En quelques étés secs, la flammèche Noir Désir s’est transformée en un indomptable feu de pinède, gonflé par le vent des Landes et la rumeur populaire. Imperturbables au milieu des flammes, Cantat et ses pyromanes brandissent aujourd’hui leur bouillonnant troisième album en guise de torche effrontée. A six heures ce matin, les pompiers n’avaient toujours pas circonscrit l’incendie.
D’emblée, il faut que les choses soient claires au sujet de notre nouvel album. Nous ne faisons pas partie de ces groupes qui en veulent toujours plus. A un moment donné, qui se situe certainement maintenant pour Noir Désir, la quête acharnée du succès serait une idiotie absolue. Accéder à un public toujours plus large ne nous intéresse pas. A vrai dire, on s’en fout complètement. D’ailleurs, un tel succès m inquiéterait. Ce serait plutôt mauvais signe si le grand public se mettait à nous chérir, tu ne crois pas ? Voilà pourquoi notre nouvel album n’a rien d’un disque commercial, comme disent les marchands de disques. C’est un album dont je suis très fier, car il a le mérite d’être sincère, mais il ne faut pas s’attendre à ce que nous en vendions un million d’exemplaires. Ça n’a jamais été notre but. Bien sûr, nous sommes très heureux d’être arrivés où nous sommes aujourd’hui, nous sommes ravis d’avoir vendu des dizaines de milliers d’exemplaires de l’album précédent, mais nous n’en voulons pas toujours plus. Nous savons où nous arrêter.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Ne crois-tu pas que Noir Désir a quand même une certaine responsabilité vis-à-vis de ses fans, ces quelque 150 000 personnes qui ont acheté Veuillez rendre l’âme à qui elle appartient ? Ces gens attendent de vous un album du même acabit, fidèle à ce que le groupe représente à leurs yeux.
Bien sûr. Et nous ne cherchons pas à fuir cette responsabilité, nous l’acceptons totalement. Mais à aucun moment, nous ne devons agir autrement qu’en hommes libres. En musique, il existe dès le départ une énorme contradiction : tu joues pour ton plaisir, tu n’oses même pas t imaginer sur scène, devant un public. Tu fais du rock et c’est tout. Et puis, un jour, tu fais du spectacle, tu attires l’attention. Le public te vole déjà une partie de ta liberté. Ça peut paraître très ingrat de dire cela, car après tout, je pourrais très bien aller planter des choux dans le Jura, mais le statut de musicien est d’emblée assez contradictoire. Ceci dit, j’éprouve toujours un énorme plaisir à jouer du rock, j’aime bien cette idée d’ambiguïté qui te pousse à t offrir au public. Je dois être un peu malade. On doit tous être des malades dans cette affaire, au sens où nous devons souffrir d’un manque. Les gens qui viennent nous voir doivent avoir un manque et le groupe doit avoir un manque s’il prend plaisir à s’exhiber. On nage en pleine folie. J’en suis arrivé à un stade où tous les matins, en me levant, je me dis Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ?? Et je crois que c’est plutôt bien d’être toujours surpris par ce bordel, car ce genre de pensées te met à l’abri de la routine. Nous sommes donc dans une situation des plus bordéliques, mais il ne faut pas oublier pour autant que nous sommes des gens comme les autres. Nous ne sommes pas des demi-dieux. Il se peut que nous jouions parfois de cette aura dont le public nous entoure, comme sur scène où il arrive que des choses très bizarres se passent. Mais c’est tout. Nous aimons l’excitation de la scène, ce sentiment d’y être particuliers. Mais nous n’aimons pas l’idée d’être considérés commes des personnes particulières. Nous sommes strictement humains. Nous ne sommes pas des machines à faire du fric. Je ne te dis pas que je ne serai pas blessé si nous ne vendons que 1 000 exemplaires du nouvel album, mais ça ne ferait pas de moi un homme différent.
Malgré cette évidente honnêteté d’esprit et la fidélité à vos racines, l’idée de séduction joue quand même un rôle primordial dans votre vie, non ?
