Alors qu’elle vient de nous accorder sa seule interview française pour Norman Fucking Roswell!, son dernier album, retour en 2012 quand la déesse pop évoquait son premier, Born to Die.
Depuis dix-huit mois, on a tout dit, tout écrit, tout lu, tout pensé sur Lana Del Rey. Et son contraire. Histoire d’en remettre une couche, on peut ajouter qu’il y a quand même beaucoup de drôlerie dans son parcours. En 2012, Lana Del Rey a annoncé deux fois qu’elle arrêtait la musique, tout en la continuant. Et son premier album est sorti deux fois. D’abord en début d’année sous le nom Born to Die (« Né pour mourir »).
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Mais elle aurait pu l’appeler « On ne meurt que deux fois ». Il ressort ces jours-ci dans une version sous-titrée « The Paradise Edition », enrichi de huit nouveaux morceaux éblouissants, terriblement voluptueux et lyriques, emballés dans les cordes d’un orchestre symphonique, comme la rencontre tragique et délicate entre Roy Orbison et Alison Goldfrapp dans un motel pâle du vieil Hollywood. Un envapé pavé dans la mare de nos préjugés : avouons-le, nous avions été plutôt déçus par la première version de Born to Die, qui apparaît aujourd’hui comme le purgatoire de « The Paradise Edition ».
Sur un de ses nouveaux morceaux, Lana Del Rey chante : « Elvis est mon papa, Marilyn est ma mère. » Provocation ultime : elle se rêve en fille cachée des deux plus grands mythes de l’ère pop. Et ce n’est pas complètement idiot. Lana Del Rey tient de son père fantasmé. Déjà, elle ressemble beaucoup à Priscilla Beaulieu, la petite fiancée d’Elvis. Et puis, on peut analyser sa jeune carrière comme un reflet inversé (une lanamorphose ?) de celle d’Elvis. Au milieu des années 50, Elvis choquait l’Amérique blanche et puritaine pour sa sensualité de Gitan huileux et ses sapes de mac des quartiers noirs.
En 2011, puis 12, Lana Del Rey énerve
En 2011, puis 12, Lana Del Rey énerve (au moins les esthètes, ceux qui considèrent la pop-music comme une pure discipline artistique) pour ses masques de poupée trash, son absence présumée et assumée d’authenticité. Elvis a épuisé son mythe, et arrêté de faire de la bonne musique, quand il s’est mis à tourner des films à la chaîne (vingt-sept, dont un bon paquet de nanars, dans les années 60).
Pour Lana Del Rey, c’est le contraire qui s’est passé : fascinante quand on la découvrait via ses vidéos sur internet, elle a mal passé le cap de la sortie d’album. Un simple disque tout rond tout con, avec quelques tubes réchauffés, un peu de remplissage, une production périmée, et l’impression générale que la musique ne vaut pas l’imagerie, que la bande-son est moins intéressante que le film. Pour résumer : quand on a une envie de Lana Del Rey, on va regarder ses vidéos plutôt qu’écouter son album.
Elle avait pourtant prévenu dès son premier (you)tube, Video Games. La chanson parlait un peu de jeux vidéo, mais surtout de Lana Del Rey et de son « je » vidéo, de sa musique largement fondée sur l’esthétique, l’image, le jeu avec les clichés de l’Amérique hollywoodienne décadente. Comme dans un film de David Lynch, la réinvention trouble de Lizzy Grant, chanteuse pop-jazz un peu quelconque, en Lana Del Rey, de Liz à Lana, ou plutôt Lana-Liz, qui prête le flanc et résiste à toutes les interprétations. De Lynch au lynchage, aussi.
On lui cherche un peu des poux dans le brushing, car elle a vendu des albums, Born to Die est un vrai succès commercial. Depuis quelques mois, Lana Del Rey a rejoint le monde des grands bateleurs de la pop marketée. Il y a quelques semaines, elle était à Paris au Salon de l’auto pour ambiancer la présentation de la nouvelle Jaguar.
Elle est aussi devenue l’égérie de H&M. Et contre nos principes éthiques les plus élémentaires, on l’adore dans la pub pour la marque de prêt-à-porter : nouvelle parodie de film lynchéen, et surtout jubilatoire séquence d’autodérision, quand elle se fait coincer par un nain à chanter Blue Velvet en play-back. Dans son petit pull rose en mohair, Lana Del Rey surjoue la godiche. Mais son petit sourire indique qu’elle n’est pas dupe, qu’elle n’est pas celle que vous croyiez.
