Avec Nineteen something, leur septième album en quatorze ans, les Thugs changent la donne : nouveau label et première chanson en français mais sans céder une once de leur particularisme noisy, sans lézarder un mur de sons et de convictions unique.Le nouvel album des Thugs ne devrait donc tourner qu’autour de deux axes existentiels majeurs […]
Avec Nineteen something, leur septième album en quatorze ans, les Thugs changent la donne : nouveau label et première chanson en français mais sans céder une once de leur particularisme noisy, sans lézarder un mur de sons et de convictions unique.
Le nouvel album des Thugs ne devrait donc tourner qu’autour de deux axes existentiels majeurs : leur arrivée dans le giron d’une multinationale de l’industrie phonographique et leur utilisation de la langue française pour promouvoir le discours ad hoc. Un discours que l’on envisagera forcément raboté, émasculé, prouvant séance tenante que les deux virages énoncés ne sont en fait qu’une seule et même preuve de domestication. Et nous n’aurions du coup plus du tout envie de leur parler. Mais trêve de polémique-fiction, là. D’ailleurs, les Thugs nous ont appris à tout accepter les yeux fermés et les oreilles bouchées depuis belle lurette. Votre humble scribe avouera même ici avoir chroniqué I.A.B.F. (International anti-boredom front) en 1991 dans un état de surdité pathogène avancée. On aimerait d’ailleurs que les réfractaires se manifestent pour animer le débat et rompre un consensus pesant. Mais question démarche, la leçon est amplement reçue.
Sloy, Noir Désir, qui d’autre peut s’enorgueillir d’avoir gardé un cap novateur, digne et autonome depuis si longtemps ? Pas grand monde. A se demander parfois si leur monde tourne. Rassurez-vous, leur planète est l’une des plus humaines et des mieux huilées du système rock’n’roll. A ceci près que, là-bas, on ne dit pas « les temps changent » mais « les gens changent ». Et justement, les gens ont changé, notamment un ami responsable de leur ancien label passé depuis à l’évangélisation sonore sur Canal+, rendant caduc un contrat tacite vieux de onze ans. Et l’inébranlable Radical hystery des Thugs passe au grand capital. Christophe Sourice (batterie) nous faisait remarquer au début de l’année passée que leurs albums étaient déjà distribués aux Etats-Unis, via Sub Pop, par un autre cerbère du grand capital. Pas de jésuitisme indépendant, encore moins d’idéalisation de la marge. Juste un besoin de liberté, d’air pur et de calme.
Pour obtenir de plus amples renseignements sur les dessous des tractations, il faudrait soudoyer leur manager, ce fusible costaud chargé des dialogues que le groupe refuse. Mais franchement, on se contrefiche un peu des chiffres et alinéas, au moins autant que les intéressés. On peut juste penser qu’ils ont tenu à jumeler le crime de lèse-alternatif à leur premier vrai titre en français dans le texte. Grosso modo et sans ruban : pour faire chier. Résultat : ils y sont venus, ont donné un point de vue et nous ont convaincus. On ne demandera pas à Eric Sourice (guitare et chant) pourquoi il a soudain découvert qu’il y avait un langage à sa fenêtre. Vu les dispositions radiophoniques nulles de ses Lendemains qui chantent, on ne va pas épiloguer. Même avec les quotas, il y a peu de chances qu’une périphérique maousse s’attribue ces impraticables pastels de gris et douleurs, ce crachin acidulé. L’auditeur stupéfait se trouve simplement en droit de demander comment l’idée de verser dans le verbe local ne leur était pas venue plus tôt. Pas prêts, pas sûrs, trop feignants, on imagine. Mais le dénouement fera jurisprudence et annonce des lendemains qui chantent en pur vitriol.