Oui, bien sûr. On aime plaire, c’est naturel, je crois. Mais je pense sincèrement que cette séduction joue dans les deux sens. Le public nous séduit lui aussi. L’idée de partage, de complicité, est essentielle à nos yeux. Il y a un fond commun entre eux et nous, une idée de base qui nous réunit, des idéaux que nous partageons, ces messages que je saupoudre sur nos chansons. Ne parlons pas de communion, car l’idée est sans doute un peu excessive, mais il existe une complicité évidente. Et avec notre véritable public, cette relation n’est pas un phénomène de surface. Ce sont les manifestations superficielles qui nous font peur, ces relations basées sur du vent qu’on essaye de t imposer. Nous avons eu la frousse à la sortie des Sombres héros de l’amer, parce qu’avec le succès, nous nous sommes soudainement retrouvés au centre de manifestations de sympathie totalement dénuées de sens. On rencontrait des tas de gens qui nous disaient J’aime beaucoup ce que vous faites’ sans avoir pris la peine d’écouter l’album en entier. Ces gens n’avaient même pas compris le deuxième degré du texte des Sombres héros de l’amer, ils prenaient ça pour une chanson de marins, un truc à la Pogues, sans plus (rires)? Lorsque ce genre de commentaires affluent, tu commences sérieusement à avoir la peur au ventre. Tu te demandes à quoi tout cela sert, à quoi ça rime de te battre pendant des années si c’est pour en arriver à entendre ces stupidités. A quoi bon vendre si c’est pour être exposés à ces idiots ? Je te répète que nous ne refusons pas l’évolution, nous voulons bouger, découvrir de nouvelles personnes, de nouveaux publics, mais pas à n’importe quel prix. Pas pour n’importe qui. Pas n’importe comment Nous resterons humains, je veux avoir le temps de me ballader dans la campagne bordelaise quand je le souhaite. Les seuls changements qui t’affectent doivent être purement artistiques. Je ne crois pas en un être unique, figé. Je crois en un être animé de plusieurs métamorphoses, artistiquement parlant, quelqu’un qui passerait d’une peau à l’autre, au fil de ses rencontres, de ses découvertes. C’est cette évolution que je souhaite à Noir Désir, mais le noyau, lui, doit rester immuable. Il y a une droiture à conserver. C’est elle seule qui peut te donner la force nécessaire à ces évolutions, à ces métamorphoses. Sans cette droiture, sans cette authenticité que tu as en toi, tu es foutu. Il y a des sacrifices dans nos vies, quotidiennement. Alors autant les mettre au service de cette quête perpétuelle de l’authentique Ces sacrifices, je ne les ferai pas au nom du commerce. Jamais ! On ne vit pas un sacerdoce, que je sache. Pourquoi arrêtons-nous déjà notre tournée ? Eh bien, parce qu’on en a marre, tout simplement !? (Rires)?
Est-ce pour protéger cette authenticité que vous venez d’enregister un album qui se rapproche plus de Où veux-tu que j’regarde ?, votre tout premier, par le son et l’attitude ?
Sans doute. Je pense que ces considérations jouent un rôle non négligeable au moment de l’écriture.
On pourrait y voir un réflexe d’autodéfense.
(Sourire)? Je le sais, je le sais. J’en suis conscient Bon, parlons très franchement, car tu viens de mettre dans le mille. Voilà : à un moment donné, j’ai senti que je n’étais plus qu’en réaction contre tout ça, contre ce qui menaçait la normalité du groupe. Je n’avais envie que d’une chose, me battre pour notre différence. Nous avions la chance d’accéder à une certaine popularité, il ne fallait pas pour autant accepter l’idée des compromis. Ce n’est pas parce que tu deviens connu que tu dois devenir un gros con. Il faut rester sincère, honnête, sans pour autant tomber dans l’excès inverse, la paranoïa. J’ai eu très peur, peur de ne plus réagir qu’en opposition au mal. Or, tu sais, l’opposition au mal n’aboutit pas toujours au bien. Il a fallu trouver un équilibre. Un équilibre instable, sur un fil, sans tomber à gauche dans la facilité d’un parcours tout tracé, celui que te concocte le show-biz, sans non plus plonger à droite, dans le gouffre de la parano et de la folie douce Ce refus des compromis est très certainement une des données du nouvel album, mais ce n’est pas tout. Ce n’est pas seulement un disque réactif. Je crois qu’il ouvre aussi de nouvelles portes.