As-tu une vision claire des douze derniers mois, ou est-ce un grand flou ?
Lana Del Rey – Je me souviens de ce rituel : m’endormir chaque soir en écoutant les mêmes chansons, en regardant les mêmes films. Je revois aussi les rares pauses, quand je rentre à la maison pour vivre avec ma famille. Entre ces moments précieux, je ne me rappelle que course, frénésie. Mais je voulais qu’il en soit ainsi, m’impliquer dans tout ce qui me concerne, de la moindre vidéo à la couve de Vogue en Australie… C’est le genre de projets qui me poussent à me retrancher dans mon imagination, et c’est là que je suis la plus heureuse. Je suis épanouie quand je vis dans mon cerveau, dans mon petit monde intérieur. Le reste, je vis juste avec.
C’est douloureux, le reste ?
Non, pas du tout, c’est juste que je me sens mieux ici (elle se tape la tête)… Il en est ainsi depuis que je suis toute petite, j’ai toujours fait cavalier seul, toujours été solitaire, introvertie. À partir de l’âge de 7 ans, j’ai commencé à consigner ces idées dans des nouvelles, des poèmes. Mais ma chance, c’est d’avoir découvert la philosophie à l’école, à 14 ans – un cours en option, qui a constitué ma première véritable passion, qui m’a menée à des études de métaphysique. J’adorais l’anglais, mais très vite, la littérature ne m’a plus suffi pour répondre à des questions trop énormes. Mais je n’ai jamais cessé de lire des auteurs comme Nabokov ou Ginsberg, les premiers qui m’ont donné l’impression de peindre de vastes images avec des mots. J’adorais l’idée de mouvements littéraires, qu’il puisse, comme avec Sartre et Camus, exister des communautés d’esprits. Ça paraissait si lointain, si européen.
Parce que tu te sentais seule, isolée, dans ta campagne au nord de New York ?
Je rêvais de faire partie d’une communauté d’esprits, j’ai longtemps cherché des gens. Mais j’étais ostracisée à l’école. Ces amis que je cherchais, je ne les ai trouvés qu’avec l’âge, récemment… Des gens comme mon vidéaste Anthony Mandler ou le compositeur Daniel Heath, qui ne travaille que sur les musiques de film mais a accepté de composer avec moi.
Lis-tu toujours autant ?
Je n’arrive pas à me concentrer sur un livre que je n’ai pas déjà lu. J’écoute parfois des audio-books, mais sinon, que ce soit en musique ou en littérature, j’ai tendance à revenir constamment, depuis dix ans, à une poignée de classiques. The Master Key System de Charles Haanel est un livre dont j’ai constamment besoin pour reprendre contact avec ma créativité. Tous ces livres qui m’ont aidée un jour, je suis convaincue qu’ils m’aideront à chaque fois : ce qui a marché marchera ! Idem pour les films : je sais que je peux compter sur Le Parrain, sur Virgin Suicides, Scarface, American Beauty…
Tu comptes sur ces films pour te remonter le moral ?
Ce ne sont pas les plus joyeux, mais il y a une immense beauté en eux. Et vraiment, ils m’aident à remonter la pente (rires)… Idem pour la musique, je reviens encore et toujours vers Nevermind de Nirvana, c’est sans doute le seul album. Le reste, c’est une liste de cinquante chansons avec laquelle je martyrise mon entourage, car je peux littéralement vivre en écoutant constamment les mêmes (elle allume son iTunes) : Eagles, Beach Boys, Elvis Presley, Chris Isaak, Bruce Springsteen…
La chanson d’Elvis, c’est Edge of Reality – “en marge de la réalité”. C’est là que tu vis ?
Oui, c’est très juste !
https://www.youtube.com/watch?v=l-VSn-NHK2Q
As-tu fait face, cette année, à des décisions stratégiques auxquelles tu n’étais peut-être pas préparée ?
