Le patient anglais. Classique du XXème siècle, référence des milieux non académiques, Benjamin Britten souffre d’une image de compositeur réactionnaire dont les oeuvres sont peuplées de coupables fantasmes. Le ténor Ian Bostridge et le violoncelliste Jean-Guihen Queyras redorent son blason. Les plus grands compositeurs sont finalement ceux qui ont donné matière à controverse, ceux aussi […]
Le patient anglais. Classique du XXème siècle, référence des milieux non académiques, Benjamin Britten souffre d’une image de compositeur réactionnaire dont les oeuvres sont peuplées de coupables fantasmes. Le ténor Ian Bostridge et le violoncelliste Jean-Guihen Queyras redorent son blason.
Les plus grands compositeurs sont finalement ceux qui ont donné matière à controverse, ceux aussi qui, ignorant les politiques et les trajectoires musicales toutes tracées, ont pleinement assumé leurs choix esthétiques. Comme Stravinski, Benjamin Britten (1913-1976) a régulièrement subi les foudres de ceux qui considéraient le progrès musical incarné par le seul Schoenberg ; beaucoup y ont cru, et on peut les comprendre. En se penchant sur l’oeuvre du plus grand compositeur anglais depuis Purcell, on s’aperçoit en effet que le déchet n’y est pas rare, mais que quelques oeuvres au profil puissant, sans parler d’une kyrielle de pièces plus effacées mais ô combien significatives, car tournées vers la pratique utilitaire, suffisent à établir la carte d’identité valide d’un auteur que ce siècle ne peut plus renier : les opéras Le Tour d’écrou, Peter Grimes, Billy Budd, leWar requiem ou encore certains cycles de mélodies sont la marque d’une sensibilité et d’un tempérament dramatique rares.
En Angleterre, depuis des lustres, Britten est un nom incontournable dans l’éducation musicale des jeunes, tout simplement parce qu’il s’est penché sur les questions les plus élémentaires de la formation, et a composé des paraboles transparentes et universelles, comme Curlew river que le Festival d’Aix a donné cet été. Mais Britten, c’est surtout, pour une Angleterre restée très puritaine, même si elle l’a anobli, un enfant naturel aux penchants coupables : d’abord un pacifiste notoire qui s’exile au Canada et aux Etats-Unis entre 1939 et 1942 avec son compagnon de vie, le ténor Peter Pears. En cette fin de siècle moralisatrice, la perception de Britten s’est encore obscurcie de l’imaginaire fantasmatique du corps et du sexe, alimenté par le profil inquiétant des personnages qui hantent ses opéras : beaucoup d’hommes, des marins naïfs et vigoureux, des marginaux innocents mais quand même coupables pour la société, des maîtres d’armes tyranniques à la sexualité mal assumée. Les visions de Britten sont un hymne conjugué au corps et à l’esprit. Les spectateurs de l’Opéra Bastille qui ont vu il y a quelques mois le baryton Rodney Gilfry torse nu se le rappellent. Certains l’auraient volontiers consolé de leurs caresses. Voilà le monde agité d’un humaniste, lui-même conscient des valeurs de la faute et du repentir. Et puis, il y a beaucoup d’enfants, çà et là, qui parcourent son oeuvre… Mais au-delà de ces fantasmes populistes, y a-t-il autre chose de consistant qui puisse rendre justice à Britten ?
On aime Britten parce qu’il est authentique et sincère. La parution récente de deux albums le montre plus que jamais. Ils unissent la réhabilitation d’oeuvres considérées comme mineures, les Suites pour violoncelle seul, assumée sans vergogne par Jean-Guihen Queyras, habitué des joutes autrement plus modernistes avec l’Ensemble InterContemporain de Boulez dont il fait partie, à la prestation vocale du ténor Ian Bostridge, qu’on peut d’ores et déjà considérer comme le meilleur ambassadeur de cette musique.