L’obtention d’un disque d’or ? qui symbolise le seuil des 100 000 ventes ? pour votre album précédent n’a-t-elle pas été le facteur déclenchant tes réactions’
Certainement. Ça a ajouté une dimension à mes craintes, en nous banalisant, en faisant de nous un de ces groupes à disques d’or . J’assume peut-être assez mal l’image de ce qu’est devenu Noir Désir Je te l’ai dit, on nage en pleine contradiction. Je ne veux pas qu’on se retrouve coupés des gens, coupés de nos amis. Et ce sentiment est plus net que jamais. C’est pour cela que nous allons faire une courte tournée dans des petits clubs, dans des endroits où les promoteurs locaux nous font confiance depuis des années. Ces gens ont toujours cru en nous, ce sont des fidèles. Nous leur avons fait perdre pas mal d’argent à nos débuts, parce que nous n’étions pas connus. Aujourd’hui, nous renvoyons l’ascenseur en retournant dans ces salles où nous pouvons jouer à un mètre du public. Quel plaisir de sentir ce public près de toi, à portée de main’ Nous commençons toujours nos tournées de la sorte, sans faire de bruit et pour le plaisir. Ce n’est pas seulement une belle philosophie, un idéal doré jeté en pâture au public pour nous donner l’air de grands seigneurs. Non, nous le faisons aussi pour nous, pour ne pas nous perdre, pour rester en liaison avec les composantes de notre richesse intérieure. Il faut garder le temps de penser à sa vie, à ta vie. Si on te la vole, que te reste-t-il ? Nous préférerons toujours les petites salles, avec leurs images d’Epinal, la sueur, l’électricité, la fumée, ce genre de choses véritables. Mais nous ne pouvons plus jouer seulement dans de petits clubs, ce serait stupide.
En jouant dans ce genre d’endroits, n’as-tu pas peur de te frotter aux intégristes du rock franchouillard, ces piliers de bar qui incendient les groupes dès lors que le succès leur ouvre ses bras ?
J’ai moins peur d’eux que des gens qui nous mettent dans le même sac que Patrick Bruel, de ces gens qui parlent de nous comme d’artistes, en oubliant que nous sommes faits de chair et d’os, comme eux. Le monde du spectacle me donne envie de vomir, on nous y traite comme des singes savants. Les intégristes du rock français, comme tu les appelles, ont le mérite de rester simples : ils aiment ou ils n’aiment pas. C’est déjà ça. Ceux-là nous ont épinglés au début, lorsque nous avons signé chez Barclay. Tu connais la chanson’ Trahison, ils ont signé sur une major, honte à eux ? J’espère que nous leur avons prouvé depuis de quoi nous étions capables et surtout, de quoi nous étions incapables, à savoir retourner notre veste. Je ne me suis jamais fait traiter de ringard par un pilier de bar J’espère que ce public-là nous reconnaît une bonne dose de simplicité et d’honnêteté, car je crois que nous le méritons. Lorsque j’en ai l’occasion, je vais dans ce genre de clubs, des endroits comme le Jimmy, ici, à Bordeaux. Je sais que c’est là que se trouve la vérité. Les groupes qui y jouent sont des passionnés, de vrais fous furieux qui peuvent traverser la France pour jouer une demi-heure sur une sono qui hurle. La musique se trouve là, pas dans le cercle pouilleux des initiés du show-biz parisien. Attention, il y a dans le show-biz des gens très bien, que tu identifies très vite. Ceux-là savent si nous les apprécions. Mais l’immense majorité me fait pitié. Ne pas se laisser happer par ces gens-là demande une très grande vigilance. Nous avons dû lutter très dur l’année dernière, après les premiers bons chiffres sur les ventes de l’album. Tu sais, je ne prends aucun plaisir à déambuler chez Barclay, notre maison de disques, en roulant des mécaniques et en donnant des poignées de main à droite à gauche, tel un président de la République. En plus, les gens que nous aimions chez Barclay sont presque tous partis. Y aller ne signifie plus rien pour nous. C’est une boîte de disques, qui fait du commerce. On y bosse pour le fric et rien que pour le fric, dans le plus pur esprit d’une multinationale. D’ailleurs, si nous allions jusqu’au bout de nos idées (silence)? Mais bon, il n’y a hélas pas d’alternative valable en France. C’est bien dommage. En tout cas, je crois que les gens de chez Barclay sont aujourd’hui tout à fait conscients de notre façon de penser. Nous serons fidèles à notre ligne directrice, j’espère qu’ils le savent.