Ces décisions, elles sont dérisoires par rapport aux vrais choix que j’ai dû faire dans ma vie… Ce n’est rien en comparaison de ce que j’ai dû affronter avant. Ça compte pour du beurre quand on a vu des gens tomber et mourir, en toute impuissance. Les petits soucis liés au monde de la musique, c’est risible : si je dis oui, c’est oui ; si je dis non, c’est non. Où est le problème ? Tant pis si tout le monde me déteste, si je continue ou non à faire de la musique : tout cela n’est pas bien grave.
D’où vient cette distance, cette froideur presque ?
J’ai longtemps vécu à fond, dangereusement… Alors j’aurais préféré qu’on ne m’attaque pas aussi violemment, mais je ne vais pas pleurnicher : beaucoup de mes amis sont morts, ça me permet de remettre en perspective une mauvaise chronique. Même si je trouve ça injuste pour une musique aussi belle, que j’écoute en permanence, que j’adore – surtout le son. J’ai toujours fait des chansons pour me faire plaisir, car pendant longtemps, j’ai été la seule à les écouter. C’était comme une bande-son de ma vie.
Ton album Born to Die ressort avec huit nouveaux titres qui le rééquilibrent totalement. On disait pourtant que tu avais quitté la musique.
Alors que je suis revenue très tôt en studio, dès la sortie de Born to Die, sans enjeu, sans pression… Juste parce que je ne savais pas quoi faire de mes journées. Chaque fois que j’ai eu un week-end de libre à Los Angeles, je suis allée dans ce studio de Santa Monica, sous haute influence du Pacifique. J’ai donc travaillé très lentement, sur une période de sept ou huit mois. Des chansons comme Bel Air, que j’adore, sont venues très vite, naturellement… J’avais alors commencé à composer pour le cinéma, chez moi, loin de tout, ça m’avait ouvert de nouvelles possibilités, loin des scènes. Pendant dix ans de ma vie, j’ai été ainsi, effacée, recluse, j’ai retrouvé ça dans l’écriture pour le cinéma.
Concrètement, comment écris-tu pour le cinéma ?
Je vais vous montrer, ça sera plus simple. J’arrive avec une mélodie de voix que j’ai enregistrée seule chez moi, sur mon ordinateur, sur GarageBand, puis je la fais écouter à mon arrangeur Daniel Heath (elle fait écouter quelques minutes d’une chanson en chantier : mélodie a cappella d’une pureté incroyable, où sa voix change de registres et de gammes constamment, avec une liberté sidérante. Sa chanson, pourtant nue, porte déjà en elle toutes les pistes pour les harmonies, cordes et arrangements)…
C’est ce que je lui donne, en évoquant déjà quels instruments et quel son il faudrait y ajouter. Et lui me propose ça (on retrouve la même chanson, mais rehaussée de cordes symphoniques, d’arrangements opulents de piano. Exactement ce que la première version suggérait, même à l’état de squelette. C’est assez sidérant à entendre : l’impression que ces cordes étaient déjà là, en creux, dans la version originale !). Mes chansons sont toujours riches en informations, même à un stade primaire. Et Daniel sait exactement traduire mes idées.
Tu penses toujours aux cordes en composant ?
Elles sont fondamentales pour moi, je les entends dans ma tête en même temps que je compose la mélodie. Cordes et voix : c’est mon point de départ. J’écoute énormément de BO de films, c’est mon ADN, celles de Giorgio Moroder ou Thomas Newman… Miraculeusement, même si je ne suis pas une grande musicienne, je parviens à chaque fois à obtenir de mon équipe qu’ils traduisent exactement en musique, en arrangements ce que j’avais en tête. J’explique tout dans les moindres détails, et ils comprennent quelle ambiance, quelle humeur, quelle couleur je recherche.
“J’adorerais connaître mieux la technique car je dépends d’un ingénieur du son, qui trifouille pour moi ces mystérieux boutons”
Dans Bel Air, je voulais qu’on entende les rires d’enfants dans un parc, mais aussi la pluie : ça symbolisait la fin de l’été, la mort d’un amour, le clash de deux mondes. J’adore le studio, c’est là où je suis la plus méticuleuse, la plus joyeuse. J’adorerais connaître mieux la technique car je dépends d’un ingénieur du son, qui trifouille pour moi ces mystérieux boutons. Être autonome, en plein milieu de la nuit, ça serait génial. Mais d’un autre côté, le travail en équipe me manquerait.
