Bar Italia aura marqué l’année en propulsant deux albums en boucle sur nos platines. Longtemps mutiques et invisibles dans la presse (ils refusaient toute photo et toute interview), Nina Cristante, Jezmi Fehmi et Sam Fenton ont fini par accepter de nous rencontrer. Un privilège rare et très digressif.
C’est l’histoire d’une partie de poker perdue d’avance. Un coup de bluff. On croyait courir après un groupe de rock qui voulait devenir un mythe, on a rencontré une bande de jeunes gens qui se foutent pas mal des légendes et du folklore. Voilà des mois que Bar Italia refusait nos demandes d’interview et toute photo. Même dans le cadre privilégié des Inrocks Festival, quand on les programmait avant Martin Rev à la Bourse de Commerce le 15 décembre 2022, nos missives étaient restées lettre morte. On ne l’avait pas mal pris : le tarif était le même pour tout le monde, en France, en Angleterre, aux États-Unis, sur Mars et ailleurs dans l’univers. Pourtant, on en entendait de belles sur Bar Italia. La machine à fantasmes tournait à plein régime. Mais pour ce qui était de l’information tangible, on pouvait repasser.
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Nos espion·nes à Londres nous confirmaient qu’il fallait remonter à l’arrivée des Strokes au début des années 2000 pour retrouver les traces d’un tel engouement pour un groupe à guitare, à contre-courant de tous les pronostics de l’époque. Les salles de concert et caves où le trio se produisait (augmenté de deux musiciens sur scène) étaient, nous disait-on, pleines à craquer et divisées en deux : aux premiers rangs, les kids de l’avant-garde, prêt·es à vendre leur foie pour ne pas rater leur nouveau band préféré ; au fond de la salle, tout ce que le racket de la musique, chéquier en poche, comptait de personnages influents et goguenards.
Que savait-on exactement de Bar Italia avant de les rencontrer ? Hébergé par World Music, le label du génial Dean Blunt, le groupe se compose de Sam Fenton, Jezmi Fehmi et Nina Cristante. Si les deux premiers sont anglais, la troisième nous vient de Rome. Elle a sorti de la musique en solo, épaulée par Blunt. Sam et Jezmi, quant à eux, ont monté un duo, Double Virgo, qui donnait dans le shoegaze – façon de parler. Entre 2020 et 2023, Bar Italia a sorti un EP, une poignée de singles et quatre albums.
Des cavalcades bruitistes
Les deux premiers, Quarrel (2020) et Bedhead (2021), portent le tampon World Music. Les deux autres, Tracey Denim (2023) et The Twits (2023), celui de Matador, le label indépendant new-yorkais culte qui aura fini par signer le groupe. La musique est belle, confrontationnelle, joue et se joue des harmonies. Les guitares partent dans des cavalcades sur un fond bruitiste, conversent entre elles, font des boucles. Comme chez Migos, chacun des membres a son couplet, et il n’y a jamais une chanson dans une chanson, mais des dizaines, modulables et déconstruites, qui, passé l’évidence pop, se révèlent peu à peu à chaque nouvelle écoute. “Migos ?!”, s’exclame Jezmi dans un fou rire. “Qui devra jouer le rôle d’Offset, alors ?”, réplique Nina.
Sur scène, certain·es ont vu une réminiscence de Sonic Youth, d’autres ont évoqué My Bloody Valentine. D’autres encore, les plus sceptiques, parlent d’un show aux allures de performance d’art contemporain, branleur et poseur. Une chose est sûre, en live, Bar Italia n’est pas loquace : ni bonjour ni au revoir, et encore moins “comment ça va Paris ce soir ?”. Plutôt du genre à tirer la gueule et, parfois, à chanter de façon approximative, même si l’expérience de la scène les a aguerri·es.
Sam reconnaîtra que Bar Italia n’est pas “très chaleureux” face au public, ce à quoi Jezmy rétorquera que ses membres sont plutôt “amicalement timides, mais pas dans une logique de confrontation non plus”, avant d’ajouter que saluer une audience, “c’est comme si une norme avait été mise en place, qui dit qu’un groupe doit toujours interagir avec son public. Tu n’attends pas ça d’une pièce de théâtre ? Tu imagines, au début d’une pièce, les comédiens s’adresser à l’assistance en disant ‘hey hello tout le monde’”.
De Soho à Neil Young
Quand, en septembre, Bar Italia décide qu’il est temps de parler à la presse, on se retrouve à Paris, dans South Belleville, à l’Orillon Bar, une institution suffisamment ancienne pour apparaître dans le film de Jim Jarmusch Night on Earth, en 1991. Pinard, peppermint tea, tartines. D’ailleurs, à propos de bar, quid du nom du groupe ? Ils et elle ne le tiennent pas de la chanson de Pulp que l’on retrouve sur l’album Different Class (1995), mais d’un café italien mythique de Londres, situé sur Frith Street, en plein Soho. Si Nina, Jezmi et Sam ne rechignent pas à répondre à nos questions, c’est sur les digressions qu’ils et elle préfèrent s’attarder : la gentrification à Londres, ce concert de Neil Young, au Greek Theatre de Los Angeles, auquel le groupe a assisté en juillet dernier. Une première pour le trio.
C’était dans le cadre du Coastal Tour 2023 du Loner, qui l’emmena de la Californie jusqu’à l’État de Washington, en passant par l’Oregon, toujours seul avec sa guitare et son harmonica. “J’adore Neil Young, mais je ne connais pas les faces B. Là, il n’a joué que des raretés. Les découvrir dans ces conditions, c’était inespéré”, nous confie Jezmi. De son côté, Sam se souvient que le vieux Neil avait l’air de ne pas s’entendre avec le public hollywoodien : “À un moment, il a dit au public : ‘Vous craignez, les gars.’ Je crois que c’était une façon de dire : ‘Réveillez-vous, arrêtez de faire les prétentieux’.” Il y a aussi eu le Brian Jonestown Massacre toujours cette année, à Brighton, dans la salle du Concorde 2. Dix ans plus tôt, sans place en poche, Sam avait suivi le concert de la bande à Anton Newcombe depuis l’extérieur avec ses potes.