Les deux parties, groupe et maison de disques, ont dû être très surprises par le succès de l’album précédent.
Oui. Et eux encore plus que nous. Moi, je suis un éternel étonné. Chaque journée m apporte son lot de surprises, donc l’idée du succès ne m a pas pris de court. Mais eux, les gens du commerce, se sont déchaînés d’un seul coup. Tu connais le processus des maisons de disques : il y a une balance qui tient compte des passages radio, des réponses médias, des pré-commandes, ce genre de trucs, et puis, passé un certain seuil de ventes, ils réenclenchent la machine de guerre. Et là, il n’y avait plus moyen de les arrêter. Ils voulaient tout nous faire faire, des play-backs, des 20 h 30? Il a fallu qu’on se batte très dur pour ne pas passer chez Foucault. Nous n’avions rien à foutre chez ce type. Que ce soit clair, nous n’avons rien à montrer chez des gens comme ça. Nous n’appartenons pas au même monde. On nous a dit Les garçons, soyez sérieux, Foucault, c’est l’assurance de 20 000 disques supplémentaires vendus dans la semaine, bla-bla-bla ? Ça nous a fait bondir, nous ne comprenions pas de quoi on voulait nous parler. Manifestement, nous n’étions pas sur la même longueur d’ondes. Nous, chez Foucault ?
Tu imagines ça ? Finalement, nous avons refusé cette émission, ce qui correspond à stopper les ventes, purement et simplement. On nous a pris pour de doux tarés (rires)? Tu en connais beaucoup, toi, des gens qui sabordent leurs propres ventes ?
Mais ces pressions mercantiles vont revenir avec ce nouvel album.
Peut-être, mais aujourd’hui je n’ai plus peur de dire merde.
Même pas au directeur du marketing de ta maison de disques ?
Surtout pas à lui. Ce qui compte, c’est la vie. Et Foucault, c’est la fin de la vie. Je suis prêt à me battre avec quiconque pour rester en vie. Nous n’avons jamais craché sur l’argent, c’est toujours utile pour s’acheter un beau walkman ou de belles guitares et en faire profiter les copains, mais c’est tout. L’argent en quantité raisonnable, oui, mais jamais au prix de notre dignité. Jamais’ Regarde : il y a un truc inquiétant, c’est qu’il y a dans les maisons de disques un nombre croissant de diplômés d’écoles de commerce. Je trouve ça fou. Je ne dis pas que ce sont des idiots, bien au contraire, mais franchement, que comprennent-ils à la musique ? Ils ne savent parler que de produits. Ce qui est grave, c’est que les commerciaux grappillent chaque jour quelques centimètres sur le terrain de l’artistique. On ne signe plus un groupe ou un musicien pour son talent, on le signe pour son potentiel commercial. C’est affligeant. Mais eux, ces diplômés, quel talent ont-ils ? Où est leur sensibilité ? Quand je vois ça, j’ai peur pour le groupe, je flippe à l’idée que ce bras de fer perpétuel avec les commerciaux ne nous affecte à la longue. Il faut être très unis et bien entourés pour opposer un front haut et fier au milieu du disque. Mais bon, il y a aussi là dedans une certaine motivation. Il est assez excitant de se dire que nous avons vendu tous ces disques sans nous prêter au jeu de la promotion à outrance.
