Après des escapades solo (“Arrythmia”) et au cinéma (“High Life” de Claire Denis), Stuart A. Staples a réuni ses Tindersticks pour “No Treasure but Hope”. Pour cet album au “désespoir teinté d’espoir”, le chanteur a quitté La Souterraine dans la Creuse, où il réside, pour l’île d’Ithaque.
Des images. Depuis les débuts du groupe, c’est ce qu’alimente, ce qu’appelle et ce dont se nourrit la musique de Tindersticks. Qu’il accompagne celles de Claire Denis pour une collaboration au long cours, rare idylle dans l’histoire de la pop romantique et du cinéma d’auteur, ou qu’il s’acoquine avec plasticiens et vidéastes pour donner forme à ses fantasmes brumeux, le groupe de l’Anglais Stuart A. Staples entretient avec le visuel une étroite relation.
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Pourtant, pour son dernier-né No Treasure but Hope, Staples nous explique avoir “essayé d’oublier l’image”. “Cela fait une dizaine d’années que l’essentiel de la musique que je compose lui est liée d’une manière ou d’une autre. Pour ce nouveau disque, je ne voulais que de la musique : ni regarder d’images, ni même penser à elles. J’ai résisté à l’image.”
Au bout du fil, un Stuart A. Staples disert, à la fois confiant sur son travail et inquiet au sujet du monde, en harmonie avec les nuances tranchées de son nouvel album. L’homme est préoccupé par l’état de la société, en Europe notamment : “Je ne vois pas comment on pourrait ne pas l’être, en Angleterre ou ailleurs. J’ai vécu vingt ans à Londres, j’aime y retourner, ce n’est pas l’endroit où je ressens le plus de tensions, mais la province britannique me paraît très fragile en ce moment. Vivre de façon plus isolée n’est pas forcément plus facile, mais je parviens ainsi à adapter ma créativité, l’énergie qu’elle demande, au temps dont je dispose.”
C’est dans la Creuse qu’il réside depuis plusieurs années, à La Souterraine, un contexte qui a précédemment beaucoup influencé son écriture mais dont il s’est cette fois éloigné. Pour lui, ce onzième album “flotte, quelque part en Europe et pas précisément au milieu de la campagne française. Je suis sorti de mon studio pour la première fois depuis dix ans. Cette fois, nous avons enregistré rapidement, dans un fantastique studio parisien, et cela donne quelque chose de neuf.”
Lueurs inédites
La nouveauté de No Treasure but Hope, c’est d’abord sa lumière. Là où Tindersticks nous avait habitués à l’obscurité, aux atmosphères les plus tamisées, entrent aujourd’hui des lueurs inédites, comme cette douceur toute méditerranéenne qui éclaire la superbe Pinky in the Daylight. “Elle est très spéciale pour moi, nous dit Stuart. C’est, je crois, la première vraie chanson d’amour inconditionnel que je réussis.” Elle fait partie des petits miracles qui ont émaillé l’élaboration du disque et qui scintillent au fil de son écoute : “Pinky a été écrite sur un ferry, au beau milieu de la mer. C’est ce genre de morceau qui apparaît comme une lueur dans la brume : un instant il n’y a rien, et cinq minutes plus tard elle est là, je peux la chanter, je sais où elle va. Elle ne contient aucune nuance de doute. L’album avait besoin de ce moment de beauté pour équilibrer sa sombre conclusion.”
“Je ne suis pas le genre de songwriter capable de faire des déclarations précises sur l’actualité. Une chanson sur les migrants, par exemple. Mais les miennes sont politiques à leur façon”
Car elle est, pour Stuart, aussi joyeuse que le morceau titre qui clôt l’album est “désespéré”. “C’est vraiment le thème ici, les chansons explorent ces deux pôles, la beauté et la souffrance”, et c’est pourquoi la place du titre For the Beauty en ouverture lui a toujours paru évidente : “La beauté est tout autour de nous, c’est probablement ce qui fait l’équilibre du monde.”
C’est principalement dans les relations humaines que l’espoir de Stuart se terre : “Je ne fréquente plus beaucoup le Royaume-Uni, quand je lis les médias, je vois surtout de la division, mais quand je suis sur place je sens d’abord ce qui me relie aux gens. J’ai foi en eux. Et le désespoir teinté d’espoir de No Treasure but Hope est un bon résumé de ce que je ressens en vivant dans ce monde. On atterrit dans un endroit très sombre, mais…”
Cette lumière fragile est à sa manière une prise de position politique : “Je ne suis pas le genre de songwriter capable de faire des déclarations précises sur l’actualité. Une chanson sur les migrants, par exemple. Mais les miennes sont politiques à leur façon. Elles parlent, à travers mon ressenti, de l’état du monde : ce n’est pas un disque rassuré, c’est un album pour des temps incertains.”
