Depuis 1995 et son premier album, nous avons suivi pas à pas Chan Marshall. Aujourd’hui apaisée et volubile, elle nous raconte ce qui la lie aux titres de son nouvel album de reprises.
Paris, décembre 2021. Hôtel Costes, rue Saint-Honoré. Un café, puis deux, en attendant Chan Marshall, à la bourre. Un matin glacial sous un ciel gris qui rappelle, par sa vigueur, les paysages nus de l’Amérique et les bouches d’égout fumantes du New York des années 1990.
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Celui des premiers albums de Cat Power, écrits entre deux déambulations sur Mott Street, où Chan bossait pour Tod’s Copy, une boutique de reprographie, et ses moments d’introspection solitaire au comptoir du Mona’s Bar, ou de Sophie’s, un peu plus haut du côté d’East Village, à deux blocks de chez elle.
Croiser la route de la musicienne n’est pas quelque chose de banal dans la vie d’un reporter : c’est un truc que l’on a retenu des récits et réminiscences de celles et ceux ayant côtoyé l’intéressée depuis ses débuts, tous·tes témoins de ses confessions devant l’Éternel, de récits morbides et autres moments dérangeants, même si l’on parle d’une époque lointaine et révolue.
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Quand elle débarque enfin dans une salopette bleue de pompiste made in USA, Chan s’excuse, lâche des “fuck”, nous demande si on est “mad at [her]”. Elle s’allume une clope et, le temps d’inhaler la fumée, semble profiter de ce moment suspendu pour écouter le crépitement chaud du mégot, le regard tourné vers un ailleurs qui nous dépasse.
“Tu es musicien ? Tu as déjà fait de la musique ?”, nous alpague-t-elle
Deux jours plus tôt, elle jouait une poignée de chansons dans l’écrin crépusculaire du Théâtre du Châtelet, une atmosphère qui sied bien à sa présence quasi spectrale et loufoque. Dans cette pénombre, éclairée comme dans un speakeasy de La Nouvelle-Orléans, des fantômes presque palpables virevoltant au-dessus d’elle, Chan paraît par moments atteindre un point de rupture, fléchir sous le poids indécent de l’attention qui lui est portée, avant de sublimer chaque instant, aussi fébrile soit-il, avec une puissance de transfiguration que seul·les les artistes ayant traversé les plaines venteuses et désœuvrées de l’Americana peuvent espérer entrevoir un jour.
“Tu es musicien ? Tu as déjà fait de la musique ?”, nous alpague-t-elle. “Pas vraiment, à part jouer les premiers accords du Come As You Are de Nirvana ado, rien”, la rencarde-t-on. “Tu vois ? N’est-ce pas intéressant de constater que la première chose que tu veuilles faire quand tu commences la musique, c’est de reprendre la chanson d’un autre ? Depuis quelques jours, tous les journalistes me demandent pourquoi j’ai décidé de jouer telle ou telle reprise, s’emporte-t-elle, et je leur réponds toujours la même chose : tout le monde a toujours repris tout le monde, c’est une tradition humaine.”
Cat Power est donc à Paris pour faire la promo de son nouvel album, Covers, un disque de reprises où se côtoient Billie Holiday, Frank Ocean, Lana Del Rey ou encore les héroïques Replacements. Mais rien ne l’empêchera de digresser, d’ouvrir des parenthèses entre les parenthèses, de nous chuchoter certaines de ses blessures comme s’il fallait que personne d’autre ne les entende.
“Mon ancien label raconte partout que Philippe Zdar a produit mon album Sun [2012], alors qu’il est intervenu à la fin sur le mixage après quatre ans de travail. Ça m’a mise en colère et ça a heurté Philippe de voir que j’étais dépossédée de la sorte. La maison de disques voulait un album qui se vende et, pour cela, a tenté de m’assigner un producteur reconnu. Mais putain, je me suis bien assurée de produire ce putain de disque. Je ne suis pas une habituée du Billboard, mais Sun a atteint le top 10.”