Notre nouvel album resserre les boulons. C’est indéniable et ça me rend heureux. Ce disque est exactement celui que nous voulions faire, il n’y a pas eu d’intervention extérieure. Nous avons beaucoup réfléchi quant à l’orientation à donner au groupe après la sortie de Veuillez rendre l’âme à qui elle appartient. Que faire de Noir Désir ? Comment travailler ? Qu’est-ce que j’ai dans le ventre ? Ai-je seulement quelque chose dans le ventre ? Si je n’ai rien, je ne tricherai pas. Voilà un de mes problèmes : la peur du vide, du manque d’appétit. Parfois, je me sens vide, ou plutôt vidé. J’ai peur de ne plus rien avoir en moi, c’est très effrayant. Comme tu peux le voir, le groupe est pour moi une occupation cérébrale quotidienne, quelque chose qui me torture continuellement, une sorte d’obsession. Pourtant, j’essaie d’être vigilant, j’essaie souvent de penser à autre chose. Mais c’est dur, très dur. Je suis toujours occupé à me demander comment préserver notre petit univers, notre sacro-sainte honnêteté au milieu de ce merdier absolu’ J’ai peur pour le groupe, tous les jours.
As-tu peur pour l’existence de Noir Désir ?
Non, quand même pas, je refuse de penser à la mort du groupe. Mais on ne peut jamais jurer de rien. Ceci dit, le groupe existe depuis dix ans, je vois mal ce qui pourrait nous faire splitter la semaine prochaine. Nous avons toujours enjambé les difficultés avec une certaine aisance, il n’y aucune raison que ça change. Mais il pourrait y avoir ce que j’appellerais un cas éliminatoire. On n’est jamais à l’abri d’un gros pépin.
Ces périodes de doute et d’angoisse te laissent-elles suffisamment de répit pour écrire ?
L’angoisse et l’écriture peuvent aller de pair. Même quand je traverse une mauvaise période, je conserve une espèce d’attitude d’écrivain, je me mets dans la peau d’un auteur. C’est nécessaire pour permettre aux mots de sortir facilement. J’ai une démarche d’écrivain, je garde toujours un bout de papier et un crayon, dans l’attente du mot, de la phrase. Il est primordial d’accepter l’idée même de l’écriture, de se reconnaître un certain talent. Sinon, rien ne sort. Mais malgré cette préparation morale, j’écris assez peu. Ou alors j’écris et j’élimine après relecture. Je n’aime pas trop montrer mes textes, seuls ceux qui me sont très proches ont parfois droit de regard. Pour l’album, j’ai eu besoin de me sentir sous pression. Et à mesure que l’ultimatum approchait, je me suis mis à m affoler. Finalement, j’ai dû partir seul à la campagne, à deux reprises, pour écrire mes textes. Je suis parti une première fois pendant une semaine, puis à nouveau pendant deux semaines. J’ai emmené une radio, du papier et un crayon. Ça prouve que je suis faible, que je n’ai pas la force de me concentrer sur l’écriture. Dès que mes copains partent en virée, je ne peux m’empêcher de les suivre. Et le lendemain, je suis tiraillé par un sentiment de culpabilité énorme, je me hais et ça me fait mal. J’ai les morceaux sur le ventre et je n’arrive pas à les cracher, c’est l’horreur. Alors, cette fois, j’ai opté pour l’isolement absolu.
Tu dois te douter que les paroles de En route pour la joie, le premier 45t extrait de votre album, vont certainement provoquer une polémique.
