Les 18 et 19 juin derniers, Oasis retrouvait la scène après un an ou presque de repos tumultueux mais salvateur. C’est à San Francisco, en première partie du show hystérique de U2, que les Mancuniens effectuaient un retour nonchalant mais impressionnant, à quelques jours de la sortie déjà événementielle de leur troisième album, Be here now. De Bono à Nono, deux façons radicalement différentes de faire du rock gigantesque.
Dans San Francisco, en cette fin de mois de juin, c’est l’effervescence. Plus une chambre de libre, plus une voiture à louer : pas tous les jours que la Bay Area organise un tel symposium. La télévision locale est monopolisée par l’événement, se gargarisant de ce meeting prestigieux entre grands de ce monde entre ces puissants décideurs qui règlent en privé le bien-être du petit peuple. On les interviewe avec angoisse, en leur demandant de pronostiquer la vie urbaine de demain dont ils seront, à coup sûr, les chefs d’orchestre. C’est vrai : pas tous les jours que San Francisco organise le congrès des maires des grandes villes américaines.
Il ne reste que peu de place pour une autre rencontre au sommet : le retour sur scène d’Oasis, après avoir claqué la porte des Amériques en septembre dernier. Une résurrection, en première partie de U2, mise en scène par un Bono toujours preneur quand il s’agit de récupérer un peu de miettes de crédibilité sous la table en conviant le Velvet, Björk, Stereo MC’s, PJ Harvey ou Oasis à servir les hors-d’oeuvre. Sauf que là, Noel Gallagher et Oasis n’ont pas vraiment l’intention de servir de faire-valoir, eux dont le nouveau Be here now est déjà appelé, à quelques semaines de sa sortie, à humilier tous les chiffres de vente du Pop des Irlandais. Il faudra traiter Oasis en égal.
Toujours drôle de voir les grands de ce monde se serrer les coudes, décider comme ça, pour protéger la planète, des pactes de non-agression. Tant pis pour les petits pays, les géants ont décidé de s’aimer, de s’entraider je te donne un peu de ma crédibilité, tu me prêtes un peu de ton public pour dominer encore mieux, encore plus lourdement. Ainsi vit-on l’automne dernier un bien curieux cessez-le-feu, une conférence de paix un rien suspecte entre U2 et Oasis Blur, trop nain, à peine le Lichtenstein, n’avait pas été invité. Ça faisait vraiment plaisir à voir, cette entente cordiale d’un Noel Gallagher remerciant le père Bono, qui reconnaissait, sans leur demander leur avis, ses enfants de Manchester : « Oasis, c’est la suite logique de U2, ils se fichent de leur image, de leur réputation. » Les mauvaises langues, bien informées, ont affirmé qu’Oasis venait à San Francisco au secours de U2, dont la gigantesque tournée Pop Mart, beaucoup trop chère et ambitieuse (on murmure des sommes dépassant l’entendement ne serait-ce que pour monter et démonter chaque soir le décor), commençait à virer Crédit Lyonnais.
Alors que U2 s’arrache les cheveux à la tête de sa multinationale de total-spectacle quelque chose entre Jean-Michel Jarre à Houston, la secte du Mandarom, le Futuroscope de Poitiers, le naufrage de Waterworld et le pape à Lyon , Oasis est venu ici en vacances, loin des pressions et hystéries anglaises, faire un concert comme s’il répétait pour quelques copains. Pour se convaincre que ce groupe dribbleur et nonchalant a bien évité les tacles assassins de la responsabilité, il suffit de voir, quelques heures à peine avant leur montée sur scène, les mines détendues et les gestes rigolards du bassiste Guigsy et de Noel Gallagher repérés dans une boutique Banana Republic du centre-ville, dans un shopping effréné.
Aux abords du gigantesque stade d’Oakland, l’ambiance est à la kermesse familiale : des tables de pique-nique se déplient dans le parking, le long des voitures, histoire de se goinfrer de pizzas avant le show. Une atmosphère franchement amicale, à des années-lumière de l’ambiance de camp disciplinaire qu’une armée de vigiles virils fait régner à l’intérieur. Les Anglais sont venus en masse, mais pas vraiment en messe : indisciplinés, ils soutiennent Oasis exactement comme leur équipe de football, drapeau Union Jack au poing, coup dans le nez et coup de soleil obscène sur les épaules. Ce soir, l’Angleterre joue à l’extérieur, alors il faut se faire entendre. Facile de repérer le Britannique dans l’immense file d’attente des invités : il se croit aussi important que Liam Gallagher, dont il a adopté la coupe de cheveux, les lunettes de soleil et l’air ballot. D’ailleurs, il ne parle que des héros mancuniens, en les citant par leurs prénoms, signe d’une enviable intimité. Visiblement, Oasis possède en Angleterre beaucoup d’intimes. De quoi remplir un stade californien.