Avec son air de ne pas y toucher, son air timide et fragile, ce dernier pénètre au coeur de cette musique. Bostridge écrit aussi et il a consacré une étude à la sorcellerie à l’époque de Purcell, ce qui lui permet d’aborder le répertoire de la mélodie anglaise et du lied (Schubert, Schumann) avec cette dimension en arrière-plan. « Ma première expérience avec Britten, comme beaucoup de gens en Angleterre, je l’ai eue à l’école en chantant sa musique, ce qui correspond à son parcours : écrire de la musique pour amateurs et pour enfants. A 23-24 ans, j’ai été bouleversé par la lecture que donnait Fischer-Dieskau des Songs and proverbs de William Blake, un des grands poètes de référence de Britten. » Bostridge avait déjà interpellé le monde musical en chantant dans Le Tour d’écrou (qu’il considère comme le plus grand opéra de Britten). Mais s’il aborde la scène, c’est dans la mélodie et le lied qu’il se révèle le plus, à la manière de son collègue allemand Matthias Goerne dont on a parlé ici même il y a un mois, en liant les grands cycles du romantisme comme Le Voyage d’hiver de Schubert, à ceux du xxème siècle. « Ces oeuvres sont des monodrames, la liaison entre les différents poèmes qui composent un cycle vocal est très importante, et Britten a largement apporté sa contribution à l’édification d’un corpus. Il met magnifiquement les mots en musique. Chanter Britten pour les ténors de la génération post-Peter Pears, c’est un défi car les oeuvres sont écrites en fonction de sa voix. La tessiture est difficile, souvent en dessous de celle d’un ténor ordinaire. »
L’album de Bostridge, qui regroupe plusieurs oeuvres dont le poignant Our hunting fathers sur des poèmes d’Auden, montre pourtant sa capacité à venir à bout de ces exigences. Bostridge passe de la rêverie à l’expression haletante de la mort avec un naturel étonnant. Une manière de faire de l’opéra tout en évacuant certains fantasmes : « Il y a en ce moment des problèmes avec les thèmes abordés par Britten dans ses opéras. Tout le monde parle des relations avec le sexe, des thèmes scabreux qui parcourent ses oeuvres, les obsessions sur la jeunesse, ou bien on parle de sa musique sur un plan très technique et musicologique. Il n’y a rien entre et c’est de ça qu’il faut parler. C’est un compositeur vraiment moderne, guidé par le désir d’écrire une musique que le public puisse comprendre. Il s’est mis dans une tradition moderne. Il a réagi contre le postsérialisme anglais pour se tourner vers Bach. La Sérénade pour ténor, cor et cordes (qu’il a enregistrée) est bien originale, elle n’appartient pas aux clichés. Elle parle aux gens. Tous ces problèmes sont maintenant plus faciles à gérer. Les controverses de l’après-guerre sont dépassées. Les plus grandes oeuvres sont celles écrites pour quelques instruments comme les paraboles des Evangiles. L’opéra Peter Grimes montre toute l’ambition de trouver un langage personnel et crédible qui ne soit pas réactionnaire. C’est pour moi une très grande oeuvre, très dramatique, que je ne pourrai chanter qu’à l’âge de 50 ans. Pourtant, il est difficile de s’identifier à sa morale : le fait d’abuser de l’innocence de jeunes gens. Le personnage est intéressant mais l’humanité est absente de l’oeuvre. »
En abordant l’oeuvre instrumentale de Britten, le violoncelliste Jean-Guihen Queyras n’a pas d’autre état d’âme. Il s’insurge à l’idée qu’on puisse la considérer comme un répertoire purement expérimental : « C’est une très forte et très sincère exploration des méandres de l’âme humaine et des angoisses qui sont en nous. C’est parfois naïf mais jamais niais, il n’y a pas de faiblesse et c’est tellement sincère. Britten utilise le violoncelle comme un instrument introverti, solitaire pour accomplir une recherche. J’y vois le rapprochement avec certaines oeuvres baroques pour viole, une sorte de dialogue avec l’au-delà, ce qu’a montré le film Tous les matins du monde. La 3ème suite est très significative, c’est la plus libre. Elle se termine par une élégie, un hommage aux disparus très émouvant. La 2ème est très néoclassique mais elle va bien au-delà. On doit passer à travers la référence à Bach, même si l’on remarque les clins d’oeil çà et là. La construction est différente. C’est un voyage initiatique très personnel. J’ai évidemment aussi un faible pour les grandes oeuvres vocales de Britten. Je crois en sa musique qui n’est pas démodée. Je peux comprendre qu’à une certaine époque elle ait pu agacer certains. Sa force a finalement été de ne pas tenir compte des avancées du siècle. Elle ne tient pas compte de ses propres insuffisances. Britten a toujours voulu rejeter les conservatismes anglais (Elgar, Vaughan-Williams). Il a complètement assumé de ne pas être à l’avant-garde, il a ignoré la musique de mauvais goût de son temps pour se plonger dans la musique anglaise du passé. Il s’est créé son monde. Le rejoignait et le rejoint qui veut. » On hausse souvent les épaules en parlant de musique anglaise, de son incapacité à générer de grands auteurs. Quelqu’un a dit que Britten était un compositeur d’après-garde. C’est peut-être la meilleure façon de le présenter, en tout cas, sans arrière-pensée. Queyras et Bostridge montrent bien la pertinence de son parcours. Benjamin Britten : oeuvres vocales, Ian Bostridge, ténor, Britten Sinfonia, dir. Daniel Harding (EMI Classics).
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