Avec la Servante, une pièce de vingt-quatre heures, l’auteur, metteur en scène et acteur Olivier Py a réveillé Avignon. Sur les traces du théâtre épique, il avoue n’avoir qu’une ambition : qu’entre le M de Molière et avant le S de Shakespeare, on trouve le P de Py.
Olivier Py : Quand j’ai commencé à travailler sur La Servante il y a deux ans et demi, je me suis dit « Je veux tout sacrifier, je veux faire un grand spectacle, je neveux plus avoir de maison, je veux changer d’amis, de vie, complètement, et après je reviendrai. » J’avais un désir d’exil avec ce travail- là. Et puis l’été s’est terminé, je suis revenu d’Avignon, et il n’y a plus rien. Il y a encore quelques mois, j’aurais pu dire que le théâtre était un média pour dire quelque chose, pour témoigner qu’ensemble nous pouvons encore faire la part belle aux choses du spirituel. Je suis beaucoup moins fier après cette aventure. Maintenant, c’est le théâtre pour le théâtre. Je pourrais continuer et je continuerai sans le prestige, sans le succès, sans la réussite -ça a désormais beaucoup moins d’importance. Ce dont j’ai viscéralement besoin, c’est le plancher du théâtre. Je ne me sens bien nulle part, je ne dors bien que sur un matelas dans les coulisses, je me sens étranger partout.
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Dans les spectacles qui font partie de La Servante, tu fais sans cesse référence au théâtre, tu fais intervenir le régisseur, le metteur en scène, dès figures comme Matamore ou Roméo. Ne crains-tu pas de rester « centré » sur le théâtre
Mais non, le théâtre n’est pas une chose dont on parlé, c’est une façon de parler des choses. C’est comme le sexe. Un outil exceptionnel. Ça peut paraître une ânerie, mais le théâtre relève de l’oralité. Il a un rapport aux livres très ambigu : il semble défendre l’idée qu’une certaine parole ne peut être donnée que de bouche à oreille et non de mains à yeux. Ce qui fait mon travail, c’est la recherche de cette parole qui a tellement besoin de la bouche de l’acteur, de la personne en face. Quelque chose qui ne marcherait que de personne à personne, un peu comme le désir. Moi, je suis chrétien, catholique même. C’est comme si on était à la préhistoire d’une pensée spirituelle. Les grands mots sont devenus suspects: la Joie, la Sainteté, la Spiritualité, même le Sacré -et il me semble toujours qu’ils ne font qu’entourer vaguement la chose indicible. La conviction est vécue dans la joie, dans la célébration de la rencontre : quand on sent qu’entre l’acteur et le texte il y a plus qu’un savoir-faire, une alliance avec ce qui est dit – pas simplement avec la syntaxe- et quand, en face, quelqu’un se voit sur les planches, qu’il voit sa vie racontée. Ça ne se produit pas sur la totalité d’un spectacle mais comme une sorte d’orgasme, d’acmé à un moment de faille, de lapsus. C’est pour ça que La Servante dure vingt-quatre heures, que les pièces sont très longues, que la langue est très dense : je multiplie ces possibilités de rencontre. Au fond, ce que je raconte-la, c’est l’Annonciation.
L’essentiel, c’est la rencontre
La rencontre que je ne connaîtrai jamais, mais peu importe. Il y a cet espoir de trouver qu’on se ressemble. C’est ça, le charme, l’amour, trouver qu’on se ressemble. Plus on a l’air éloigné et pinson se ressemble, plus c’est fort. Car ce qu’il faut aimer, c’est l’autre. C’est une sorte de théologie mariale, se faire engrosser par une parole pour qu’à un certain moment quelqu’un vienne vous murmurer quelque chose à l’oreille et qu’on l’entende si bien qu’on s’en retrouve… enceinte. Enceinte de quoi ? De soi-même évidemment, c’est nous les Vierge Marie, les Vierge Marie attendant la parole qui nous permettrait d’accoucher de nous-mêmes. Voilà ce que c’est que l’Annonciation, c’est d’une théâtralité formidable. Je me suis beaucoup plaint du fait que les générations au-dessus de moi aient coupé le contact avec le spirituel. J’ai l’impression d’avoir vécu une censure tellement forte des textes sacrés qu’il m’a fallu une énergie considérable pour arriver à lire ne serait-ce que l’Evangile. J’ai perdu un temps infini dans les bibliothèques à lire des sous, sous-sous petits maîtres, alors que les textes fondateurs sont enfermés dans les armoires de la Catho. Heureusement pour moi, il y a eu Tarkovski, Le Sacrifice… Ces films, c’est ma génération, on pouvait aller les voir quand ils sortaient. Tarkovski, Bresson, Pasolini, Claudel : une filiation beaucoup plus évidente que celle qui passait par Beckett par exemple.