Apprendre à composer avec les contraintes
Mais trêve de balivernes, Bar Italia a-t-il conscience de susciter beaucoup d’attente ? Oui, le trio n’est pas dupe. Pourquoi décider qu’il était temps d’accorder des interviews à des journalistes ? Pour qu’on arrête de dire que Bar Italia est un groupe auréolé de mystère, ça a tendance à les gonfler singulièrement. Bar Italia a raison, ça devrait être la norme. On sait trop de choses sur les groupes avant même qu’ils ne sortent un bon single par les temps qui courent.
Les histoires sont minutieusement contrôlées, les éléments de langage trop visibles. Avec Bar Italia, on repart de zéro. Jezmi, taciturne mais rigolard : “Une fois que tu mets les pieds dans l’industrie de la musique, il n’y a rien de pire pour un musicien, parce que ton temps est occupé à autre chose que la musique, comme faire des interviews. Les tournées interminables ne sont pas toujours non plus une bonne chose pour la créativité.” Ils vont s’y faire, pense-t-on.
Le groupe est très demandé et passe beaucoup de temps sur la route à enchaîner les concerts. Ce qu’on prenait pour une maîtrise de l’agenda marketing d’une formation entretenant l’attente et faisant monter la sauce n’était peut-être qu’une tentative vaine de retarder l’échéance avant le grand bain du jeu promotionnel. Nina, enthousiaste, lumineuse, et Sam, plutôt pince-sans-rire, un peu branleur, tombent d’accord pour dire que si le but a toujours été de mettre en boîte des chansons, le changement de dimension du groupe ne doit pas les empêcher d’apprendre à écrire et composer entre les dates et les contraintes diverses.
Le passage chez Matador a d’ailleurs changé les choses : plus de moyens, un accès à un meilleur équipement, des meilleures conditions d’enregistrement. “Avec World Music, les choses étaient plus informelles, se souvient Nina. On était proches, il sortait notre musique dans la minute, ça nous allait bien. Matador est un label légendaire, ça rend les choses plus professionnelles. Avant, on sortait des disques du jour au lendemain. Aujourd’hui, ça prend plus de temps et ça nous va aussi, parce qu’on est ambitieux.” Le DIY n’a jamais dépassé le stade de l’urgence et de la nécessité de faire de la musique avec les moyens du bord. Bar Italia n’a peur ni du confort ni de l’embourgeoisement, parce que les bases sont saines.
La valse des étiquettes
Leur rencontre remonte à 2019. Jezmi et Sam vivent alors ensemble à Londres et Nina loge dans l’appartement juste au-dessus. “On avait un ami en commun et puis on a décidé de faire de la musique ensemble”, poursuit Jezmi. Lui et Sam se connaissent d’avant encore. Ils se sont rencontrés lors d’un open mic dans un entrepôt des faubourgs de Londres. Le premier morceau mis en boîte, c’est Quarrel, sur une boucle de leur pote Brynje. Le deuxième, si l’on en croit Jezmi, est “le pire de l’histoire de la musique enregistrée” et ne sortira jamais. “Quand on se retrouvait, on ne tergiversait pas, raconte Nina. Pas de question du genre : ‘Doit-on faire de la musique aujourd’hui ?’ Bien sûr qu’on allait faire de la musique ! Et on n’allait pas être payés pour ça. On ne posait pas les choses en ces termes. Quand on décidait de se voir, on faisait des choses consistantes. Nous n’avions pas de plan en tête, en ce qui me concerne en tout cas. À un moment, disons que c’est devenu sérieux. On a eu très vite des chansons, et il n’a pas fallu longtemps pour qu’on se retrouve à regarder le foot ensemble. C’est intéressant de voir comment ça a commencé et où ça nous a menés. Parce que tu ne rencontres pas des collaborateurs comme ça, de façon aussi évidente. Je pense que quand quelque chose est censé arriver, alors il devient ta priorité et tu ne conceptualises pas. Tu suis juste le truc.”
Quand on leur demande si Bar Italia a sonné d’emblée comme il sonne aujourd’hui, les trois répondent “oui” en chœur. Ont-ils et elle des références communes ? Jezmi a très tôt joué de la guitare, exploré d’autres champs musicaux, avant d’y revenir. Nina a appris la flûte et s’est gavée de Velvet Underground, Blondie, Ramones, The Strokes. Sam, lui, était un fan acharné de Biffy Clyro, mais seulement les trois premiers albums. Il insiste sur ce point. “Il y a sûrement des influences sur notre musique, mais elles sont en arrière-plan, plutôt inconscientes, selon Nina. Parfois, on pense qu’on fait une pop song et ça ne sonne pas comme ça. Les journalistes aiment nous coller l’étiquette shoegaze. Je dis pourquoi pop-rock ?” Sam éructe : “Attends, pop-rock, c’est ce que tu penses qu’on fait ?” Éclat de rire général. “Nos chansons ne sont pas faites pour aller avec un seul sentiment. ‘Take a sad song, and make it better.’ C’est un peu le mantra.” Le mot de la fin ira donc à Jezmi, qui commence à montrer des signes de lassitude. On repart dans les rues de Belleville, avec ces trois-là qui zigzaguent sur la chaussée. Une image innocente et fragile du rock. Un cliché sur les murs d’une chambre d’ado.
Tracey Denim et The Twits (Matador/Wagram).
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