On a beaucoup écouté Cat Power, lu beaucoup de ses rencontres aussi, des images nous ont marqué·es, comme cette photo de Lex van Rossen sur laquelle elle tient un CD de l’album American Water (1998) du Silver Jews de David Berman en touchant sa joue du bout de son doigt. De source sûre, ses chansons ont sauvé des vies, quand bien même ces chansons ont pu l’entraîner, elle, sur des pentes savonneuses.
Un exercice qui ne relève en rien du pastiche
Quant aux chansons des autres, comme le veut “la tradition humaine”, elle s’en est entichée depuis toujours, reprenant sur scène ou dans ses albums le Smog de Bill Callahan (Bathysphere), les Néo-Zélandais de This Kind of Punishment (The Sleepwalker), le Shivers des Boys Next Door (le groupe d’avant The Birthday Party) ou des folks traditionnels, avant de consacrer quatre disques, dont un EP, à cet exercice qui ne relève en rien du pastiche, mais de la rénovation intégrale. Au point de ne rien reconnaître parfois des versions originales qu’elle triture et détricote, jusqu’à ses propres morceaux, comme Hate, sorti sur The Greatest (2006), baptisé Unhate sur Covers.
“Les enregistrements originaux sont comme des prototypes” et “les chansons sont des entités vivantes”, a dit un jour Bob Dylan qui, en plus de s’être attelé au cours des années 2010 à reprendre un certain nombre de standards extraits du Great American Songbook, pulvérise en concert les structures de ses classiques à lui, provoquant ainsi des réactions d’étonnement et de rejet : “Hey, une petite minute, mais c’est Blowin’ in the Wind !”, peut-on entendre de temps à autre dans les travées des salles que l’octogénaire remplit à tour de bras, alors que le groupe joue le morceau depuis plus de deux minutes.
Chan renchérit : “C’est vraiment quelque chose que je tiens de lui, et je pense que c’est important de revisiter ses propres chansons. À chaque fois que je vois Dylan sur scène, il transcende ses compositions. Lui et moi, on a cela en commun de ne jamais cesser de tourner. Il est sur la route depuis un foutu temps – je ne saurais pas dire combien. En dehors de la pandémie, j’ai dû m’arrêter peut-être deux mois après le 11-Septembre et cinq mois quand j’ai eu mon fils, mais sinon, je n’ai pas l’habitude de m’arrêter.”
“J’ai appris que j’attendais un enfant en 2014, je venais de perdre une de mes meilleures amies et parallèlement à cela, j’étais impliquée dans la création d’un mouvement communautaire appelé Occuparty à Atlanta et dont le symbole était un gorille, qui visait à faire prendre conscience aux gens qu’en politique il n’y a pas que démocrates vs républicains, qu’il y a aussi d’autres voies possibles. J’ai fait un break de trois semaines, et puis j’ai décidé d’accueillir au mieux cette petite âme en partant sept mois en tournée. Quand j’ai compris que j’avais cet être en moi qui grandissait, j’ai immédiatement changé les paroles de Hate.”
Flux de conscience
Chan voit la confection de ses chansons comme un “flux de conscience”, une sorte d’ouvrage qui la ramène à des images d’enfance, telles que cette scène du Cendrillon de Disney où des oiseaux et autres petits animaux assemblent progressivement la robe de princesse de la jeune femme.
“La musique est le fil, les mots, le tissu et la forme sont le mood. Quand je me suis retrouvée en studio avec Rob Schnapf [ingénieur du son, producteur pour Beck ou encore Elliott Smith] et mes musicien·nes, je disais : ‘Erik [Paparazzi, aux claviers], pourquoi tu n’essaies pas ça ?’ Et puis, je demandais à Adeline [Jasso, à la guitare] de suivre, pareil pour Alianna [Kalaba, à la batterie]. L’idée, c’était de foncer, à l’instinct, poursuit-elle en faisant mine tout du long de jouer des instruments. Le premier jour, on avait déjà quatre chansons, Against the Wind, I Had a Dream Joe, The Endless Sea et You Got the Silver.”