Tu n’as que 30 ans. As-tu toujours voulu faire du théâtre ?
Ça a toujours été une évidence. Je me suis toujours senti appartenir aux choses qui ne s’héritaient pas. Le théâtre était totalement absent de mon univers d’enfance et, pourtant, très présent pour moi. Mes parents sont pieds-noirs à 100 %.Ils sont encore très jeunes, ils sont rentrés à 18 ans d’Algérie. Je suis, en gros, issu de la bourgeoisie de province athée, très athée.
Tu es venu à Paris pour faire du théâtre ?
Pour y faire du théâtre, écrire des romans, devenir chanteur, acteur de cinéma, tout faire. Et puis khâgne, ce qui m’a beaucoup ennuyé. J’ai fait le Conservatoire. Je suis allé au théâtre pour la première fois en 84 et j’avais déjà monté énormément de choses. A 17 ans, j’avais même monté à l’école les Dramaticules de Beckett. Je n’avais donc même pas des goûts ringards. C’était une question d’évidence, comme la foi, comme l’amour des garçons, comme les choses auxquelles j’appartiens parce qu’elles ne viennent justement pas de ma culture. Peut-être qu’il y a vingt ans j’aurais monté un classique bien lu, avec une mise en scène originale. La mise en scène, c’est assez pauvre finalement : on change un peu le décor, un peu les costumes, l’esthétique du jeu, mais on en revient presque toujours aux mêmes choses. Ce qui peut changer véritablement le projet, c’est la manière de s’adresser au public, ce qu’on veut lui dire. Moi, la culture, je m’en fiche. Cette sorte d’échange de valeurs culturelles pour bien vérifier qu’on est tous du même monde, ça m’ennuie. J’ai foi dans le théâtre populaire. Plus personne n’y croit et, pourtant, ce n’est pas si loin.
La Servantes une oeuvre populaire, j’en suis certain. Les acteurs en ont la certitude, ceux qui l’ont vue aussi. Ceux qui n’en sont pas certains sont ceux qui doutent du peuple. Les médiateurs doutent, ils identifient le public à une classe culturelle. Ils vous demandent si vous vous adressez au plombier ou à la bourgeoisie éclairée. Mais ni à l’un ni à l’autre: je m’adresse à celui qui, chez les plombiers ou dans la bourgeoisie éclairée, peut entendre ma parole et me la faire entendre. C’est le public qui me fait entendre mon texte. Moi, je ne faisais pas partie d’une classe culturelle intéressée par le théâtre. Elisabeth Mazev, comédienne et auteur, avec qui je vis depuis l’âge de 22 ans, est la fille d’immigrés bulgares. Qu’est-ce qui l’a amenée aux poèmes, au théâtre ? Je ne fais confiance ni à la bourgeoisie- éclairée ou non – ni au prolétariat. Comme je ne fais confiance à aucune ethnie. Je fais confiance à ceux qui sont des frères, à cette communauté d’esprit.
Il faut des moyens pour remplir une telle mission ?
