Le Bley mûr. Figure du jazz libertaire des années 60, le pianiste canadien Paul Bley peut s’enorgueillir, au même titre que Bill Evans, d’avoir inventé les bases du trio jazz moderne. Son nouveau disque, Not two, not one, ainsi que son concert dans le cadre de Banlieues Bleues devraient permettre de lui rendre la place […]
Le Bley mûr. Figure du jazz libertaire des années 60, le pianiste canadien Paul Bley peut s’enorgueillir, au même titre que Bill Evans, d’avoir inventé les bases du trio jazz moderne. Son nouveau disque, Not two, not one, ainsi que son concert dans le cadre de Banlieues Bleues devraient permettre de lui rendre la place qu’il mérite.
C’est peu de dire que Paul Bley est un homme libre. Insaisissable, fuyant, volontiers cynique, gentiment provocateur, cultivant une indépendance radicale, Bley, à 67 ans, prend toujours le même malin plaisir à (se) dérouter jamais là où on l’attend ; jamais là, surtout, où on désirerait qu’il soit, une fois pour toutes, localisable, assagi. Toujours là, en revanche, où ça se passe quoi qu’il se passe… C’est-à-dire, comme malgré lui, un peu ailleurs, en marge ou en avance selon les cas, un peu décalé. D’où cette propension à échapper en partie à l’histoire officielle, qui distribue les places. Résultat : si on reconnaît aujourd’hui unanimement l’importance historique, indéniable, d’Ahmad Jamal et Bill Evans dans l’évolution esthétique du piano jazz au tournant des années 60 ; si immédiatement viennent les rejoindre dans le même consensus McCoy Tyner, Herbie Hancock, voire Cecil Taylor, comme représentants les plus emblématiques des différents courants de la modernité qui (à part quelques esthètes raffinés et un nombre considérable de jeunes pianistes subjugués) mesure exactement l’importance de Paul Bley dans cette aventure ? Ce relatif anonymat n’est sans doute pas pour lui déplaire, et sa « réhabilitation » se fera sans lui.
Il suffit pourtant de jeter ne serait-ce qu’une oreille distraite sur Not two, not one, son nouveau disque, enregistré avec ses vieux complices Gary Peacock à la basse et Paul Motian à la batterie, pour mesurer, au-delà de la beauté intrinsèque de l’oeuvre, à quel point tout ce qui s’est inventé de neuf dans l’esthétique du trio depuis quinze ans, de Keith Jarrett à Geri Allen, provient indéniablement des géniales intuitions du pianiste canadien. Pas directement, certes. Bley n’aura jamais d’enfant légitime. Mais insidieusement. La liberté est contagieuse.
Les principes révolutionnaires à la base de son style, mis en oeuvre dès 1962 avec Steve Swallow et Pete La Roca (Floater Syndrome, à écouter d’urgence), Paul Bley leur est resté fidèle et en donne une définition volontiers provocatrice : « Ce que je recherche quand je joue, ce n’est pas d’être accompagné ou soutenu par une section rythmique. Je n’attends pas des musiciens avec qui je joue un discours unitaire et cohérent, qui tracerait un seul et même sillon, et ne proposerait finalement qu’un type d’émotions… J’irais même jusqu’à dire qu’une bonne formation de jazz est composée de musiciens qui ne jouent pas ensemble ! Ce que je recherche dans mon trio, c’est que chacun des trois musiciens soit un module indépendant des autres, capable à chaque instant non pas de répondre aux autres dans une sorte de fantasme d’empathie, mais de ne pas jouer avec les autres, ce qui à mon sens est bien plus créatif et riche en potentialités. On ne peut pas être un grand musicien, avec et pour les autres, si on n’a pas un univers personnel riche, qui d’une certaine manière se suffit à lui-même. »
Bley définit là au plus près l’esprit qui, au tournant des années 60, dans la mouvance du free-jazz conquérant, l’amène à dynamiter le cadre traditionnel du trio pour imposer un type de relation entre les instruments fondé sur la déliaison.