Nouvelle synergie
L’avenir du groupe a lui-même été incertain, mais pour un temps seulement, précise un Stuart A. Staples qui n’en revient pas d’avoir par deux fois trouvé l’alchimie nécessaire à la mise au monde de ses chansons : “Quand on a commencé, si jeunes, il y a longtemps, on s’est sentis poussés les uns vers les autres. Avec les six membres fondateurs du groupe, on était reliés à un niveau subconscient. Lorsque cette première incarnation a pris fin, je ne pensais pas que quelque chose de comparable pourrait de nouveau m’arriver. Mais depuis une dizaine d’années, je travaille avec des musiciens incroyables, avec lesquels on a patiemment reconstruit une relation qui se situe au-delà des mots. Jamais je n’aurais cru voir revenir une telle synergie… C’était vraiment un cadeau pour l’homme mûr que je suis entre-temps devenu !”, nous explique-t-il en riant.
Faire disparaître le studio
Reste que l’ombre de la lassitude, puis l’escapade solo avec Arrythmia, a failli hypothéquer la maison Tindersticks : “A la suite de la tournée The Waiting Room, il fallait s’échapper.” Mais, après avoir passé beaucoup de temps seul en studio à “expérimenter et pousser des boutons”, l’heure des retrouvailles, et du “retour vers l’humain, la simplicité, le ressenti, en réaction à la technologie et son influence” était venue. “J’ai voulu faire disparaître le studio”, telle est l’ambition de No Treasure but Hope : se rapprocher de l’auditeur, le mettre en prise directe avec les émotions qu’il transporte.
Pour cela, le groupe, constitué de Stuart, David Boulter, Dan McKinna, Earl Harvin et Neil Fraser, a répété longuement ces chansons écrites à Ithaque – “elles en ont gardé une vibration grecque, mais pas celle des luxueux hôtels”, avant d’arriver en studio. “C’était plus dangereux, plus excitant”, pour Staples et ses hommes, de ne faire alors “que quelques prises pour parvenir à capter, dans le feu de l’action, le moment juste”.
Staples ne tarit pas d’éloges sur ses coéquipiers qui l’ont suivi et ont nourri ses compositions, de Neil Fraser, dont “le jeu de guitare n’a cessé de (le) surprendre sur ces sessions, malgré les années de travail en commun”, à Earl Harvin dont les expérimentations rythmiques ont façonné l’identité de plusieurs titres. “L’apport d’Earl sur un titre comme Trees Fall est considérable, c’est une valse au départ, mais il en a complètement réinterprété la structure, ce qu’il a fait aussi sur Take Care in Your Dreams ou See my Girls.”
Envolée incantatoire
Ce dernier morceau, avec son envolée incantatoire digne du Nick Cave le plus habité, fait partie des sommets de l’album. “See my Girls a commencé à exister il y a peut-être neuf ans, avec cette image d’un homme sur une île qui lit des nouvelles du monde sans jamais rien en voir. Je me suis identifié au rapport de cet homme aux filles qui lui sont reliées et qui, elles, voient le monde. J’y ai projeté mon épouse (l’artiste Suzanne Osborne – ndlr), ma fille, des femmes que j’ai aimées dans ma vie et qui, contrairement à moi, n’avaient pas peur de l’extérieur.”
“J’ai toujours plus ou moins cherché à rester dans une bulle, mais je crois que désormais j’ai changé”
Pour être dignes de passer au stade du travail en commun, les chansons de Stuart doivent d’abord l’étonner lui-même, mais aussi le reste du groupe : “Il faut qu’elles nous semblent excitantes, et c’est un test impitoyable : nous formons un public extrêmement exigeant.” Cette alchimie sur le fil d’un enregistrement sans filet – les lumières méditerranéennes qui l’ont guidé et les influences variées qui l’ont façonné – tisse ici un écrin plus subtil pour la théâtralité du chant de Staples, qui pouvait parfois se retrouver confiné dans ses atours gothiques.
“faire tomber les barrières”
Précisément ce dont avait besoin ce grand admirateur de Léo Ferré (“mon chanteur préféré, l’équivalent de Nina Simone”) pour “faire tomber les barrières”, comme il cherche d’ailleurs à le faire en concert. “J’ai toujours plus ou moins cherché à rester dans une bulle, mais je crois que désormais j’ai changé… J’apprécie de plus en plus les marques de soutien du public, j’y suis beaucoup plus sensible aujourd’hui, et en suis nettement plus reconnaissant.”
C’est au creux de moments de communion, de “connexion à travers une émotion qui te fait oublier qui tu es” que Staples trouve dans l’obscurité la beauté dont nous parlions plus haut. Mais aussi en écoutant Kendrick Lamar : “Il me rappelle Curtis Mayfield : sa créativité est incontournable, son courage, son imagination, sa spiritualité aussi. Rien ne peut résister à cette force. Il fait partie de ce qui nourrit ma foi en la jeunesse. C’est d’ailleurs une passion que je partage avec mon fils.” Tout au long de la conversation, la sincérité de Stuart A. Staples nous a frappés. Pourtant, le Tindersticks nouveau repose sur un mensonge fondamental : l’île dont No Treasure but Hope dessine la carte est empreinte d’espoir, mais il se pourrait bien qu’elle renferme aussi un trésor.
Album No Treasure but Hope (City Slang/PIAS)
Concert Le 31 janvier, Paris (Salle Pleyel)
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