Sur la scène indécente inventée par la mégalomanie de U2, on guette l’entrée sur scène d’Oasis le pas lent ou le pas décidé, école Beck ou école Tapie ? C’est important, la façon dont un groupe marche à pied. Quiconque a vu Clash ou les Stone Roses au sommet de leur gloire vous le confirmera : un groupe de rock fier marche avec une classe inouïe. On attend donc ce moment historique, à coup sûr hystérique, où la Clarks droite de Liam Gallagher celle-là même qui avait tourné le dos aux Etats-Unis le 12 septembre 96, assassinant une tournée américaine en son milieu et condamnant presque Oasis va fouler la scène de l’Oakland Coliseum. Un moment aussi important, aussi palpitant que Jedi s’en retournant, que le Christ ressuscitant d’entre les morts, que de Gaulle sortant du désert, que Napoléon revenant d’exil. Et soudain, Il arrive, d’un pas nonchalant et crâneur, d’un pas de star vraiment incroyable. Un petit pas pour Liam Gallagher. Un grand pas (dans le cul) pour l’humilité.
« Hi, we are Oasis, from Manchester. » L’unique moment de grâce pure avant une heure de rock banal et poussif, expédié comme à l’entraînement. Car pour son retour sur scène, Oasis évoque ces premières journées de championnat de football, où les muscles encore endormis par une cure de soleil, de pastaga et de matage de meules sur les plages nouveaux-riches s’ennuient ferme. On a l’impression de voir jouer Sochaux au mois d’août. Comment, alors, expliquer que le lendemain, au même endroit et à la même heure, on ait vu jouer le Brésil ? Car pour son deuxième concert, Oasis a déjà retrouvé son panache. On obtiendra une réponse : le son, effroyablement bas le mercredi, sera revu à la hausse spectaculaire le jeudi. Car un proche d’Oasis nous le confirmera après le concert : « Je ne comprends pas U2. Ils dépensent des milliards sur le décor et se retrouvent sans un sou pour la sono. Alors que nous, on investit tout dans le son et s’il y a du rab’, on se paie un drapeau en fond de scène. »
Jouées exactement dans le même ordre, les chansons avaient hier le geste lugubre, l’étincelle en berne ; ce soir, même des Acquiese, même des Roll with it se permettent de sidérer par leur élégance, leur félinité on ignorait qu’il fût possible de danser aussi lascivement avec un cul aussi lourd, on se demande encore comment de telles chansons aux allures d’ânes bâtés peuvent ainsi se transformer en pur-sang. Dès le second morceau, un Supersonic qui titille effectivement le mur du son, on sait que l’époque est déjà très loin où Oasis, le moral dans les Clarks, plaquait l’Amérique : Liam fait l’andouille, dans une chorégraphie qu’a dû lui enseigner Pierre La Police. Signe de la bonne humeur, il faut attendre le troisième morceau, Morning glory, pour l’entendre lâcher son premier « fooking ». Pas un « fooking » de dépit ou de colère, juste un « fooking » de petite joie : le vocabulaire de la maison est limité, il faut déceler dans les intonations les différents sens d’un même mot, toujours le même, convoqué à chaque phrase. Pourtant, pas un seul changement dans le jeu de scène d’Oasis : les bras ballants, les pieds (Adidas, Clarks, Puma) disposés en un savant angle à 90°, marquant le rythme.