Eh oui (rires)? C’est gagné d’avance ! Les paroles commencent par Qui a miné la base ? Qui a fait sauté le pont ??. Tu sais qu’il y a une censure militaire en ce moment ? Je crois qu’on va y passer, parce qu’encore une fois, mes textes vont être pris au premier degré. C’est stupide mais fatal’ Et puis, après tout, je m’en fous. Il y a aussi sur l’album un morceau qui s’appelle The holy economic war. Alors, tout le monde va penser que ça parle de Saddam Hussein, mais mes textes ne sont pas des réactions à cette guerre, ils ont été écrits bien avant. Ce n’est certainement pas parce qu’on se tire dessus en Irak que je vais changer mes textes. Ils sont ma création et j’assumerai.
Te souviens-tu de tes premiers textes ?
Oui, j’étais très jeune. L’écriture m’est venue en même temps que ma passion pour le rock, vers 12 ou 13 ans. Je ne me suis jamais vraiment posé de questions, j’écrivais, c’est tout. Je lisais beaucoup de bouquins, surtout des livres de poésie. J’ai découvert des univers fabuleux qui m ont donné envie de me jeter à l’eau, moi aussi. Ce n’est pas une question de culot, je me sentais déjà écrivain. Ça peut paraître très prétentieux, mais c’est la stricte vérité. Ça ne signifie pas que je me considère comme l’égal de Rimbaud ou Mallarmé. Non, l’écriture adaptée au rock est un exercice assez simple comparé à la littérature. Moi, je ne me sens pas encore capable d’écrire tout un livre. J’ai juste quelques fragments ici et là, quelques phrases que j’aime bien et que je conserve au cas où? J’ai dans la tête la volonté d’écrire plus que de simples chansons, mais j’ai aussi en moi le doute, comme dans tout ce que j’entreprends. Je ne sais pas si je suis vraiment capable d’écrire. Des fois, je me demande si tout ce que j’écris n’est pas tout bonnement fastidieux. Mais je garde espoir, car l’écriture est pour moi un terrain vierge. J’ai tout à y découvrir. En ce qui concerne la musique, j’ai commencé à écouter des disques avec mes copains, après l’école. Au début, mon groupe préféré était MC5. On écoutait aussi des conneries que je renierais plutôt aujourd’hui, des trucs comme Fleetwood Mac. Ensuite, quand mes goûts se sont affirmés, je suis devenu dingue des Doors. Et puis bien sûr, il y a eu le mouvement punk, qui a tout chamboulé. J’ai été frappé par la force musicale et sociale de cette musique, je me suis tout de suite reconnu là dedans, je m identifiais aux punks anglais. C’est cette musique-là qui m a encouragé à jouer, puisque tout y était permis. Je n’ai même pas eu peur lors de ma première répétition. Je ne faisais que chanter puisque je ne savais jouer d’aucun instrument, et je n’avais même pas la frousse. Cette situation nouvelle me semblait tout à fait naturelle. En fait, je n’ai eu ma première guitare que beaucoup plus tard. Mais j’avais plein de copains qui jouaient, ils ne parlaient que de grattes et de réglages d’amplis, alors que moi je planais dans mon petit monde artistique. Nous étions parfaitement complémentaires, bien qu’assez différents. Je me sentais un peu à part, c’est vrai, mais je les adorais. Moi, j’avais poussé les études un peu plus loin, eux avaient appris davantage de choses dans la rue. Alors ils venaient m attendre à la sortie du lycée et on allait répéter. En première et terminale, lorsque nous avons commencé à jouer plus souvent, les gens de ma classe ont commencé à se douter de quelque chose, à cause de ma tête le matin (rires)? Mais ça n’avait l’air de choquer personne. Je menais une vie un peu double, entre les bars et le studio où nous jouions. C’était des années extraordinaires. Entre 81 et 84, il y avait une émulation incroyable, un tas de bons groupes, des concerts partout et un festival qui s’appelait les Boulevards du rock . C’était vraiment génial de vivre à Bordeaux à cette époque. On se sentait acteur et spectateur à la fois.
Avais-tu l’impression d’apprendre plus de choses dans la rue qu’en classe ?
