Choc thermique de ce début d’année, malaxant avec rage et sensualité hip-hop, ragga, rock, folk, soul et afro-beat, son deuxième album confirme une immense personnalité : Nneka assure avec classe la relève de Lauryn Hill.
« J’ai décidé d’accepter la mort inévitable de ma part blanche.” Ce sont sur ces mots nets et tranchants que s’achève Halfcast, chanson clé de No Longer at Ease, sans conteste le disque (thérapie de) choc de ce début de printemps. Déjà remarquable par l’instabilité musicale qui s’y rapporte – l’enjeu étant de surnager au milieu des remous nés du heurt entre flow hip-hop, tourbillon soul et méandres afro-beat –, la chanson jette en pleine lumière la personnalité et le moi perturbés de son auteur, une jeune chanteuse nigériane de 26 ans, Nneka Egbuna, installée à Hambourg depuis sept ans.
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Petite, frêle, semblant tout juste sortie de l’enfance, Nneka manifeste dans ses textes un courage impressionnant derrière lequel DJ Farhot, son complice allemand, engouffre une audace musicale à la mesure. Leur rencontre fait songer à ce qu’une Lauryn Hill, voix comprise, aurait pu concevoir si, depuis son album de 1998, The Miseducation of…, l’ancienne Fugees ne s’était inexplicablement perdue en chemin. C’est à cette comparaison que le Sunday Times s’est risqué au moment de la parution du premier disque de Nneka, Victim of Truth, en 2005. Sauf qu’avec No Longer at Ease, la jeune femme hésite encore moins à se montrer telle qu’elle est : écorchée, vraie, pleine d’urgence et brûlante de colère.
De passage à Paris, Nneka vous parle le nez chaussé de petites lunettes d’étudiante conforme à la réalité. Diplômée en anthropologie à l’université des sciences appliquées d’Hambourg, elle vient d’entamer un cursus en archéologie dans l’espoir d’étudier plus tard les vestiges des populations primitives du Nigéria. Pour l’heure, sa carrière musicale ne semble pas la détourner de cette voie. “Je vais là où mon coeur me dit d’aller. Pour l’instant, je fais ma musique tout en poursuivant mes études.”
C’est évident : Nneka n’a pas de plan de carrière, et d’ailleurs ne cherche pas à séduire. Ses textes sont âpres et sans concessions. Quand elle vous reçoit, c’est avec une phénoménale absence de recherche vestimentaire, sans maquillage, les cheveux prisonniers de deux couettes qui lui donnent l’air d’avoir 14 ans et demi. On s’interroge même un instant sur le rapport entre ce joli coquillage ambré et la furie qui rend coup pour coup dans ses chansons. On s’y retrouve un peu après une explication du titre de l’album, No Longer at Ease. “C’est ma manière de dire que jamais plus je ne connaîtrai la paix. Que je ne serai plus jamais tranquille parce que je ne veux plus me taire. Je dois parler.”
Son lieu d’origine nous en dit plus. Elle est née et a grandi à Warri, ville située au coeur du delta du Niger. C’est aux abords de Warri, il y a dix ans, qu’une poignée d’habitants exaspérés par la pénurie ont provoqué une explosion accidentelle en tentant de siphonner un pipeline. On dénombra plus de deux cent cinquante morts. S’il est une terre où le pillage industriel de l’Afrique s’affiche avec obscénité, c’est celle-là. Dans Streets Lack Love, titre parmi les plus politiques de son album, elle cite le nom des compagnies, “Shell, Exxon…”, comme si un cumul d’indignation la poussait à témoigner à la barre d’un tribunal. “Celle qui se disait “victime de la vérité” sur le précédent disque ne veut plus se taire ! Depuis l’indépendance, c’est comme ça, des gens viennent et se battent pour la vérité comme Wole Soyinka (prix Nobel de littérature en 1986 – ndlr) ou Ken Saro-Wiwa, qui a défendu les intérêts du peuple ogoni.” Accusé de meurtre et condamné par un tribunal d’exception à la suite d’une caricature de procès, l’écrivain et leader politique Ken Saro-Wiwa a été pendu avec huit de ses compagnons en novembre 1995 pour avoir dénoncé la situation catastrophique des populations du Delta. “Il faut savoir que la vérité au Nigeria a un prix : ou vous mourrez pour elle ou vous vous exilez. Ou alors vous la bouclez et vous vous soumettez.” On l’a compris, Nneka n’est pas vraiment née pour se soumettre.
Il est une seconde guerre que mène la jeune femme, plus solitaire, plus intime, plus difficile sans doute, et dont parle Halfcast. Née d’une mère allemande et d’un père igbo, qui l’a élevée, elle dit avoir ignoré qui elle était pendant les dix-neuf premières années de sa vie. “Dans les années 1970, mon père avait été architecte. Moi, je n’ai connu que les temps difficiles où il élevait une vingtaine de poules dans sa ferme. A l’école, je n’arrivais pas à me concentrer sur ce que disait le professeur parce qu’une seule question m’obsédait : “qu’est ce qu’on va manger ce soir ?” Voilà pourquoi, pendant dix-neuf ans, je n’ai pas su qui j’étais parce que je n’en avais pas les moyens. Je n’étais jamais seule, à part aux toilettes. Je devais m’occuper de mes six frères et soeurs…”
Lorsqu’elle quitte le Nigeria pour l’Allemagne, c’est dans l’espoir d’un peu de liberté et d’en savoir plus sur sa “part blanche”. Elle doit vite déchanter. “Au début, j’étais heureuse, j’étais libre comme jamais auparavant. Mais au bout de deux ans, j’en avais fait le tour, la superficialité, le matérialisme et, par-dessus tout ça, le racisme. Je perdais mon identité à vouloir être reconnue dans cette société à laquelle je n’appartenais pas. C’était un conflit. C’est là que ma créativité s’est révélée.”
Bien que fissurée, cette identité a pourtant été consolidée à Hambourg en rencontrant DJ Farhot et le label Yomama’s. Ainsi, sur No Longer at Ease, elle mise autant sur sa force de refus que sur une capacité d’adaptation au milieu ambiant. Telle une nageuse d’exception, elle remonte à contre-courant du rock (Focus), du hip-hop (Kangpe), du folk (Come with Me) ou de la musique africaine (Africa 2 You), nous entraînant prestement dans les eaux sombres et tourmentées de son fleuve intérieur comme à la recherche d’une source primordiale et pure comme l’amour. “Je suis un peu schizophrène, vous savez, encore en recherche de moi même, conclut-elle avec candeur et un sourire. Peut-être me trouverai-je un jour, mais pour l’instant, le seul équilibre qui m’est autorisé est dans le mouvement. Il est dans ma musique.”
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