Ce “flux de conscience”, encore, est en réalité une carte, celle d’un territoire plus intime, qu’elle ne cesse de ratisser de long en large durant l’interview, jusqu’au décrochage parfois, avant de revenir à des anecdotes plus tangibles, toujours livrées en pâture comme des petites paraboles dont le dénouement a souvent des ressorts psychologiques.
À l’image de la quête de ce bootleg mystérieux d’Otis Redding qu’elle avait l’habitude de piquer dans la discothèque de son père (ou de son beau-père, elle ne sait plus) et qui raconte un truc de ses fulgurances d’interprète, sur scène ou en studio. Sur ce disque, paraît-il, la voix d’Otis sonne comme nulle autre lorsqu’il entonne les premiers mots de These Arms of Mine.
The olden days
Elle nous raconte : “Pendant presque vingt ans, j’ai demandé aux gens, même quand j’étais sur scène, si quelqu’un savait où trouver ce foutu disque. Chaque version que les fans me ramenaient, en CD, vinyle ou cassette, n’était jamais la bonne. Jusqu’à ce qu’un jour un type de Johannesburg débarque à Londres, où je travaillais sur Sun, avec la copie d’un bootleg d’Otis Redding sous le bras, persuadé d’avoir trouvé le bon. Moi, tu imagines, j’étais sceptique. Et c’était ça, c’était le bootleg que j’ai cherché toutes ces années. Tu vois ce moment où, dès les premières secondes d’une chanson, tu comprends tout, comme si tu téléchargeais un fichier – toute la mémoire et le contexte émotionnel te reviennent instantanément.”
Une autre entrée fracassante dans une chanson a marqué Chan au fer rouge : celle d’Iggy Pop avec The Endless Sea, qu’elle reprend sur Covers, après une longue introduction en forme de riddim new wave.
“Oh ! baby !, se met-elle à psalmodier entre deux bouffées de fumée. Pendant la tournée de Wanderer [2018], mon album précédent, je reprenais Shivers des Boys Next Door. J’avais 13 ans quand j’ai entendu pour la première fois ce morceau, c’était dans un film australien qui s’appelait Dogs in Space, sur la scène rock de Melbourne. Ce n’était pas Nick Cave qui la chantait, mais une femme [Marie Hoy], qui en faisait une cover merveilleuse. Il y avait surtout, dans ce long métrage, une scène sublime et traumatisante dans laquelle il y avait The Endless Sea par Iggy Pop.”
Les “olden days”, une expression qui revient souvent dans la bouche de Chan Marshall quand elle évoque les années 1990, ses tournées aux côtés des Bad Seeds en Australie, les premiers concerts avec Elliott Smith, comme si ces souvenirs étaient eux aussi de vieux bootlegs que la jeunesse d’aujourd’hui se figurerait contemporains des premiers blues et des coups de sang liminaires du Velvet de Lou Reed, tant l’époque entretient avec l’espace et le temps une relation floue.
Fantômes et chants de joie
Flashback : la jeune Chan boit une bière chez Sophie’s, dans l’East Village. Un bar mitoyen du Mona’s, qui appartenait aux mêmes propriétaires, “tous des écrivains, la plupart sont morts aujourd’hui”, croit-elle se souvenir. Il y avait là-bas un jukebox, peut-être le plus important de l’histoire avec ceux de Christophe et d’Alan Vega, qui, selon quelques recherches rapides, n’était là que parce qu’il avait été livré avec le billard.
“Je ne passais que deux morceaux, Try Me, de James Brown, et You Don’t Know Me, de Ray Charles. Et puis, il y avait ce morceau des Replacements, Here Comes a Regular, que je pouvais écouter encore et encore. Leur album, Let It Be [1984], celui où tu les vois sur le toit d’une vieille maison, a été très important pour moi au lycée. Là, je me payais une bière à un dollar et j’utilisais la monnaie pour le jukebox, tout l’après-midi, en lisant un livre. En studio, j’ai demandé à Erik de jouer le morceau au piano plutôt qu’à la guitare.”