La force de ces nouvelles chansons, c’est leur ambiance très marquée : contrairement à celles de l’album, on ne leur a pas imposé de beats hip-hop, presque parasites.
C’était une progression naturelle, je me suis immergée dans une ambiance plus sixties, plus americana, plus paisible… Je n’avais plus envie d’envoyer mes chansons à des producteurs pour qu’ils y rajoutent des beats, je voulais qu’elles restent au naturel. Par exemple, je n’ai jamais été contente de la production de This Is What Makes Us Girls sur l’album – mais c’est la seule que je retravaillerais si j’avais le choix. Pour moi, il y a clairement deux albums dans cette nouvelle version de Born to Die – les huit nouveaux titres forment un nouvel album, qui me reflète aujourd’hui. C’est toujours moi, mais sans le moindre maquillage.
À New York, ta vie semblait régie par des rituels, des parcours. En as-tu des nouveaux à Los Angeles ?
Je passe ma vie dans ma voiture. Comme les Angelenos se couchent tôt, la ville et les autoroutes sont à moi, la nuit… Je prends donc Sunset Boulevard vers 2 heures du matin, je descends vers l’océan, je me promène et je rentre. Et le matin, je me lève tôt, lis le journal en buvant du café, puis je téléphone chaque jour exactement à la même heure à mon petit frère et ma petite soeur. Je dépends totalement de mes rituels, ils sont fondamentaux quand tout le reste se barre en vrille.
J’en ai aussi quand je vais chez mon père, en Floride. On va à la pêche, en bateau, dans les Everglades. Et puis il y a les balades dans le Laurel Canyon derrière Los Angeles, encore agité par les fantômes sixties. J’y ressens vraiment les vibrations depuis ma vieille décapotable, les tragédies, la noirceur…
Chanter, ça s’accompagne aussi de rituels ?
Je chante tout le temps, face à mon ordinateur ou avec mon copain (elle chante longuement a cappella une mélodie qu’elle vient d’écrire – frissons)… Comme il y a moins de production sur les nouvelles chansons, on entend beaucoup mieux ma voix, sa texture. Je prends peut-être moins de risque, mais c’est un chant qui dit : “J’en ai plus rien à foutre, je fais ce que je veux !” Beaucoup de chansons sont nées de free-style, comme Body Electric, Summertime Sadness ou Cola : il suffisait parfois d’un accord de clavier de Rick Nowels pour que je démarre au quart de tour. Ma musique est tellement influencée par le cinéma qu’il était logique que je finisse par travailler avec des musiciens d’Hollywood. Ils sont mon roc.
Parmi les nouveaux titres, tu exhumes Yayo, un des titres phare de ton premier album de 2010, sous le nom de Lizzy Grant. Cet album ressortira-t-il un jour ?
Comme pour Yayo, j’aimerais retravailler certaines de ces chansons, comme Kill Kill ou Mermaid Motel. Elles signifient beaucoup pour moi, elles racontent ma vie plus que toutes autres, mes virées à Coney Island où je venais me recharger en énergie… Mais je n’aime pas leur production, je ne pourrais pas les ressortir telles quelles. Je les ai enregistrées il y a six ans, une éternité… Yayo, c’est un moment fondamental de ma vie. Un déclic. Ma première vidéo… Très comique.
Tes parents t’ont soutenue au début ?
Ce sont d’anciens hippies, la musique était très présente à la maison. Et puis mon père est songwriter – de choses plutôt country. Ma mère chante dans la chorale de notre église, où j’ai moi-même chanté – nerveusement, mais avec plaisir. Ils ont toujours été derrière moi, avant même la musique, quand j’ai connu des soucis… Je ne bois plus, mais j’ai beaucoup bu dans ma jeunesse.
Comme on m’a alors beaucoup aidée, je suis très impliquée, depuis dix ans, dans l’aide aux personnes qui veulent se sortir de l’alcool. Jour et nuit, je suis là, dans les centres, pour ceux qui sont en cure, comme je l’ai été, alors que j’avais 15 ou 16 ans. Je suis vivante. Je profite de chaque seconde de calme, de chaque seconde de vacarme, de chaque seconde de méditation, de chaque seconde de compagnie… Je suis juste très reconnaissante d’être en vie. Chaque matin, je dis merci.
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