Bien sûr. J’apprenais à m amuser, tout simplement, à profiter au maximum de mes jeunes années. Et là, il n’y avait pas de livres, pas de méthode. Je devais me débrouiller avec le système D, avec les moyens du bord, en copiant les autres, ceux qui avaient plus d’expérience que moi. C’était passionnant. Et puis je me rendais compte aussi des carences de l’Education nationale. J’ai très vite réalisé qu’on nous racontait des tas de conneries en classe. Ce qui me choque le plus encore aujourd’hui, c’est ce bourrage de crâne collectif, entretenu par les médias, les pouvoirs et même les gens de la rue, ce bourrage de crâne qui veut nous faire croire que l’homme est maintenant à son top niveau, au firmament de ces possibilités. Alors on s’autocongratule pour telle découverte, pour telle conquête, en oubliant tout de même que l’homme n’est qu’un barbare actuellement en guerre contre lui-même. Mais il faut voir les choses en face, bordel ! L’homme régresse dangeureusement. Et ça, on ne te l’apprend pas en classe.
As-tu le sentiment que cette éducation parallèle, celle acquise avec tes amis dans les salles de concert et les locaux de répétition, te servirait à quelque chose si le groupe n’existait pas ?
Sans doute, car j’ai surtout appris à gagner mon indépendance. Quoi que je fasse dans l’avenir, il faudra que je sois libre. Ou alors je tricherais, à la manière de Kafka, fonctionnaire la journée et rebelle le soir. Mais je ne sais pas si je serais assez courageux. Cet impératif de liberté, je le tiens de ces années où j’ai appris à ne dépendre de personne. D’ici quelques temps, j’aimerais beaucoup voyager, seul. Le globe me fait rêver, il y a tellement d’endroits où j’aimerais aller. Et puis il y a aussi beaucoup de choses à découvrir chez les gens. Certaines personnes valent tous les voyages du monde. Et puis les livres’ Tu te rends compte des possibilités qu’offrent les livres, tous ces cheminements possibles, toutes ces voies salvatrices ? Cette volonté de liberté que j’ai en moi, les autres en sont conscients, car on en a souvent parlé. Nous en avons tous un peu marre d’être reçus en tant que groupe, nous sommes esclaves de cette idée d’équipe qui nous empêche de pousser à fond nos expériences personnelles et certains rapports humains. On nous considère toujours comme une structure, une et indivisible. C’est assez pénible, car on doit constamment faire des concessions. Par contre, en studio, nous marchons à l’osmose, unis comme les doigts de la main. C’est pour ça que nous avons tenu à produire nous-mêmes le nouvel album, pour lui donner notre vraie couleur. J’aimais bien le travail de Broudie sur l’album précédent, car c’est un très bon arrangeur, mais c’est l’idée même des arrangements qui me déplaît. Je préfère le son brut d’une structure rock typique et c’est pour cela que nous avons opté cette fois-ci.
Je me souviens avoir lu un article où le journaliste disait de votre musique qu’elle était hantée . Considères-tu cela comme une critique ?
Ça dépend’ Si le journaliste utilisait ce mot avec une certaine dose de dérision, je suis d’accord. Et plus particulièrement encore s’il parlait de nos concerts. Sur scène, j’essaie toujours de me battre pour m élever entre terre et ciel. C’est l’électricité spirituelle de l’échange avec la foule qui me permet cette élévation. Il n’y a rien de prétentieux à cela, je te dis la stricte vérité. Je crois à la circulation d’énergie, à la jubilation physique. Je ne monte sur scène que pour m y transcender. J’aime l’idée d’y être à vif, ouvert à toutes les interventions surnaturelles possibles.
En cela, oui, nous sommes hantés.
Cet état de transe peut-il aboutir à la syncope ?
Bien sûr. Ça m’est arrivé très souvent. C’est peut-être un peu gênant d’en parler comme ça, pendant une interview, j’espère ne choquer personne, mais je veux juste témoigner de l’existence de ces phénomènes. Il m arrive très fréquemment de faire des syncopes à l’issue d’une période de transe, dans un coin de la scène. Je n’en ai pas honte, c’est comme ça. C’est plus fréquent lorsque je suis crevé, en fin de tournée. Mais ça peut m arriver aussi lorsque je suis reposé.
