Des bancs du lycée aux communiqués de Serge Teyssot-Gay et de Denis Barthe, trente ans auront passé. A l’occasion de la sortie d’un Hors série Inrocks Spécial Noir Désir cette semaine, retour sur une histoire écrite dans l’urgence et sous les lumières blanches.
1980 Bertrand Cantat, 16 ans, et Serge Teyssot-Gay, 17 ans, se croisent sur les bancs du lycée – ils sont en seconde, à Bordeaux. Pendant les vacances, ils rencontrent Denis Barthe, dit Nini, 17 ans. En octobre, ils décident de former un groupe autour de leurs passions communes – les Who, Led Zeppelin, AC/DC –, increvables moteurs de discussions nocturnes.
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Nini : “Bertrand et Serge y pensaient depuis un moment déjà. Ils m’ont dit qu’ils cherchaient un batteur. Evidemment, je n’avais jamais touché une batterie de ma vie, mais j’ai menti et ils m’ont cru.”
Seul Serge, qui prend des cours de guitare classique depuis une dizaine d’années, possède de sérieuses bases musicales. “Lorsque j’ai rencontré Bertrand et Nini, je me suis senti moins seul. D’un seul coup, j’avais des copains, des gens qui partageaient mes goûts. C’était un bol d’oxygène incroyable.” Le trio ne répète que quelques heures par semaine, lorsque leurs emplois du temps le permettent.
“A l’époque, on faisait du rock comme on va jouer au foot. Avec des rêves de grandeur, mais aussi simplement pour rigoler entre copains. On ne jouait pas très bien, voire franchement mal pour certains d’entre nous, mais on s’en foutait.”
1981 Déjà, le rock devient la préoccupation principale de ces étudiants réfractaires. Et, déjà, le discours aime se teinter de colorations politiques.
“On parlait de choses qu’on connaissait mal, des problèmes qu’on voyait avec nos yeux d’ados. Mais malgré cette naïveté, il était important de dire des choses, de donner des points de vue.”
Un premier “vrai” bassiste, Vincent Leriche, fait une apparition furtive. “Même avec des membres non permanents, il y avait une cohésion incroyable dans le groupe. On savait qu’on allait être ensemble pour un moment.” En quelques mois, le groupe partagera les mêmes concerts “fondateurs” : Neil Young, The Clash, Bob Marley ou AC/DC, tous de passage à Bordeaux.
“On se disait qu’on ne pourrait jamais jouer comme eux, mais ça ne nous empêchait pas d’en rêver.”
En répétition, les cadences de travail s’accélèrent. Plusieurs patronymes plus ou moins heureux viennent baptiser ce rock maladroit, heurté, pourtant déjà porteur d’un sceau personnel : Psychoz – “avec un z”, insiste Nini –, puis 6.35 – “pendant deux mois, le temps de jouer à la Fête de l’Huma. Après le concert, un groupe de militants communistes est venu nous proposer des cartes du parti et Bertrand a mangé celle qu’on lui tendait”.
Quelques mois plus tard, l’état civil se bloquera sur Noirs Désirs – au pluriel –, vainqueur sur le fil de l’alternatif Station Désir, également proposé par Cantat. Plus tard, lorsque le groupe sera sur le point de signer chez Barclay, la maison de disques tentera d’éradiquer ce pseudonyme jugé démodé. Finalement, c’est la solution médiane – Noir Désir, au singulier – qui sera adoptée en 1986. “Un nom qui semble se régénérer à chaque album. Même après toutes ces années, il ne nous pose aucun problème.”
1982 Serge : “C’est dingue ce qu’on peut parler dans ce groupe. Tout est sujet à réflexion, à débat. Déjà à cette époque on passait plus de temps à papoter qu’à jouer”. Le mode de fonctionnement Noir Désir – davantage cercle d’amis intimes que groupe de rock du dimanche – s’ancre solidement, le son également. Mais l’alchimie commence à peine à fonctionner que Serge Teyssot-Gay, plus motivé par le jeu pur que par les délibérations interminables, décide de prendre le large.
“Bertrand et Nini avaient un côté très branleur alors que moi je voulais jouer, jouer, jouer. Je rêvais de méthode, de concentration.”
Nini : “On n’avait pas vraiment la tête sur les épaules. J’ai accepté notre première proposition de concert alors qu’il n’y avait pas une composition d’écrite. Pourtant, deux mois après, on était sur scène avec sept morceaux”. Serge ayant quitté le navire pour former BAM (Boîte à Musique), Bertrand et Nini se mettent en quête d’un guitariste intérimaire. Quant à la gestion des fréquences basses, elle échoue à Frédéric Vidalenc, transfuge d’un groupe local relativement réputé, Dernier Métro. Noir Désir vivra ainsi pendant un an.
