Le métis sage. A Salvador de Bahia, dans la baie de Tous-les-Saints, Carlinhos Brown mérite l’auréole de bienfaiteur pour ses initiatives culturelles et sociales. Mais c’est encore sur le terrain musical qu’il reste le meilleur. Son nouvel album, Omelete man, plaide pour deux principes fondamentaux au Brésil : le métissage et la teuf. On ne […]
Le métis sage. A Salvador de Bahia, dans la baie de Tous-les-Saints, Carlinhos Brown mérite l’auréole de bienfaiteur pour ses initiatives culturelles et sociales. Mais c’est encore sur le terrain musical qu’il reste le meilleur. Son nouvel album, Omelete man, plaide pour deux principes fondamentaux au Brésil : le métissage et la teuf.
On ne résiste pas cinq minutes au babil enfumé de Carlinhos Brown, le Christ chanteur de Candeal. Sous le préau de son quartier général de Ghetto Square, sur les hauteurs de Salvador de Bahia, sa parole vous donne le sentiment d’avoir raté en cours de conversation la bonne correspondance symbolique. Et à la longue finit même par enraciner l’évidence d’être en présence d’un maboul. En bref, Carlinhos Brown serait la réincarnation nègre de Raspoutine. D’ailleurs, il dit vouloir étudier l’histoire de l’humanité en remontant… aux origines de la poussière. Il fait rien que des jeux de mots que son interprète ne comprend même pas. Il cite en vrac Pythagore, Yves Saint Laurent, Miró, Glauber Rocha. Il a aussi le projet de redevenir analphabète.
Si le propos confus n’est d’aucun secours, les lieux, en revanche, en révèlent un peu plus sur leur énigmatique propriétaire. Sorte de Paisley Park version tropicaliste, le Ghetto Square étend au domaine de l’architecture et de la déco ce penchant pour le coq-à-l’âne, ce souci d’harmonie disjonctée qui chevauche les réalisations musicales de Carlinhos, en particulier son second album, le très foutoir organisé Omelete man. Au fond de la cour, un avion de chasse suspend son vol, des feux de croisement réglementent une circulation introuvable, une Aphrodite en plâtre se languit au centre d’un bassin tapissé de nénuphars ; un immense naja sculpté en bois de teck, des boucliers indiens, des anges de fer blanc, une horloge d’antiquaire sont disposés avec goût, tout en obéissant aux lois de l’impromptu, au milieu de palmiers et de manguiers dont les beaux fruits sont soupçonnés du coup, dans ce décor irréel, de n’être que des contrefaçons.
Carlinhos aura réussi à mettre en concordance sa vision hétéroclite, ses promesses de marchand de sable et ses intérêts pécuniaires. Mais, plus encore, il sera parvenu à repousser l’indigence et le laid, à enfanter du beau au coeur d’une favella, comme d’autres inventent des oasis au milieu du désert. Depuis qu’il s’est investi dans la réhabilitation de son quartier, Candeal n’appartient plus à la catégorie des bidonvilles, mais à celle des zones de pauvreté. Ici, la nuance ne fait sourire personne. Certes, autour, il y a Luía, Brestes, Horto Florestal, portions chic aux immeubles neufs, aux frontons impénétrables qui surplombent avec un dédain monégasque les ruelles du creux de vallon et leurs maisonnées mal ficelées, leurs briques nues, leurs volets branlants du gond, leurs fenêtres éborgnées d’où rigolent ces têtes d’enfants avec des yeux qui vous mangent sans ciller.
On suit la venelle en terre et son fin canal d’évacuation où s’écoulent les eaux grasses et l’on débouche sur une aire de foot en terre battue : deux équipes sont à l’assaut de buts sans filet, mais pas un maillot n’est dépareillé. Demain, avec l’aide de subsides gouvernementaux, Carlinhos projette de faire remaçonner les maisons, peindre leurs façades en rose, déplacer le terrain de foot pour y aménager un espace vert où les enfants pourront s’ébattre plus librement que dans les ruelles pentues dévalées par des engins roulant à l’alcool de canne à sucre. « Rêver ne coûte pas cher, se plaît à répéter notre hôte, rêver n’est pas imposable, n’offense personne. » A sa manière, Carlinhos travaille à l’extension du domaine du rêve. Avec Lactomania, Bolacha Maria, les Zarabes et la Timbalada, les blocos congrégations tambourinaires dont il assume le parrainage, il est devenu un acteur social dont tout le monde s’accorde à reconnaître la compétence. Les jours de fête, son club emploie jusqu’à quatre cent cinquante personnes, toutes originaires du quartier.