II faut que les artistes prennent la responsabilité des théâtres. Jusqu’à maintenant, on n’a jamais donné de responsabilités importantes à un auteur. Comme cette génération d’auteurs/metteurs en scène n’est pas encore identifiée, c’est difficile de nous trouver une place. Ce serait aussi un acte politique de permettre à François Tanguy (metteur en scène du Théâtre du Radeau), à Didier-Georges Gabilly (metteur en scène et auteur qui vient de présenter à Gennevilliers la trilogie Gibiers du temps) de travailler. Sans parler du repli culturel ! Au ministère de la Culture, dans les collectivités locales, c’est l’identitaire préféré à l’identité, la construction de produits plutôt que la création d’un lieu. Les artistes sont de plus en plus dépossédés des terrains d’action. Avec La Servante, j’ai réussi à créer un lieu itinérant. J’ai presque l’impression que nous sommes des clandestins maintenant. Il faudrait, avec quelques metteurs en scène, créer une sorte de cartel. Les spectacles comme celui de Gabilly, par exemple, sont des utopies absolues, personne ne peut plus faire ça. Je vais m’enfermer et écrire. Je n’aime pas beaucoup ça mais c’est quand même quand j’ai un manuscrit, quand j’ai des formules, un poème, que j’ai une chance d’avoir quelques portes de théâtre qui s’ouvrent. On a travaillé cette année encore daris des conditions tellement éprouvantes, changeant de lieu tous les quinze jours… Les comédiens sont très mal payés. Ce qu’il y a de merveilleux pourtant, c’est que le pouvoir, même le pouvoir économique, n’arrive pas à quantifier le potentiel humain. Financièrement par exemple, La Servante, ce n’est pas possible. Ça le devient grâce ail potentiel humain.
Tu participais à la grève de la faim pour que l’ONU intervienne en Bosnie. Qu’en as-tu retiré?
Ça a ramené toutes les questions, même celle dé la foi, à une chose très simple : comment fait-on pour être ensemble Je n’avais pas compris que le politique, c’était d’abord ça. C’est quand on a de l’espoir qu’on commence à croire à une expérience politique. La Servante m a donné un espoir, la grève de la faim aussi. Parce qu’on a réussi à être ensemble. Alors, j’ai foi dans ces groupes pacifiques. On ne croit plus aux institutions mais ce n’est pas grave, on va réussir à trouver des formes qui vont peut- être inspirer les institutions.
Cette expéricnce, ça te pertmet de trouver une identité, de te battre pour quelque chose ?
Je n’ai pas vécu la grève de la faim comme une ascèse. Faut pas déconner : on l’a quand même fait pour la Bosnie, pour Sarajevo. Ce qui est maintenant déchirant, c’est que la France a serré la main aux criminels de guerre, elle a fait serrer la main des deux pauvres garçons, les pilotes, à leurs bourreaux. On a eu l’idée de lâcher cinquante cochons devant l’Elysée le soir où Milosevic était à Paris. Mais il y avait les grèves, ce n’était pas facile et on na pas trouvé l’argent pour le faire. On voulait colorier toutes les fontaines de Paris en rouge, mais elles étaient asséchée parce qu’il faisait trop froid. Il faudrait se faire violer par un chien sur la place publique, un chien sur lequel on écrirait Mladic. C’est peut-être ça la place des artistes blancs, occidentaux. Il faut créer le malaise. J’ai été très touché par les artistes américains qui ont des actions masochistes, qui s’enferment dans des boîtes, qui se mutilent.
Et maintenant, comment continuer
Le combat important maintenant consiste à dire : ne blanchissez pas les criminels de guerre. Parce que, d’une certaine manière, c’est ça la suite du processus des accords de paix de Dayton. C’est une question de dignité minimale. Depuis cinquante ans, on a essayé de construire un « Plus jamais ça ». La grande cassure du XXe siècle, ce n’est pas la chute du mur de Berlin, qui était peut-être tombé depuis bien longtemps, c’est que le « Plus jamais ça » est tombé. Je ne sais pas comment on va faire polir vivre dans un monde où l’on ne peut même pas dire « Plus jamais ça. » Parce que, pour l’instant, dans cette histoire, il n’y a pas eu défaite écrasante des fascistes. Il faut y parvenir. A Sarajevo, il y a une incroyable résistance.
