Entre le cinéaste (austère et dogmatique) et la rock-star (grande gueule et frimeur), pas une seconde d’observation. La conversation démare sans starter sur une poignée d’idées obsessionnelles : le football, le gin tonic et la mise à mort du prolétariat du Nord.
Entre deux averses, Ken Loach rejoint ses bureaux : il avait pris soin de téléphoner depuis la BBC, où il donnait un entretien, pour annoncer un retard de quinze minutes. Une politesse vaine puisque Noel Gallagher ne daignera venir qu’une longue demi-heure plus tard pour disparaître aussitôt “à la recherche de cigarettes”.
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Ken Loach ne laisse rien paraître d’une éventuelle contrariété – il doit s’envoler pour l’Italie dans quelques heures – et en profite pour essayer de cerner la musique de ce groupe dont il ne connaît que le nom. Lorsque notre rock-star revient, lisant la presse rock toute fraîche à la recherche du moindre entrefilet sur Oasis mais feignant l’indifférence (“Toujours le même bidlshit”), Ken Loach l’invite à gagner immédiatement le pub le plus proche, où il prendra la commande. Le cinéaste s’offre un jus de fruit tandis que Noel penche pour un gin-tonic (“On ne peut décemment pas parler du Nord sans un gin-tonic”).
Poli et posé, Ken Loach s’installe sans peine dans une position d’interviewer et noue le contact avec tact : sitôt les présentations faites, il attaque sur le chapitre football pour saisir quelques éléments d’une vision communautaire du “Nord”. Il apparaît très vite que l’identité, l’appartenance à un groupe, se joue uniquement sur un terrain social, le reste n’est que querelle de clocher, la vraie fracture se trouvant dans les conséquences humaines de la déroute industrielle.
Comme à son habitude, Ken Loach se liquéfie littéralement lorsqu’il est question de faire des photos, jouant sur la montre pour abréger sa souffrance. Mais, au moment des adieux, il ne manquera pas de demander un cliché-souvenir de lui avec une rock-star très courtisée en Angleterre, “pour mes enfants”.
Noel Gallagher – On vient de Manchester, Middleton exactement.
Ken Loach – Vous vous y plaisez ? Moi, j’ai un faible pour Manchester.
Noel Gallagher – Quand on a commencé à avoir du succès, on s’est rendu compte que c’était vraiment un bled minuscule. C’est pour ça que j’ai déménagé à Londres, Manchester est trop ennuyeux pour moi maintenant. Quand j’étais plus jeune, c’était déjà ennuyeux parce qu’il n’y avait pas de travail et juste trois pubs fréquentables, mais je m’y suis quand même bien amusé. Je rentre là-bas quelquefois pour le week-end, ça me suffit pour l’instant. Mais je retournerai forcément y vivre un jour.
Ken Loach – Moi, j’habite un petit bled dans les Midlands. Tous les trains qui vont à Londres y passent mais ne s’arrêtent jamais. A l’origine, c’était une cité minière, puis il y a eu des usines de voitures, une vague tentative d’implantation d’industries high-tech et maintenant, plus rien.
Noel Gallagher – Où trouves-tu les personnages de tes films ?
Ken Loach – Je n’ai vraiment pas à chercher très loin, ils sont tous là, autour de nous.
Noel Gallagher – Kes a toujours été une référence pour moi. Je suis né en 67. Je ne l’ai donc pas vu au cinéma au moment de sa sortie. En revanche, je me rappelle parfaitement l’avoir regardé à la télé. Je me souviens que la fin était très triste mais, à un moment, une scène se passait sur un terrain de foot et ça me plaisait énormément. Pourquoi est-ce que tu ne l’as pas tourné à Manchester, ce film ?
Ken Loach – Le type qui a écrit le scénario a voulu tourner chez lui, près de Sheffield. Je n’ai jamais écrit mes films, j’ai toujours travaillé avec des collaborateurs. Et vous, vos disques sont un travail d’équipe ou tu écris tout seul ?
Noel Gallagher – Je travaille seul.
Ken Loach – Tu es plutôt pour Manchester City ou Manchester United ?
Noel Gallagher (offusqué) – City, bien sûr.
Ken Loach – Dommage, ils ont perdu dimanche dernier.
Noel Gallagher – Depuis que je suis né, ils n’ont gagné qu’une fois le championnat, et j’avais 1 an. Manchester United n’intéresse que les gens qui ne vivent pas à Manchester, les gens de l’extérieur. Les vrais Mancuniens ne s’intéressent qu’à Manchester City.
Ken Loach – A Sheffield, on a exactement le même problème entre Sheffield Wednesday et Sheffield United. Sheffield United est le club des habitants de Sheffield et Sheffield Wednesday, celui des expatriés à Londres.
Noel Gallagher – A cause de George Best, Manchester United est le club des Irlandais du coin. Moi, toute ma famille est originaire d’Irlande et ma grand-mère me tuerait si elle savait que je ne suis pas supporter de ce club. Comme dans ma famille on est six frères, Liam et moi, pour nous distinguer et avoir une raison de se foutre sur la gueule avec les quatre autres, on a choisi de supporter Manchester City.
Ken Loach – Tout à l’heure, on me demandait ce que mes films et vos disques avaient en commun. Je crois qu’on a tous la même culture prolétaire.
