Roumain de maître. Une intégrale d’oeuvres orchestrales et Oedipe, surprenant opéra joué récemment à Paris, permettent de jeter un regard neuf sur Georges Enesco. Celui qui se fit connaître par ses plaisantes Rhapsodies roumaines était en vérité un indépendant, traversé de singulières intuitions, affranchi des courants esthétiques dominants. Joué de son vivant, dans la première […]
Roumain de maître. Une intégrale d’oeuvres orchestrales et Oedipe, surprenant opéra joué récemment à Paris, permettent de jeter un regard neuf sur Georges Enesco. Celui qui se fit connaître par ses plaisantes Rhapsodies roumaines était en vérité un indépendant, traversé de singulières intuitions, affranchi des courants esthétiques dominants.
Joué de son vivant, dans la première moitié du xxème siècle, Georges Enesco est tombé dans l’oubli à sa mort, en 1955 à Paris. Pourtant, des interprètes fameux tels les pianistes Alfred Cortot, Clara Haskil et Dinu Lipatti, des violonistes comme Yehudi Menuhin, Jacques Thibaud, Christian Ferras et David Oïstrakh, ou encore des chefs comme Gustav Mahler (avec la Philharmonie de New York en 1911) ou Leopold Stokowski ont popularisé sa musique… Mais Enesco n’était pas seulement compositeur, c’était un musicien complet qui, à l’image des grandes figures tutélaires du passé, pratiquait également le violon, avec virtuosité, le piano et la direction d’orchestre et même l’enseignement. En ce sens, à l’époque des bouleversements sociaux et artistiques qui agitent le début du xxème siècle, il reste la dernière grande incarnation de la tradition classique, à la suite d’une longue lignée de compositeurs-interprètes, après Franz Liszt et Ferrucio Busoni. Mais, par-delà sa mort, son oeuvre, composée dans le silence et le secret, continue d’interroger… En 1992, Yehudi Menuhin évoquait ses premières rencontres avec Enesco qui fut son professeur ; le jeune Menuhin le suivait au fil de ses déplacements, entre Paris et la Roumanie, de 1923 à 1936 : « A chaque fois j’étais fasciné, et je suis tombé amoureux de ce musicien extraordinaire, à l’air léonin, jouant avec cette qualité d’improvisation qui est essentielle dans la musique car, lorsque l’on joue, si cela devient simplement une chose répétée, que l’on fait maintes fois, ça ne communique pas.
Quand Enesco faisait de la musique, ça communiquait toujours, comme dans la musique tsigane et, même s’il n’était pas tsigane, il comprenait l’esprit du folklore roumain. A cet égard, il était le contraire de Bela Bartók, qui s’est intéressé au folklore comme émanation directe de la tradition d’un pays (la Hongrie, les Balkans et l’Afrique du Nord), alors qu’Enesco reflète l’intérêt pour la musique d’un peuple nomade, dont les sources se situent aux Indes et qui a tant influencé le violon et le chant en Russie, mais également dans les Balkans. »
Dès l’âge le plus tendre, le musicien subjugua tous ceux qui l’approchèrent, des vénérables compositeurs qui se penchèrent sur lui comme des fées bienveillantes à ses élèves violonistes recueillant le moindre de ses conseils, jusqu’au public qu’il a toujours charmé ; toutes les photos de lui, prises à n’importe quelle époque, restituent son regard d’une intensité exceptionnelle. Né en Roumanie en 1881, ce fils de modeste agriculteur étudia dès l’âge de 7 ans à Vienne avant de s’établir à Paris en 1895, stimulé par l’effervescence du milieu artistique, et d’être introduit dans les cercles musicaux les plus divers, rencontrant Saint-Saëns, Massenet et d’Indy, mais aussi Fauré. C’est au conservatoire, dans la classe de Fauré, qu’il fait la connaissance de Maurice Ravel. Ensemble, ils déchiffrent leurs premières compositions : Enesco, sa Suite pour piano n° 1 « Dans le style ancien » ; Ravel, son Habanera pour 2 pianos. Mais les qualités de compositeur s’effacent à l’époque derrière celles du violoniste virtuose. Si le public accueille avec complaisance les exécutions de sa Première sonate pour piano ou de sa Sonate n° 1 pour violon et piano, il apprécie davantage l’interprète, le violoniste dans les Sonates de Beethoven et le Concert de Chausson, ou le soliste dans les Concertos de Mendelssohn, Brahms, Bruch, Beethoven, Mozart, Saint-Saëns et la Symphonie espagnole de Lalo. Ses interprétations des Sonates et Partitas pour violon seul de Bach subjuguent, car son jeu est étonnamment moderne et sensible, débarrassé d’un pathos où cette musique souvent s’engluait. Dans les quelques disques qui ont préservé ses interprétations de Bach, on perçoit aussitôt les recommandations qu’il adressait à ses élèves : « Un débit aussi clair et logique que possible » et « Une grande souplesse d’archet dans l’exécution des accords ».