Les Serbes qui vivent dans Sarajevo – pas ceux de Pale – sont d’abord bosniaques et ensuite serbes. Je garde toujours le souvenir de cette jeune fille habillée en rose bonbon, parfumée, ravissante, éclatant de rire, traversant la rue avec une élégance délicieuse et qui représente cette incroyable force qui dit « Nous, nous voulons vivre ensemble, détruisez-nous, torturez-nous, mais nous ne fonderons pas notre amitié sur des bases ethniques. » Ces gens n’ont pas capitulé. C’est dur de combattre. Moi, je ne suis pas un héros, je ne suis pas un militant exemplaire. C’était plus facile au mois d’août. La rentrée a été abominable. Peut-être les gens étaient-ils aussi sur d’autres fronts.
Au-delà de Sarajevo, sur quels fronts les artistes doivent-ils être présents’
Il faut tirer tous azimuts. Je ne veux pas faire la révolution, je n’y crois même pas. Mais je veux faire le plus de révolutions possible, partout, tout le temps, et à commencer dans ma propre vie. Je peux en faire dans mon lit, au quotidien. Dérouter l’image, identifier les visages. En, France, il y a eu Genêt, par exemple, pour écrire Les Nègres pendant la guerre d’Algérie. Sa voix manque. A Sarajevo, je me disais qu’il aurait pu faire quelque chose avec cette indignation. Moi, je suis trop petit encore.
Cette sensation de désespoir, de désarroi extrême, est une chose récente pour moi. Je n’y croyais pas, mais les salauds, ça existe. Le fascisme fonctionne au leurre : il nous fait croire qu’il est là et il est dit « soupçonné d’être un criminel de guerre » au lieu de dire « criminel de guerre ». Après Sarajevo, même ma fois s’est transformée.
Dans quel sens’
Moins d’images. Je retiens encore un petit peu moins le corps du Christ. J’ai encore mieux entendu ce « Ne me retiens pas »qui demeure quand même énigmatique. Quand Dieu est absent, je le laisse absent. Je ne lui demande pas de signes et toute ma foi se fonde avec cruauté et douceur dans son absence. Il y a ce miracle : malgré cette absence de plus en plus affirmée, je peux d;re a un autre « Oui, je crois encore .Je crois encore que nous ne sommes pas seuls. » Quand Jean-Luc est mort (Jean-Luc Lagarce, metteur en scène récemment mort du sida), j’ai vu ses acteurs continuer à jouer. Et comment fait-on quand on est en tournée et que le poète est mort C’est toujours la même vieille histoire, on peut toujours mourir dans la neige comme Matamore. Jean-Luc aurait pu mourir dans la neige, il était faible, il était épuisé, malade, il avait les répétitions, les valises à porter. On n’est plus dans des carrioles mais on va d’un TGV à l’autre – finalement, c’est pareil. L’inconfort, le malentendu. Pour une compagnie, la tournée des théâtres publics, c’est encore le capitaine Fracasse. Avec la douceur et la tendresse qu’il y a entre nous, et ce théâtre qui est toujours à deux doigts d’être là où il n’a plus aucun sens, dans l’absent. Et pourtant, il y a des gens, et j’en fais partie, qui peuvent dire « J’aime ça. » Comme je peux dire oui, je crois en Dieu, avec de moins en moins de mysticisme, de moins en moins d’extase, de moins en moins de sensualité, mais je crois.
Dans le prochain projet d’écriture, tu repars dans une grande histoire épique
Oui, pour dire ce que jeudis là, mais en mieux, en mieux chanté. Travailler avec la force de l’exceptionnel, avec beaucoup d’acteurs. J’aimerais travailler avec ceux de La Servante. J’aime écrire pour des gens que je connais. Je veux créer un théâtre populaire aussi fort, aussi important et inspiré que celui de Brecht par exemple. Je suis certain que j’arriverai à concilier une invention formelle, une énergie poétique, une parole et une large écoute. C’est mon ambition : je veux être l’égal de Brecht, l’égal de Molière. Je mets mon humilité à ce point d’orgueil et, dans l’écriture, je veux être l’égal de Genêt, je veux être l’égal de Shakespeare. Voilà, si un artiste n’a pas un but comme ça, à quoi ça sert ?
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