Il y a quand même du nouveau chez les Mancuniens : un clavier, discret, règle les arrangements et parfois plus, si affinités ainsi sur le nouveau Be here now, où il crâne comme une brute. Il y a surtout du neuf dans la voix de Liam, d’habitude abonnée au canapé-télé et qui s’autorise désormais c’est très net sur le single D’you know what I mean un peu de sport, entre escalade et même voltige. Car laissée en jachère pendant presque un an, sa voix, éraflée par un hédonisme redoutable, a gagné là une assurance inédite. On se surprend à sourire en imaginant Liam Gallagher profitant de son année sabbatique pour suivre des cours de chant. Mais on revient vite à la raison : autant imaginer Alési prendre des leçons de conduite. Car c’est en force, en roulant sur les graviers, en refusant les chicanes et les ralentisseurs généralement imposés par la pop anglaise que passe le mieux la voix de Liam Gallagher. En refusant le code de la routine. Idem pour son charisme franchement pas orthodoxe : quand même, ça ne fait pas sérieux de s’asseoir comme ça, comme une bouse, à même l’estrade de la batterie, à siffloter sa bière, en n’écoutant même pas les efforts de son propre frère, en disparaissant même dans les coulisses quand Noel s’accapare entièrement un morceau. C’est dans ces moments-là qu’on se rend compte de l’importance de Liam : pas à l’oreille, qui se fiche bien de savoir lequel des deux frères maltraite la mélodie, mais à l’oeil, soudain désemparé, incapable de trouver un point d’accroche dans ce groupe désormais asexué et fané. Il faut entendre, ce soir-là, la version grisante de Don’t look back in anger, chantée par Noel. Mais surtout ne pas la voir.
Quoi qu’en pense Noel, l’artisan de ces chansons, les rôles et le talent ont bel et bien été répartis fifty-fifty à la naissance chez les Gallagher, le charisme de Liam étant bien aussi rare et unique que la plume de son frère. Chacun son trésor. Car depuis qu’on étudie les manuels du rock (le Manoeuvre 79, le Nick Kent 75), on attendait désespérément les travaux pratiques. On avait jusqu’à présent vu beaucoup de pop-stars, entendu beaucoup de pop-songs : on attendait encore qu’elles se rencontrent. Et là, sur Wonderwall, sur Champagne supernova ce tube historique que l’Amérique a eu le toupet de bouder , c’est l’effusion, les grandes embrassades. Le concert, comme à l’époque où Oasis secouait le petit Erotika de Paris, s’achèvera dans le chaos réglementaire, par une bagarre potache entre Liam et Guigsy histoire de rappeler qu’ici, on n’a pas encore capitulé devant les enjeux.
Dans les coulisses, leur patron Alan McGee parle de la vaste maison londonienne que les royalties d’Oasis vont lui offrir il est à coup sûr le milliardaire le plus comique et improbable de l’histoire du Who’s who. On se souvient l’avoir vu, il n’y a pas si longtemps, sillonner la France profonde dans une camionnette capricieuse avec le groupe dans lequel il jouait, Biff Bang Pow, sans le sou. Ce triomphe juste réjouit. Pas très loin, Winona Ryder fait des pieds et des mains pour assister à l’écoute improvisée du prochain album d’Oasis, que Liam Gallagher a préparée pour Bono et The Edge, immédiatement impressionnés par cette capacité à écrire des hymnes. On discute un bon moment avec le formidable DJ Shadow qui disparaîtra, effrayé, aux premières mesures de U2. Julian Lennon, de tous les bons coups, est là pour vérifier chez Oasis où en est l’héritage de son père : prospère.
C’est au son d’un Pop music survitaminé (le tube de M) que U2 envahit les lieux, dans une mise en scène digne d’une retransmission de catch sur Canal+ alors qu’Oasis les avait abandonnés sur le mode combat de rue, à peine filmé au caméscope. Bono entre sur scène en boxeur : on sait déjà que ce sera plus le Bourreau de Béthune que Mohammed Ali, que le match sera truqué, réglé dans ses moindres détails par une chorégraphie martiale : on aimerait pourtant voir The Edge trébucher dans les fils, Bono se prendre les pieds dans son ego. On aimerait voir un groupe sans faux seins, sans fausses fesses, sans la moindre prothèse surtout après Oasis, avec son air de sortir de l’atelier de mécanique.
Immédiatement, Bono jure au public que « U2 a mangé le monstre de l’industrie lourde plutôt que de se faire dévorer par lui. » On sourit, vraiment gêné : depuis Mitterrand jurant qu’il pétait la santé, on avait rarement ressenti telle impression d’être pris pour une pauvre buse. Plus U2 dénonce (la starisation, la démesure marchande, le show-business), plus U2 renonce. Car on le sait depuis belle lurette : il n’y a pas de second degré en musique juste des groupes voulant le beurre et l’argent du beurre, se goinfrer de soupe après avoir copieusement craché dedans. Grain de sable virtuel dans un engrenage industriel bien concret le show Pop Mart est un pistolet à eau face aux chars d’assaut , Bono a beau citer Debord à la rescousse : chez lui, La Société du spectacle devient une société anonyme d’organisation de spectacle, spécialisée dans le peep-show glauque. Bono ne jouit désormais qu’en foule 80 000 le premier soir, 40 000 le second, selon les syndicats et la moitié selon la police Inrockuptibles.