Ce sens de l’articulation et de la polyphonie se retrouve tout naturellement dans ses oeuvres propres, en particulier le surprenant Octuor à cordes de 1900 qui est à la fois un adieu au romantisme de ses maîtres vénérés Brahms et Wagner et une ouverture vers le xxème siècle, avec son architecture d’une richesse polyphonique et d’une luxuriance thématique inattendues. Mais, une fois encore, le public préfère à cet Octuor les deux Rhapsodies roumaines, d’un abord plus facile, qu’Enesco compose l’année suivante. Sans mésestimer leur qualité, ces deux partitions vont lui faire du tort, car elles vont occulter ses oeuvres à venir, public et organisateurs de concerts gardant d’Enesco l’image d’un compositeur « folkloriste » de Rhapsodies. Paradoxalement, au début du siècle, en composant ses Rhapsodies avant Le Sacre du printemps de Stravinski et les oeuvres de Bartók inspirées par le folklore, Enesco a l’intuition d’une musique moderne, plus universelle, qui synthétise à la fois la fin du romantisme et les folklores issus des différentes écoles nationales. Pourtant, il est encore plus fascinant dans ses trois Suites d’orchestre, composées entre 1902 et 1939. Ici, le folklore n’apparaît plus aussi ouvertement que dans les Rhapsodies, revêtu d’un costume couleur locale et dansant sur un rythme effréné ; au contraire, il se dissout de manière souterraine dans le tissu orchestral, créant des plans acoustiques jusque-là inconnus le Prélude à l’unisson de la 1ere suite , où la mélodie éthérée de plusieurs instruments combinés aboutit à un seul son, quasi surnaturel. Ainsi, dans un passage de sa Suite n° 3, Enesco, à l’instar de Debussy et Ravel, obtient de saisissants coloris de timbres impressionnistes : l’orchestre semble s’arrêter, suspendu dans une atmosphère vespérale, créant un monde de vibrations infinitésimales. Une impression que l’on retrouve dans sa Sonate n° 3 pour violon et piano « Dans le caractère populaire roumain » (1926) et ses Impressions d’enfances, pour violon et piano (1940), récemment redécouvertes et enregistrées par Gidon Kremer, qui témoignent d’une imagination sonore d’une liberté totale comparable seulement à cet art de l’improvisation des violonistes tsiganes que Menuhin admirait tant chez son maître : « Il jouait comme s’il improvisait, avec cette concentration, cette faculté de créer le son comme s’il sortait à l’instant du néant, comme des mots ouvrant leur sens directement à l’esprit. »
A partir des années 20, chef d’orchestre comblé, Enesco dirige régulièrement à Paris, Vienne, Londres, Amsterdam et dans toutes les grandes villes américaines. Mais n’est-ce pas par nécessité financière qu’il traverse les pays et les continents, négligeant la composition ? Il y dirige tous les répertoires mais, par excès de pudeur, omet de se programmer… Il trouve cependant le temps d’écrire un unique opéra, Oedipe, qui l’occupe de 1922 à 1935. C’est, selon Enesco, sa partition préférée, au point qu’il avouera, dans l’exaltation de la composition, s’être identifié par moments à son héros. Il faut d’ailleurs l’écouter chanter, en s’accompagnant au piano, les scènes clés de son opéra à la radio dans les années 50, pour saisir l’indubitable pouvoir de fascination qu’exercent non seulement l’oeuvre mais également la personnalité du compositeur lui-même, par-delà les années ! Passionné par l’ouvrage lyrique de son aîné, le compositeur Mihaï Mitrea Celerianu voit dans l’acte i d’Oedipe une musique totalement inclassable, de par la volonté d’Enesco de recréer une Grèce antique, imaginaire et mythique à partir d’intuitions et d’audaces sonores que l’on retrouve dans ses ultimes partitions, comme sa Symphonie de chambre. Les voix, elles aussi, sont traitées avec originalité. Le compositeur ne craint pas d’assimiler plusieurs techniques vocales, usant de mélismes savants et passant du chant à la déclamation avec un singulier sens expressif.
Dépossédé de ses biens par le régime totalitaire roumain, Enesco ne retournera plus dans son pays natal après 1946. A Paris, où il continue seulement d’enseigner, comme ces Tsiganes apatrides et sans illusions, il s’enferme peu à peu dans une solitude qui, étrangement, rappelle celle de son héros Oedipe, luttant pour sa liberté. Dans un dernier entretien radiophonique réalisé en 1951 et sous-titré A voix basse, Enesco disait accepter de se restreindre en tout : « De la lumière, j’en veux modérément. De la beauté, pas trop. Moi qui étais si sensible à tout ce que l’univers m’offrait d’imprévu, de puissant, de coloré, je ne désire plus qu’une chose au monde : traduire jusqu’à ma dernière heure ce qui frémit en moi, exprimer jusqu’à la goutte ultime le suc du fruit sauvage que les années ont mûri. Tant que j’existe, je veux chanter. Je rêve tout le temps, j’écoute sans comprendre, et je m’évade en composant. La vie est un songe. Le songe est toute ma vie. »
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