As-tu le sentiment que le public attend ces instants ?
C’est évident. Le public n’attend qu’une chose, que tu te fasses mal. Il veut quelque chose de violent, de sensationnel. C’est le côté voyeur des gens qui ressort pendant les concerts. Ils veulent voir quelque chose de différent, quelque chose qu’ils ne verront pas dans leur petite vie de tous les jours. Ils veulent de la nouveauté, ils veulent du spirituel. L’ennemi pour tous, c’est le matérialisme. C’est la pire des gangrènes. Le public a besoin d’autre chose.
Dans la chanson Tu m donnes le mal, de qui parles-tu ?
Je ne me fixe jamais sur un personnage. Dans cette chanson, ce n’est pas la personne incriminée qui m a inspiré, mais bien celui qui souffre, c’est-à-dire moi. J’aime écrire sur l’état mental des gens. Ici, il s’agit du mien, en présence d’un être détesté. Cet état mental n’est pas banal. C’est une haine rare et profonde, qui a un effet passionnant à étudier.
Je me sens d’ailleurs plus souvent inspiré par ce genre de réactions négatives que par des pensées pleines de bonheur et d’espoir.
Ne serait-ce pas tout simplement de l’auto-apitoiement ?
Si, peut-être, mais j’essaie de me battre contre, pour ne pas tomber dans le gouffre du désespoir. Là aussi, il s’agit d’un équilibre précaire que je m’efforce de préserver. Et en plus, j’ai peur que tout le monde m étiquette comme un être sensible. C’est vrai que je suis fragile, que je suis perméable à tout un tas de sentiments bons et moins bons, mais je n’aimerais pas que tout le monde le sache. Je ne veux pas mutiler mon image. Je suis sensible et fier d’être sensible, car cela m ouvre de nouveaux univers, dans le monde du cinéma et de la littérature par exemple, mais cette sensibilité doit savoir se faire muette par instant. Je ne veux pas passer pour un chialard. La pudeur doit savoir reprendre le dessus. Lou Reed, par exemple, est sans conteste un type extrêmement sensible. Et pour se protéger, il a toujours eu recours à un univers créé de toutes pièces, composé principalement d’une énorme dose de cynisme et d’une paire de lunettes noires. Mais c’est également un type à vif, qui parle de ses malaises. Moi aussi, c’est souvent l’idée de malaise qui m inspire, comme dans Tu m donnes le mal. C’est un état limite, où tu pourrais aller jusqu’à tuer quelqu’un. J’ai déjà ressenti cela. Cette chanson étudie les limites du self-control, cette bataille interne entre ton bien et ton mal.
Et lequel des deux l’emporte chez toi ?
Le mal, malheureusement. Je ne sais pas me contrôler, surtout au niveau de mes sentiments. Tu m donnes le mal décrit un de ces moments où l’intelligence n’intervient plus. C’est la bête qui prend le dessus.
Et l’étape suivante, c’est la violence ?
Oui, hélas. Il m’est arrivé de chuter dans cet excès, quelquefois, mais je n’en suis pas fier. Se battre, c’est opter pour la facilité, c’est se compromettre. Je n’aime pas ça. De plus, la lutte intérieure est encore plus forte après que les coups sont partis. Le remords est l’un des sentiments les plus douloureux que je connaisse.
N’as-tu pas peur d’éprouver du remords lorsque tu reliras cette interview ?
Non, je ne crois pas. J’aime bien me livrer et je ne pense pas que je rougirai en me relisant. J’aime l’idée de vérité, de franchise. Je crois qu’il est important de prendre du recul par rapport à soi-même de temps en temps et il se pourrait bien que cette interview m y aide. Je préfère parler de sentiments, d’obsessions, de choses véritables que d’effets de guitares. Et malheureusement, dans ma vie de rocker français, on me parle plus souvent d’effets de guitares que de sentiments.
{"type":"Banniere-Basse"}