneries ! Tout ce que le groupe s’est employé à remettre en question, contrarier et défier.”
Comment un groupe, qui charbonne depuis des années dans l’ombre des caves bristoliennes, peut-il gérer une telle reconnaissance publique (et critique) aussi soudaine sans perdre foi en son propos ? Et, surtout, comment, en 2020, un groupe à guitares peut-il négocier la réussite sans être tenté par l’idée de devenir Coldplay ? Les bribes de réponses sont à chercher dans le processus d’écriture et d’enregistrement de ce disque aussi imposant que le monolithe noir du 2001 : l’odyssée de l’espace de Kubrick.
> > Lire aussi notre rencontre avec IDLES en 2018
La scène se passe dans les studios franciliens de La Frette, à la Frette-sur-Seine (95), en septembre 2019. Fameux pour avoir accueilli les Montréalais de Timber Timbre, Arctic Monkeys, Feist ou encore Nick Cave & the Bad Seeds, c’est là que les kids de Bristol ont posé leurs valises le temps de mettre en boîte Ultra Mono. Aux manettes du projet, la doublette Adam Greenspan/Nick Launay – ce dernier connaissant bien les dédales du château tenu par Olivier Bloch-Lainé pour y avoir enregistré à plusieurs reprises les prodiges ouvragés du grand Nick Cave.
“T’es comme un gosse de 5 ans qui veut dessiner un chien” Joe Talbot
Derrière la table de mixage, Greenspan s’active tandis que Lee, dans le studio aménagé pour correspondre à l’exigence du groupe – faire corps –, cale bruyamment les quelques pistes additionnelles de sa guitare pour le titre Model Village. Soit les derniers ajustements avant de plier bagage et de remettre les mains dans le cambouis quelques mois plus tard pour la périlleuse, mais nécessaire, étape du mixage.
Les fesses posées dans le sofa aux côtés de Nick Launey, Joe Talbot et Mark Bowen observent la scène. Même si le groupe reste un collectif, ce sont eux qui ont forgé les grandes lignes d’Ultra Mono, avant de les présenter aux autres. Joe se souvient : “C’est très important pour nous d’observer ce qu’il se passe en studio. Avec ce disque, le plus grand obstacle que nous avons rencontré a été celui de trouver le moment pour nous réunir. Nous avons parlé en profondeur de l’album, de ce qu’il voulait dire pour nous, de son éthos. Bowen et moi étions sur la même longueur d’onde, mais expliquer ce que nous avions en tête à Adam, Lee et Jon a été plus compliqué.”
“T’es comme un gosse de 5 ans qui veut dessiner un chien : tu sais à quoi doit ressembler ce foutu clébard, mais quand tu le vois dessiné ça ne marche pas. On s’est tous réuni des heures et des heures à Bristol et ça ne marchait toujours pas. On a gardé le cap et puis on a fini une chanson et les autres ont déboulé. C’était incroyable. On a passé des jours entiers à trouver la meilleure façon de faire sonner ce disque comme on voulait qu’il sonne et nous avons fini par y arriver. Je suis convaincu que les lignes de guitare de Bowen, les beats de Jon, mes lyrics sont ceux que l’on voulait faire il y a douze ans quand on a commencé. On a réussi à dessiner ce foutu chien.”
On parlait des différents niveaux de lecture du titre Ultra Mono. C’est à l’intersection de ces considérations sonique et épistémologique que Joe place le curseur. A chaque disque d’IDLES son penseur de référence. Lors de la sortie de Joy As an Act of Resistance, il nous parlait de l’artiste plasticien Grayson Perry et de son travail sur la déconstruction des masculinités ; aujourd’hui, c’est dans l’œuvre ample de l’auteur sud-africain Jan Christiaan Smuts – théoricien de la pensée holistique, résumée ainsi par Wikipedia : “La tendance dans la nature à constituer des ensembles qui sont supérieurs à la somme de leurs parties, au travers de l’évolution créatrice” – que ce gredin nous fait basculer.
Un mur du son prodigieux
L’idée est simple : le mur du son prodigieux du disque, qui allie la force du post-punk et la puissance des beats du hip-hop (le producteur Kenny Beats s’est greffé tardivement au projet pour achever d’en faire une machine de guerre), doit servir la cause d’une philosophie de l’instant, sublimée par l’alliance insubmersible des membres du groupe : “Dès qu’on s’est retrouvés ensemble dans la même pièce, les doutes se sont dissipés. Le but était de s’allier et de se sentir petit. C’est OK de se sentir être un petit truc infime dans ce gigantesque bordel flippant, sale, mais plein de beauté. Tu ne seras peut-être pas ce musicien dont tu te crois incapable d’atteindre le niveau, mais c’est cool, parce que tu es toujours là, tu as fait partie de cette conversation et tu as pu en ressortir un putain de truc brillant.”
“Et en même temps, dans Ultra Mono, il y a beaucoup d’espace. Je ne suis pas tout le temps en train de chanter, Bowen n’est pas toujours en train de jouer de la guitare, Jon n’est pas toujours en train de taper sur ses fûts. Quand tu prends les choses de ce point de vue, tu comprends qu’on est toujours en train de se donner de la force, chacun dans son propre espace. Voilà pourquoi c’est notre meilleur album et pourquoi il représente le meilleur de nous-mêmes.”
Lors de notre première rencontre, une version revisitée de la grande querelle rockistes contre poptimistes avait été discutée, Lee soutenant que si l’ambition d’un groupe de rock était de faire de la pop, alors il fallait que celui-ci lance un projet parallèle ; Joe proposant plutôt l’idée selon laquelle il ne fallait faire aucune concession et changer le paradigme de ce qu’est être “pop” par la seule force de son intégrité. Deux ans plus tard, où en sommes-nous ?
“Si tu cours après la validation de ton art, confie Joe, tu finis par courir après le succès. Quitte à ne plus être honnêtes avec toi-même et peu productif dans la façon que tu as d’exprimer ce que tu es. Mais si tu construis un truc qui est vrai et authentique pour toi, que tu aimes, les gens se mettront en orbite autour de toi. C’est parce qu’on a construit notre propre narration, selon nos propres termes et en parlant couramment notre propre langage, que les gens nous ont suivis. On n’est peut-être pas un groupe de pop, mais on est entrés dans la culture populaire.”
Tandis que finissent au fond du port de Bristol les statues démontées des anciens marchands d’esclaves ayant fait la richesse de la ville, une communauté de fans, réunis en gang, s’est créée en 2017 : AF GANG. Comme un prolongement des valeurs propagées par le groupe depuis ses balbutiements et qui donne à la parole fraternelle de Joe des allures de prophétie autoréalisatrice. En ces temps incertains, IDLES vient malgré tout d’annoncer une grande tournée, avec un passage en France, dans les villes de Toulouse, Lyon et Paris en juin 2021 : “Je suis convaincu qu’on est le groupe le mieux placé pour lancer la saison post-Covid”, nous rencarde Joe. “Le véritable amour te trouvera à la fin”, comme dirait Daniel Johnston. C’est même IDLES qui le cite sur Danke, morceau de clôture du disque.
Album Ultra Mono (Partisan Records/PIAS), sortie le 25 septembre
Concerts Le 10 juin 2021 à Ramonville-Saint-Agne (Bikini), le 11 à Lyon (Transbordeur) et le 15 à Paris (Elysée-Montmartre)
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