Noel Gallagher – C ’était surtout vrai dans les années 50-60, peut-être dans les années 40 aussi, quand tout le monde travaillait, quand Manchester était encore une ville industrielle. Maintenant, ça se vérifie moins. Quand les gens de ma génération ont quitté l’école, il n’y avait que trois choix qui s’offraient à eux : le foot, la musique ou le chômage.
Voilà pourquoi il y a tant de grands groupes de rock qui viennent du Nord. Quand je voyage dans le reste du pays, je me rends compte que les gens ont une culture plus sophistiquée, plus artistique que la nôtre. La culture du Nord est très urbaine. Nous avons développé une sous-culture en fait.
Ken Loach – Quand tu grandis à Londres et que tu as des capacités artistiques, il y a tout sur place pour quelles puissent se développer. A Manchester, comme il n’y a rien et qu’il ne se passe rien, tes capacités sont vite étouffées. Quand j’ai débarqué à Londres, à 16-17 ans, la discipline – je n’aime pas le côté moral du mot – faisait que, dans le temps, la vie des prolétaires du Nord était rythmée par le travail.
On apprenait ça des parents, des grands-parents : c’était ainsi et il fallait s’y plier. Ces gens se faisaient exploiter, escroquer et, pourtant, ils ne pensaient jamais à remettre en question leur système de vie. Vous, vous n’avez plus de structures, de cadre de vie : au moins, ces gens avaient un statut, une dignité…
Avec Thatcher, le nombre de chômeurs est passé de deux à trois millions. Toute cette notion de dignité par le travail a volé en éclats. Thatcher a détruit la classe ouvrière. Les gens de votre âge ne savent même plus ce que c’est que d’appartenir à une communauté qui travaille… Tu le sais sans doute mieux que moi.
Noel Gallagher – C’est un détail mais, à une époque, dans les familles, tout le monde se levait en même temps – car il fallait aller au travail. Et on rentrait ensemble, on dînait ensemble : on pouvait discuter. Au bout de chaque rue, il y avait l’usine et, quand elle a fini par fermer, toutes ces maisons ont commencé à se vider. Dans le nord de Manchester, il existe des rues entières de maisons vides et, le plus triste, c’est qu’en ville il y a tous ces sans-abri…
Ken Loach – Parmi les chômeurs, il y a des milliers de maçons qui pourraient retaper ces maisons abandonnées.
Noel Gallagher – La notion d’éthique de travail n’existe plus à Manchester, car on ne se rappelle même plus ce que c’est que de travailler. Moi, j’ai de la chance de faire un boulot qui me plaît : j’entre en studio, j’enregistre une chanson, je sors un disque, j’ai la belle vie. Et en plus, j’apporte un peu de bonheur aux autres. La plupart de mes copains détestent leur boulot.
Ken Loach – En même temps qu’on détruisait les usines, les emplois, on a fait comprendre aux gens qu’ils devaient se sentir coupables de ne pas être fidèles à cette éthique du travail. Non seulement on piquait les boulots mais, en plus, on donnait des complexes aux chômeurs. Au début du thatchérisme, les gens se rendaient compte qu’ils étaient au chômage : c’était une exception. Aujourd’hui, c’est la norme.
Noel Gallagher – Dans les années 60, quand on entendait parler d’un copain de la famille au chômage, on savait que c’était passager. Aujourd’hui, on démarre dans la vie avec la certitude de ne jamais trouver d’emploi. Alors on adapte son style de vie à cette nouvelle donne : on se couche à 4 heures du matin pour se réveiller dans l’après-midi, car on n’a rien de mieux à faire, rien à attendre de la vie.
Ken Loach – Quand on travaille, on fait partie d’un groupe, d’une communauté. Mais si on sort malgré soi de cette meute, on devient un type isolé, abandonné. Dans le Nord, la notion de famille a ainsi disparu. A quoi bon se lever le matin ? Où aller ?
Noel Gallagher – Qui a envie de quitter la maison pour aller retrouver d’autres chômeurs, écouter des problèmes de chômeurs ? C’est chacun pour soi, on reste à la maison. Je connais des rues entières à Manchester où plus personne n’a de boulot. Et personne ne se parle, les gens ont honte et se terrent là où il y a trente ans ils se serraient les coudes, se connaissaient tous. Ils n’ont plus rien à se raconter, ils vivent au jour le jour. Moi, si je n’avais pas eu le foot et la guitare, Dieu sait ce que je serais devenu…
J’ai reçu ce talent pour écrire des chansons et en vivre. Alors je fais de mon mieux pour distraire les gens. Car je sais que je ne peux rien de plus pour eux. Trois minutes trente de bonheur dans une vie morose et banale, c’est malheureusement ma seule contribution.
Ken Loach – Moi, je ne peux même pas leur donner ça, car le cinéma n’a pas l’impact direct de la musique. Il n’y a pas ce côté viscéral du rock d’Oasis.
Noel Gallagher – Avec notre musique, les gens peuvent tout oublier et se mettre à danser. Je n’ai encore vu personne danser dans un cinéma (rires)…
Ken Loach – Votre musique, elle est nécessairement subversive. Sa force, c’est que les vieux comme moi ne l’aiment pas. Si tes parents aiment les mêmes chansons que toi, c’est que tu as acheté les mauvais disques.
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