Chez lui, on devine le scrupule, voire une forme de hantise, car à la fin, vouloir effacer jusqu’aux stigmates de pauvreté de ses voisins, comme si l’indigence de l’autre flétrissait son front à lui, n’appartient pas aux préoccupations du commun. Cette générosité lui invente un fond de jeu, comme disent les aficionados du foot, puisque ses disques en sont dénués. Sa musique ressemble étonnamment à l’endroit où nous sommes, où sa soeur Christina nous a ouvert sa table, meublé de tant de choses dissemblables et répondant cependant à une certaine exigence esthétique. Cette gloutonnerie dispersée remonterait au mouvement tropicaliste qui, dans les années 70, revivifiait la philosophie de l’anthropophagisme culturel ébauchée par le musicologue et poète Mario de Andrade à São Paulo en 1930. Il s’agissait alors de dévorer, peu importe quoi et en quelle quantité, et de régurgiter ensuite ce qui ne servait à rien. Entre autres, ce complexe persistant à l’égard du monde européen.
Dans les années 50, deux musiciens, Osmar Macedo et Adolfo Nascimento surnommé Dodo , avaient bricolé un vieux camion Ford qu’ils trimballaient dans les rues de Salvador au moment du carnaval et sur la plate-forme duquel jouaient musiciens et percussionnistes. Cet attelage décoré d’ampoules multicolores, baptisé Trio Elétrico, devint l’ingrédient indispensable du carnaval bahianais, avec pour singularité de proposer des ensembles pouvant servir n’importe quel répertoire. Osmar Macedo, cité dans le livre que Jean-Paul Delfino a consacré à la musique brésilienne (1), souligne combien « les trios peuvent interpréter, sur un rythme frénétique, des paso doble, des chansons des Beatles et jusqu’à la Cinquième symphonie de Beethoven ».
Ses débuts, Carlinhos les a effectués comme percussionniste à l’arrière de ces camions qui dévorent au kilomètre les pistes musicales les plus inattendues. D’où cette intrépidité, cette inconscience à enjamber les Rubicon, défoncer les barrières, rire des gouffres censés isoler registres et traditions. Sur Omelete man, on découvre Carlinhos en homme orchestre-gibbon qui saute de branche en branche, agite le cocotier, le bananier et l’oranger, jongle avec les sonorités comme avec les fruits de la corne d’abondance. A tout autre l’accumulation des styles serait fatale. Or, enquiller reggae, funk, pop et formes « classiques » de la musique brésilienne frévo, bossa, samba, canção lui semble si naturel que l’on en oublie l’apparent manque de cohérence, les risques d’insignifiance. Omelete man répond ainsi à l’un des principes essentiels de la destinée brésilienne : le métissage. Omelete man serait en fait l’autre nom que Carlinhos a inventé pour désigner son pareil : un être condamné à mêler les sons comme jadis il croisa les sangs et les religions. De fait, le disque est plus brésilien par la gourmandise qu’il montre à hybrider ce qui ne l’était pas encore que par la conviction à défendre ce que l’on connaît déjà des charmes syncopés de ce pays. Water my girl s’imagine comme du XTC à la sauce candomblé, et Cachorro louco s’apparente à du trash punk batucada. Mais d’autres combinaisons sont possibles. Si bien que les « puristes » rentrent précipitamment chez eux, laissant la place à ceux à qui s’adresse en priorité cette musique, les jouisseurs. Sous couvert de concept fumeux, ce disque plaide en vérité pour l’un des principes éternels de la nation : la teuf.
Le dimanche après-midi à Ghetto Square, les membres de la Timbalada jouent du tambour depuis une bonne heure quand soudain Sa Majesté Carlinhos apparaît au balcon, un serpent à plumes en guise de couronne, roi-bouffon d’un peuple condamné à la danse à perpétuité, à entretenir la flamme d’un carnaval sans lequel le Brésil tout entier tomberait en dépression et disparaîtrait. Sous sa direction, la nuit bahianaise est sans répit : il improvise une tombola avec les numéros figurant sur les billets d’entrée, fait entonner à la foule un hymne national encore endolori d’une certaine défaite en finale de Coupe du monde. Tout devient prétexte à jouer les prolongations, à explorer jusqu’aux possibilités les plus subalternes de la fête. Seule la pluie diluvienne l’obligera finalement à interrompre le raout et l’on se dit que jamais auparavant ne s’était ressenti cette impression étrange d’une immense peur de silence et d’immobilité qui, par réaction, stimule la voracité du plaisir à tout prix et oblige à remplir espace et temps de tous les ingrédients possibles de la volupté.
Il est vrai, le lendemain le pays se réveillait avec une fameuse gueule de bois et la crise financière la plus grave depuis soixante ans. On peut comprendre dès lors que Carlinhos mette autant d’ardeur à ce que ses disques puissent charrier toute cette bonne humeur et cette euphorie et finissent, comme on l’a écrit de son compatriote Chico César, « par déployer en chacun de nous les ailes de l’ange et nous renvoyer à notre « folie de Prince ».
1. Jean-Paul Delfino, Brasil : a mùsica (Editions Parenthèses).
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