Le résultat sonne comme une résurgence de The Greatest et du film My Blueberry Nights (2007), de Wong Kar-Wai, dans lequel jouait Chan. Un morceau qui serait le Knockin’ on Heaven’s Door de l’après-punk, à l’usage de celles et ceux qui n’ont que faire du panthéon du rock.
“Quand Paul [Westerberg, leader du groupe] interprète cette chanson, continue Chan, tu sens qu’il sait exactement ce que veut dire être un outcast ; d’être au comptoir, sans personne autour, le temps passe, les saisons changent et tu es le seul habitué du rade encore présent. Je n’ai pas pu le faire cette fois, mais le prochain coup, je reprendrai ce morceau, avec, en fond et en stéréo, ma voix qui chante Try Me d’un côté et You Don’t Understand Me de l’autre. Tu penses quoi de ça ?”
“J’ai été élevée avec des baptistes, le genre qui te met la tête sous l’eau pour te bénir”
On en pense qu’on n’a pas le temps de répondre, car la voilà déjà partie sur autre chose. Les souvenirs de sa grand-mère chérie lui lisant des passages de la Bible, la religion. Elle se rappelle qu’à l’église, personne n’était capable de lui dire quoi que ce soit sur l’existence des fantômes, alors qu’elle se savait visitée. Elle évoque Trump et In Your Face, une chanson de Wanderer dédiée “à ces sacs à merde” de l’administration de l’ancien Président.
“J’étais sur la plage de Venice Beach le 19 janvier 2017, j’ai vu le soleil se coucher une dernière fois sur l’Amérique de Barack Obama”, lui dit-on. “C’est pour cela que j’ai repris Bad Religion de Frank Ocean, réplique-t-elle. Pour me sortir la tête des journaux, parce que j’avais envie de gerber chaque seconde. Pour moi, cette chanson sonne comme un gospel. Pendant la pandémie, j’ai réalisé à quel point Teenie Hodges [membre du groupe d’Al Green, qui a travaillé sur l’album The Greatest avec Chan, décédé en 2014] a été une figure paternelle pour moi.”
“Il a pris toutes ces chansons tristes de The Greatest et les a transformées en gospels chaleureux et pleins de joie. J’ai été élevée avec des baptistes, tu sais. Le genre qui te met la tête sous l’eau pour te bénir… Ils me foutaient les jetons. Les voisins venaient frapper à la porte le dimanche pour te demander si tu venais à l’église [elle imite des vieilles bigotes].Chez moi, il y avait beaucoup d’addictions, c’était très austère, un endroit sombre ; il fallait s’échapper, et à l’église il y avait toujours des cookies pour les enfants.”
“Je réalise, maintenant que je te parle, que ces gens ne m’ont pas transmis la crainte de Dieu, mais la peur des hommes. C’était si violent. Dans les églises fréquentées par les communautés noires américaines, c’était très différent. Quand Teenie est mort, il y avait des chants et de la joie lors de ses funérailles. Un ultime moment de joie et d’amour, pour te rappeler que tu n’es pas un pécheur, mais une bonne personne.”
En décembre 2019, la vieille dame passe l’arme à gauche, juste avant ses 95 ans. Durant la période pandémique, penchée sur son plan de travail, Chan chante et se remémore son enfance à jouer les commis de cuisine pour sa grand-mère : “Et là, mon fils qui a 6 ans me hurle dessus : ‘Arrête avec tes chansons !’ J’ai alors réalisé que c’était elle qui m’avait appris à chanter. Elle était ma putain d’héroïne.”
Covers (Domino/Sony Music). Sorti depuis le 14 janvier. En concert le 29 mai à Paris (Salle Pleyel).
Bonus : cinq morceaux de Cat Power à écouter avant la fin de la journée
1. Nude as the News, extrait de What Would the Community Think (1996).
2. Colors and the Kids, extrait de Moon Pix (1998).
3. Fool, extrait de You Are Free (2003).
4. The Greatest, extrait de The Greatest (2006).
5. Cherokee, extrait de Sun (2012).
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