Entre le Bono humble, terriblement humain que l’on avait interviewé il y a quelques mois chez lui, à Dublin, et ce chanteur de cabaret egomaniaque et racoleur, c’est certain, il y a un menteur. Car quelle que soit la façon dont on prend cette cyberésina, il y a forcément méga-foutage de gueule : soit on se moque du pur beauf américain (100 % viande), victime d’un gigantesque complot d’ironie et de condescendance ; soit de l’intelligence du rock, martyrisée et humiliée en public l’option très douteuse du « U2 se moque de U2 ». C’est évidemment quand le groupe cesse d’observer son nombril sur « le plus grand écran vidéo du monde » (dixit le programme officiel), quand il laisse à The Edge animer un karaoké sur les Monkees (Daydream believer) ou Scott McKenzie (San Francisco be sure to wear flowers in your hair) qu’il devient le plus attachant, le plus drôle aussi.
A l’occasion, on se surprend même à sourire devant ce show : quand U2 survole les premiers rangs dans son ovni un citron couvert de miroirs. Une des choses du rock les plus comiques depuis le menhir du film Spinal tap. Pourtant, comment croire Bono une seule seconde quand il chante You’re the real thing dans un étourdissant ballet de caméras mobiles et de technologie frimeuse ? A-t-on franchement besoin, sur un écran d’au moins 100 mètres par 50, de voir la santiag de The Edge écrabouiller sa pédale wah-wah, de voir défiler en cours de rattrapage les portraits géants d’Hendrix, Joplin, Marley, Bolan, Lennon ou Cobain façon bien dégueulasse de s’inviter en force sur la photo de classe du Panthéon ? On se souvient alors que dans « écran vidéo », il y a « écran vide » et qu’un mur d’écrans n’est jamais loin du Wall de Pink Floyd.
Pour chaque Mofo, chaque Discothèque aux risques non négligeables, il faut que U2 rassure un public passablement estomaqué par sa passion soudaine pour les Chemical Brothers en lui faisant visiter le stock sûr : I will follow pour que les guitares claquent au vent, Pride pour que des dizaines de milliers de poitrines chantent à l’unisson. Pourtant, quand U2 débranche les effets pyrotechniques sur un One classique (dédié à Jeff Buckley), sur un Staring at the sun magnifique, il porte ses chansons avec autrement plus d’élégance que son XXL ordinaire, uniquement taillé pour le stade : brillant et flashy comme un de ces immondes maillots synthétiques et fluo que les sportifs portent généralement au même endroit. Soudain humble, petit artisan de chansons troublantes, Bono s’assied et oublie de parader sur le gigantesque catwalk qui lui sert de promenoir sur les têtes de son bon peuple, façon Jésus marchant sur les eaux. Mais très vite, de nouveaux effets Bono roulant les mécaniques en costume Orange mécanique viennent parasiter toute intimité (pas du tout une question de taille, car on a vu Bowie émouvoir dans des salles aussi vastes).
Derrière nous, un Américain enfin vindicatif résume, en deux mots choisis, la vacuité de ce décorum, la nazerie de cette gadgetterie : « So what « On a beau y réfléchir, tenter de trouver une justification à cette kermesse cyber-pomplard qui allie le néon au néant, on n’a jamais répondu à cette question : « A quoi bon(o) ? »
Le lendemain, en quittant la baie de San Francisco, on survolera l’Oakland Coliseum : de la démesure de U2 il ne reste plus alors que des caisses, entassées comme des papiers administratifs. Demain, les roulottes emporteront ce cirque vers une autre capitale, le clown Bonzo vers d’autres capitulations. Entre ses justaucorps Goldorak, ses excentricités de parvenu et ses combinaisons spatiales, U2 retrouvera le pathos de ses frusques. Oasis, plus cascadeur mais moins spectaculaire, se contentera de retrouver ses frasques.
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