1983 En fin d’année, c’est Bertrand qui fait ses valises, en proie à quelques tourments amoureux qui l’éloignent du rock. Un chanteur suppléant, Emmanuel Ory-Weil, apparaît le temps de deux concerts et de quelques séances d’écriture. Nini : “On s’est débrouillés comme ça pendant six mois, et puis un jour, Bertrand m’a dit qu’il voulait réintégrer Noir Désir”. Personnage central dans l’avenir de Noir Désir, Didier Estebe hérite des clés de la maison, bientôt soutenu dans son travail de relations publiques par Emmanuel Ory-Weil – qui se destinera finalement à des fonctions de manager officiel. “Mais c’est toujours Didier qui allait au charbon lorsqu’il fallait mouiller la chemise.” Les concerts se multiplient, les maquettes également.
“La plupart du temps, c’était des expériences très frustrantes. Avec les ingénieurs du son, on ne se comprenait pas. Le choc de deux mondes.”
1984 Noir Désir tourne désormais à quatre séances de répétition par semaine. Deux ou trois propositions de production de single se heurtent au même refus poli.
“On ne croyait pas que sur deux titres un groupe comme Noir Désir pourrait montrer toutes ses facettes. On voulait plus de place, plus de temps.”
Même si les concerts du groupe alimentent une rumeur favorable, les rapports musicaux avec Luc Robène, le guitariste ayant pris la succession de Teyssot-Gay, ne sont plus au beau fixe.
1985 Finalement, Luc quitte le groupe. Cantat, qui revoit régulièrement Serge Teyssot-Gay, propose de réintégrer le guitariste original. Nini réfléchit quelques jours avant d’accepter. “On avait déjà l’impression d’avoir vécu un paquet de choses dans la vie du groupe, mais il y avait une foi, on sentait qu’il fallait tenir le cap. Nos concerts à Bordeaux attiraient 500 à 600 personnes, il y avait du répondant, une attente. Les gens disaient que nous avions une énergie, une âme, et surtout un “véritable” chanteur, ce qui n’est pas toujours le cas dans les groupes locaux. Déjà à l’époque, Bertrand dégageait un truc incroyable sur scène.”
Portée par les radios libres et la circulation plus ou moins organisée des demos du groupe, la réputation de Noir Désir déborde sur tout le Sud-Ouest.
“Les gens parlaient aussi de nos textes, des messages dans nos chansons. Ce groupe, ça changeait des histoires de filles, de bagnoles et de whisky. Bien qu’on ne soit pas forcément passés à côté de toutes ces choses.”
Serge revenu dans Noir Désir, les cadences de travail s’accélèrent encore. Pour la première fois, l’idée de passer à la postérité trouve un écho favorable chez le groupe. “Il nous a fallu cinq ou six ans pour trouver notre son et envisager le passage à l’acte. A partir de ce moment-là, on s’est mis à rêver, à imaginer des noms de producteurs idéaux pour notre premier disque : Ray Manzarek, Jeffrey Lee Pierce, Bashung. On avait même pensé à Gainsbourg.”
1986 L’année du grand saut. “A cette époque, notre manager bossait pour le journal Globe, à Paris. C’est là qu’il a rencontré Theo Hakola, à qui il a fait écouter une de nos demos. On était tous très fans d’Orchestre Rouge, qu’on avait vu plusieurs fois en concert, alors lorsque Theo nous a dit qu’il voulait bosser avec nous et nous aider à trouver une maison de disques, on n’en croyait pas nos oreilles.”
Logiquement, Theo Hakola frappe à la porte de Barclay, sa maison de disques. Avis favorable, même si le directeur artistique demande à voir le groupe en concert. “C’était à Bordeaux, au Chat Bleu, on était très remontés ce soir-là. Après le concert, Barclay nous a proposé d’enregistrer un single. Deux mois ont passé et, finalement, on s’est mis d’accord sur l’idée d’un mini-album. Le deal s’est fait après de longues négociations. On était déjà assez regardants sur les clauses du contrat.”
En juin, le groupe signe – pour un an, avec possibilité de renouvellement – chez Barclay. Mais le directeur du label appose sa signature en traînant les pieds : “Si on vend 1 500 exemplaires de votre disque, ce sera déjà très bien”. Quelques semaines plus tard, le groupe est à Bruxelles, au studio ICP, avec Theo Hakola aux commandes. En vingt jours, l’enregistrement des six titres composant le mini-album sera bouclé.
Serge :“Je me souviens avoir pensé que toute cette histoire coûtait beaucoup d’argent. Un soir, le patron de la maison de disques nous a emmenés dîner dans un restaurant chic. J’avais envie de lui dire “Attends, on mange un sandwich et tu me files le fric du resto”.
[attachment id=298]Hors série Inrocks Spécial Noir Désir: 1980-2010 « Qui savait au début qu’il y aurait une fin », 6,90€.
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