Et pour déstabiliser un peu plus le chaland, la musique accolée emprunte un chemin de traverse rongé par une frêle jachère de ronces acoustiques et de mots bleu nuit. Totalement déroutants, Les Lendemains qui chantent rapprocheraient pour un court instant les Thugs, Jean Bart, Dominique A et tous les mélodistes lapidaires du label Lithium. Encore une fois, ils n’ont pas commis l’erreur d’adapter. Eux construisent sur un terrain miné où tous les lourdauds de la fusion hexagonale n’accumulent que pataquès franchouillards et slogans vengeurs aux rimes en nouilles. On adopte les mots, mais on oublie les tics. L’exploit de cette parenthèse est aussi énorme que le résultat est sylphide et droit.
Après s’être un peu attardé sur une incursion dans la friche, il conviendra de revenir en terres conquises. Nineteen something, que la pochette traduira approximativement par C’est arrivé pendant ce siècle, est donc le septième album des Thugs. Le septième seulement en quatorze ans de maquis. Ici priment l’amateurisme éclairé et le respect de soi avant les impératifs carriéristes. Mur du son comme on dit, vocaux en état d’apesanteur sur des cordes cyclopéennes, tous les vérins rythmiques en avant : on est chez eux, on est chez nous. Garants de cette griffe unique, Henry’s back et Side by side, lancés en éclaireurs, renvoient d’entrée aux meilleures heures de l’aventure. Comme sorties de leurs albums les plus incisifs, Still hungry still hangry ou As happy as possible, les guitares déroulent un épais tapis de lave brûlante sur lequel s’impriment des refrains filigranés du plus bel effet. On regrettera au passage que les superbes titres de Strike n’aient pas bénéficié d’une production aussi limpide. Mais les voix n’ont jamais été le point fort de Steve Albini. D’où sans doute le retour de Kurt Bloch, l’homme derrière As happy as possible. Seule variante de leur précédente collaboration, les Thugs n’ont pas rallié Seattle, c’est l’ordonnateur sonique de Mudhoney ou Tad qui s’est déplacé jusqu’au studio Black Box de la campagne angevine. Depuis deux albums en effet, après des pérégrinations diverses (à Londres avec Alan Scott ou Steve Whitfield, à Chicago avec Iain Burgess, à Madison avec Butch Vig), le groupe joue à domicile. Mais sans user ostensiblement des amis de route à pedigree. L’autonomie passe aussi par cette forme d’amnésie, par ce repli après les voyages initiatiques. Et de souveraineté, d’autorité, Nineteen something ne manque pas.
Au hasard des perspectives, on notera cet I was dreaming, un mid-tempo manichéen écartelé entre une force rythmique sereine et une nouvelle ligne mélodique plus chatoyante, comme une visite des Byrds à Seattle un jour de pollution majeure, ou ce Never work anymore, suite logique de Strike servie par un heavy-metal pour autoroute sous la neige, comme une refonte totale du genre à partir d’un squelette de Motorhead sans les rouflaquettes de camionneur. Des belles spirales adultes et cotonneuses de Defeated au lyrisme diffus de Magic hour, des nouvelles clairières (Take me away ou While I’m waiting) aux anglicismes punks de A Chance, voire aux aigreurs post-punks de Soon, s’enchaîne une série d’investigations inattendues. Celles-ci feront sans doute moins parler mais s’avèrent au final beaucoup plus importantes. On assiste au feu nourri d’un groupe fureteur en pleine expansion. Toujours accroché à la ligne qu’il s’est fixée, mais capable de profiter du paysage, et d’y puiser son combustible. Né bien avant le grunge, on sait maintenant qu’il lui survivra. Blanche sans être livide, dure sans jouer les prolongations ados, la musique des Thugs s’enrichit d’étape en étape. Jamais elle n’oublie sa fonction de générateur rock’n’roll haute tension, mais ne laisse à aucun moment ses bielles tourner dans le vide ou le radotage. Et tous ces nouveaux éléments, toutes ces nouvelles convictions font de Nineteen something l’album le plus intense des Thugs, le plus abouti, le plus passionnant. Jusqu’au prochain, assurément.
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