Okkervil River tient enfin son chef-d’oeuvre :
un album de rock américain dense, habité et luxuriant.
C’est une discographie qui se lit et s’écoute comme une saga de l’Amérique buissonnière, qui doit à Faulkner, qui doit à Neil Young, qui doit essentiellement à l’esprit rayonnant de Will Sheff. C’est le grand roman américain qu’il écrit ainsi d’album en album, dans une fuite en avant vers une sophistication et une majesté dépassées d’étape en étape.
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Scénariste totalement désinhibé du chaos, des bas-fonds et des coeurs percés, Will Sheff est également devenu un admirable metteur en son, vendant même désormais son savoir-faire aux autres, comme notamment sur le prodigieux True Love Cast out All Evil de Roky Erickson, qui marquait en 2010 le retour en grâce du leader cramé des 13th Floor Elevators. Infatigable, on le retrouve derrière Norah Jones, les jeunots Bird Of Youth ou The New Pornographers.
On n’oubliera jamais, en plus, ses années de bons et loyaux sévices au sein de Shearwater, groupe qu’il cofonda avant de le quitter, après y avoir élevé la rêverie en rigoureuse discipline olympique. Mais depuis deux ou trois albums Okkervil River est de moins en moins le nombril de Will Sheff – qui ressemble au fils de Eels et Jarvis Cocker un lendemain de nuit difficile.
C’est devenu un groupe, rageur, bilieux, idéal pour porter les mots accidentés de Sheff qui chante, avec des éclairs inquiétants dans les yeux et du tonnerre dans la voix, des choses suffisamment terrifiantes sur la nature humaine pour que ses disques soient vendus avec l’autocollant “Parental advisory/explicit content”. Sur I Am Very Far, la lumière baisse une fois encore, alors que grimpent les ambitions, les défis. L’agneau folk se convulse le plus souvent en loup rock, pour des textures nettement plus tendues, intenses que par le passé.
Will Sheff n’est plus ici un troubadour tourmenté, exalté, ce qui faisait le charme et les limites de ses premiers pas, guidés par Leonard Cohen ou Tim Hardin – on soupçonne depuis des années Arcade Fire d’avoir appris à nager dans Okkervil River. Dans les moments les plus désolés, comme son compatriote texan Townes Van Zandt, Will Sheff fait pousser des orchidées en plein désert : une pop de chambre qui bat à plates coutures les chansons les plus osées de Bright Eyes ou The National.
La démesure, qui n’agissait autrefois que par rafales, est ici une constante haletante, à la Scott Walker, à la Sufjan Stevens, qui pousse chaque refrain au surpassement, impose des torgnoles de violons, des tempêtes de choeurs à des mélodies déjà elles-mêmes audacieuses. Le son, charnel et profond, magnifie la voix de crooner précaire de Will Sheff, offrant à Okkervil River des sommets accidentés mais hospitaliers qui pourraient enfin offrir au groupe le triomphe qui devait fatalement, un jour ou l’autre, le rattraper et l’enlacer. On ne voit décemment pas ce que le groupe pourrait oser de plus que ces vertigineux White Shadow Waltz, Rider ou Wake & Be Fine. Le titre de l’album, I Am Very Far, se traduira donc ainsi : je suis très nettement au-dessus.
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