Il faut dire qu’à l’époque Bley est dans l’oeil du cyclone, embarqué dès les prémices dans l’aventure protéiforme du free-jazz : leader en 1958 d’un quintette où sévissent Ornette Coleman et Don Cherry, il participera dans la foulée, en quelques années folles, aux univers de musiciens aussi singuliers et novateurs que George Russell, Charles Mingus, Jimmy Giuffre ou Sonny Rollins, pour finir, lors des fameuses journées d’octobre 1964, seul Blanc aux côtés de Cecil Taylor, Archie Shepp, Sun Ra et Bill Dixon, par incarner l’avant-garde la plus radicale du jazz libertaire. « Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que, au début des années 60, la grande révolution qu’a proposée le jazz, ce n’est pas une plus grande interaction entre les instruments mais expressément le contraire. Ce que j’ai apporté, avec d’autres, à l’esthétique du trio, c’est précisément cette totale indépendance des trois voix. C’est ça l’apport essentiel du free-jazz, cette façon nouvelle de créer un discours éminemment collectif sans sacrifier les particularités individuelles, en mettant sur le même plan toutes les voix de l’orchestre, rompant ainsi radicalement avec les types d’organisation traditionnels du jazz. Toutes les formules, à partir du moment où elles deviennent standard, sont sclérosantes. Du big-band au trio, si on ne remet pas en cause les modes de fonctionnement qui régissent l’organisation des instruments entre eux, on ne peut aboutir qu’à de la musique surannée. Il faut travailler très dur pour inventer de la musique inédite, neuve, à partir de combinaisons orchestrales qui ont déjà derrière elles une histoire et des réussites majeures. » C’est précisément ce que Paul Bley va s’appliquer à faire en une série magistrale de disques en trio dont on n’a pas fini de mesurer l’influence.
Mais Bley n’est pas l’homme d’une formule, aussi révolutionnaire soit-elle. « Quand j’ai décidé d’appliquer les grands principes free à l’esthétique du trio, je me suis interrogé sur ce que pouvait bien recouvrer cette notion de liberté, et je suis arrivé à la conclusion que si jouer free comme certains l’exigeaient, c’était ne plus pouvoir jouer de mélodies, abandonner toute idée de pulsation ou de sophistication harmonique en un mot, s’interdire toute une série de possibles au nom de la liberté , on entrait là dans un furieux paradoxe. » Bley se méfie des préceptes, quels qu’ils soient. Dès la fin des années 60, le pianiste s’ouvre alors résolument à de nouveaux horizons : il s’intéresse à la lutherie électronique, devient un pionnier des synthétiseurs et, parallèlement, à contre-courant, entreprend une grande plongée introspective dans l’univers du solo absolu, explorant magnifiquement la dimension lyrique du piano, avec une tendresse et une sensibilité dont s’inspirera Jarrett.
En quête, toujours. En chantier. Au plus près de ses désirs, de ses pulsions, de ses intuitions ; ouvert au monde, à ses propositions dans l’anticipation continuelle de la beauté à venir : aujourd’hui comme hier, Bley donne l’exemple d’une mise en question perpétuelle de son art et fait de cette écoute active l’hygiène même de l’artiste, la base de ses capacités d’expérimentation. « Le problème pour un artiste, ce n’est pas tant de maîtriser un instrument, ni même de posséder un discours personnel cohérent. C’est d’être capable de prospective : de savoir projeter dans sa musique ce qui va arriver dans les cinq ou dix années à venir, pour l’orienter dans la bonne direction. Tout véritable artiste doit savoir prendre de tels risques en faisant ce type de paris esthétiques qui seuls permettent de ne pas stagner. Pour ma part, je considère que ce qui aujourd’hui est à prendre en compte d’urgence, c’est le fait primordial que la musique ne peut plus être considérée indépendamment du monde de l’image. Un musicien doit pouvoir entrer en relation, en temps réel, avec n’importe quelle autre forme artistique pour faire progresser son champ d’investigation. Et l’un des plus ouverts et riches en potentialités est sans aucun doute la recherche visuelle, musiques et images entrant dans un véritable processus interactif, chacun influant sur le discours de l’autre. Le grand secret de l’art vivant, c’est que rien ne doit être fixé une fois pour toutes à l’avance. Tout doit s’inventer dans l’instant de la relation. C’est ce que le jazz nous a appris de plus important et c’est dans ce sens qu’il doit continuer de progresser, mais sans se limiter à sa propre grammaire, en utilisant toutes les nouvelles techniques que l’époque met à sa disposition. Il faut bien avoir en tête qu’à chaque instant tout est toujours ouvert au changement. Et les musiciens doivent comprendre qu’aujourd’hui c’est peut-être ailleurs que dans la musique que l’ouverture est possible, qui viendra renouveler le discours musical. Si tu n’as pas conscience de ça, quelle que soit la qualité de ta sensibilité ou de ta technique instrumentale, tu es dans le passé, irrémédiablement. » Un véritable programme pour les vingt ans à venir. La jeunesse de Paul Bley est éternelle.
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