Après des années en survie artificielle, Noir Désir vient d’annoncer sa séparation. Une fin à l’image de la carrière unique de ce groupe propulsé par le chaos et l’urgence. Récit.
On avait hâte de l’entendre à l’âge de Bashung, à l’âge de Ferré. Tout indiquait que ce groupe avait trouvé en lui-même le secret de la longévité, du désir sans cesse renouvelé, de la survie. Depuis 1998, il savait se préserver des conflits internes et des frustrations qui gangrènent les groupes-gangs en laissant chacun s’aérer musicalement, exister artistiquement loin des règles infernales et du calendrier aléatoire du groupe, dans des chemins de traverses.
Ainsi, Serge Teyssot-Gay a-t-il commencé une carrière parallèle, plus expérimentale avec un premier album conceptuel. Il y mettait en musique l’oeuvre de Georges Hyvernaud, La Peau et les Os, où l’auteur racontait l’horreur des camps de concentration et sondait la notion d’emprisonnement, l’éternelle empreinte de la condition carcérale sur l’ensemble de sa vie postconfinement. “On croit qu’on en est sorti”, chantait alors Teyssot-Gay.
Il n’en avait pas conscience mais il venait d’anticiper ce qu’allait être la vie de Cantat à compter de la tragédie de Vilnius, en Lituanie, le 26 juillet 2003. Cette nuit-là, Marie Trintignant était découverte inanimée dans sa chambre, victime de coups. Elle décédera de ses blessures le 1er août. Bertrand Cantat sera condamné à huit ans de prison pour le meurtre de sa compagne. Mieux que tout autre, Serge Teyssot-Gay savait le maelström psychologique auquel son ami de trente ans allait devoir faire face pour retrouver une étincelle de vie, composer avec sa culpabilité, essayer d’exister autrement que comme celui qui a commis l’irréparable.
Dans le groupe et dans son entourage, tous avaient conscience de la difficulté de la tâche. Un travail herculéen sur soi-même doublé d’une autre gageure : gérer la vindicte d’une partie des médias et du public qui n’aura eu de cesse de stigmatiser, dans une violence sournoise et une dégueulasserie digne des tabloïds anglais, le drame aberrant de cette nuit lituanienne.
Comment chanter après Vilnius ? Pourtant, le groupe voulait croire à un futur possible. Beaucoup d’entre nous aussi. Les membres de Noir Désir n’ont jamais failli, entourant leur ami d’une solidarité exemplaire dans un quasi-réflexe d’autodéfense. Pas pour l’innocenter, pas pour le disculper : juste pour l’accompagner dans l’hébétude, la confusion. Inlassablement, pendant sept ans, chacun a endossé à sa manière une partie de la réflexion collective, a affronté bravement la passion autour du destin de Bertrand Cantat et maintenu l’illusion du devenir.
Aux questions incessantes sur la suite, Serge Teyssot-Gay, Denis Barthe et Jean-Paul Roy répondaient avec la dignité de ceux qui se serrent les coudes, qui ramènent les choses à la raison. “Nous avons appris à relativiser. La vie, la mort, le temps…”, disaient-ils. Croisé en 2008 dans un bar après un de ses concerts avec le collectif Interzone, Serge dédramatisait : “Si nous retrouvons l’envie de faire des choses ensemble, on s’y remettra. Mais il faut que l’envie soit commune… Bertrand n’arrive pas à écrire. Mais il faut d’abord qu’il essaie de revivre avant de penser à réécrire.”
Les choses semblaient avancer dans ce sens, à tel point que Serge Teyssot-Gay parlait régulièrement d’un nouvel album de Noir Désir, d’abord estimé pour 2009 puis à l’orée 2011. Bertrand Cantat n’arrivait toujours pas à écrire la moindre strophe mais le groupe bouillonnait déjà à l’idée de s’y remettre et se projetait enfin en espérant que la dynamique insuffle un peu d’encre magique dans cette écriture interrompue.
Cette unité de façade répondait de façon crédible aux rumeurs de dissensions profondes qui bruissaient en coulisses. En privé, il se murmure que le groupe n’aurait que peu goûté une forme d’ingratitude de Bertrand Cantat face à leur fidélité implacable, même dans les heures les plus noires. Les non-dits, les frustrations, les incompréhensions auraient rongé le groupe de l’intérieur quand la tragédie continuait de frapper autour de Bertrand Cantat – sa mère décède d’un arrêt cardiaque pendant son incarcération, son ex-femme Krisztina Rády se suicide dans la maison familiale.