Evadée du jazz, la Belge Mélanie De Biasio publie un album de vertige pur, aux confins du rock libre de Jeff Buckley, de la mélancolie de Portishead ou des envolées de Talk Talk. Beaucoup de références pour dire qu’elle est unique. Rencontre, critique et écoute.
Trente-quatre minutes. C’est la durée de No Deal, seconde apparition discographique de la chanteuse et flûtiste belge Mélanie De Biasio, un petit bijou qu’en l’absence d’une classification plus souple, plus poreuse, ou plus évolutive l’on doit se résoudre à ranger dans la vitrine poussiéreuse et fourre-tout appelée “jazz”. Trente-quatre minutes, c’est chiche. Confiée à cette jeune femme aux cheveux courts, aux grands yeux pleins d’étonnement, cette grosse demi-heure se révèle pourtant suffisante pour glisser dans un état d’abandon tel que le temps cesse de peser, qu’il se dissout dans ces profondeurs bienheureuses du son “à l’ancienne” où le speed dating musical en vigueur de nos jours n’a pas coutume de convier.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
No Deal : un titre comme le refus de tout compromis, une façon brusque et péremptoire de signifier que si l’on ne badine pas avec l’amour (il en est beaucoup question ici), transiger avec une quête de perfection à laquelle Mélanie a consacré cinq années d’un travail aussi acharné que méticuleux n’était pas concevable. “J’ai pris tout mon temps pour choisir mes musiciens, confie la chanteuse. Une fois que je les ai trouvés, j’ai donné beaucoup de concerts avant d’en arriver à ce stade où l’on n’a même plus besoin de mots pour communiquer.” Ainsi, With All My Love, pièce de huit minutes qui clôt les débats, a été le fruit d’une improvisation collective. Sur les trois qui l’accompagnent (Pascal Mohy, Pascal Paulus, Dre Pallemaerts), elle ajoute : “J’aime la manière qu’ils ont de toucher leurs instruments, de les respirer…” Ce qui en dit long sur une approche qui sacrifie tout au sensible et guère à la virtuosité. Du pianiste Pascal Mohy, elle rappelle volontiers son ancrage esthétique du côté de Bill Evans et de Glenn Gould, tout en soulignant qu’elle apprécie autant la subtilité de son jeu que ses silences, “parce qu’on a besoin d’espace pour rêver…” D’où cette impression de relâché, de soyeuse apesanteur qui vous absorbe au fil de l’écoute. A moins de s’attacher au grand mât d’un navire comme jadis le brave Ulysse, difficile de résister au charme un peu distant et un peu froid de cette sirène à la voix tamisée venue du Plat Pays.
Ce disque est du soir, comme le sont certains ragas indiens, tant par la conception modale des morceaux que par l’atmosphère de volatilité en clair-obscur qu’ils dégagent, accompagnant idéalement la patiente victoire de l’ombre sur la lumière. “Il faut l’écouter d’une traite”, recommande Mélanie, qui cite parmi ses oeuvres de référence les disques de Talk Talk et de Pink Floyd parce qu’“ils vous laissent le temps d’entrer dans une histoire”, liste à laquelle nous ajouterions volontiers le Rock Bottom de Robert Wyatt et le Freedom Now Suite d’Abbey Lincoln enregistré avec Max Roach. Raconter une histoire, c’est ce que fait Mélanie en trente-quatre minutes. C’est là son In the Mood for Love à elle, sans floralies de robes fourreaux mais en tout point conforme à une progression par “tableaux” sonores successifs, de l’éveil du sentiment amoureux (I Feel You) à l’exploration de son mystère (The Flow), de la traversée de la douleur (Sweet Darling Pain) à l’annonce d’une rupture imminente ( I’m Gonna Leave You)…
Quant à savoir la part autobiographique investie pour donner du lien à l’ensemble et communiquer pareille intimité, difficile de l’évaluer tant l’intéressée se montre évasive. “Mon histoire personnelle est inscrite dans ce disque mais en même temps, elle n’est pas importante. Ce qui est important, c’est que quelqu’un d’autre puisse s’y reconnaître. Mon histoire, on s’en fout.” On devra donc se contenter pour l’heure de ces quelques repères. On sait qu’elle vient de Charleroi, ancien fleuron sidérurgique de la Wallonie. Que ses deux grands-pères, l’un immigré italien, l’autre de souche, ont travaillé dans la même usine, aujourd’hui reconvertie en lieu de résidence artistique où Mélanie a pris ses quartiers. Qu’elle a commencé le Conservatoire très tôt, en est sortie avec un premier prix. Qu’elle a une soeur jumelle, Catherine, musicienne comme elle, évoluant aujourd’hui dans un groupe pop, Miele. Qu’au lycée elle a craqué sur Nirvana et Jeff Buckley, mais aussi sur Frank Zappa et Soft Machine. Qu’elle a enregistré un premier album, A Stomach Is Burning, pour le label de jazz Igloo et qu’à la suite d’une tournée en Russie elle est tombée très malade et a perdu sa voix pendant un an. “De ce silence forcé sont sorties une autre manière de chanter et une envie de m’éloigner du jazz pour embrasser un horizon musical plus large…”
Pour parfaire ce processus de maturation, de révélation à soi-même, pour échapper à l’isolement que tout acte de création implique, Mélanie a éprouvé le besoin de se rendre utile. Elle est allée donner des cours d’éveil corporel dans une prison dans le cadre d’un programme de réinsertion sociale. “A l’époque, j’étais coincée dans d’épineux choix artistiques et cette expérience m’a rendu la joie et apporté de la légèreté. Ce fut un vrai cadeau.” Le sien est de nous offrir No Deal, un moment de grâce éperdue, de beauté sans entraves.
{"type":"Banniere-Basse"}