Si son nom vous est inconnu, c’est que vous ne lisez pas assez (les pochettes de disques). Au dos de quelques-uns des albums phares des années 90, le nom de Nigel Godrich s’écrit pourtant en lettres d’or : « sixième membre » de Radiohead, producteur de Beck, REM, Pavement ou Travis, cet humble travailleur de l’ombre est devenu à 28 ans un témoin privilégié et un acteur déterminant du son d’aujourd’hui. Dont celui, en cours, du nouvel album de Radiohead.
L’an passé, contre toute attente, une de tes productions s’est imposée comme la plus grosse vente anglaise de l’année : l’album The Man who de Travis. Tout ce que tu touches semble se transformer en (disque d’)or.
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Nigel Godrich Je n’arrive pas à comprendre. Chaque enregistrement s’achève dans un sentiment de confusion, sans que je sache si j’ai mené le projet à bien ou non. Je suis content pour Travis, car ils appartiennent à une espèce menacée les groupes à guitares , et le simple fait qu’ils battent à l’arrivée, dans un tel contexte d’hostilité, des groupes comme Boyzone les rend plutôt émouvants. Mais pour moi, c’est presque une malédiction d’avoir réussi à ce point : après ça, la seule voie est forcément la descente.
Comment es-tu devenu « le producteur à épingler » ?
On me choisit souvent pour de mauvaises raisons. Il suffit d’un succès avec un disque pour devenir le producteur à la mode. Aujourd’hui, tout le monde veut sonner comme Radiohead ou, à l’autre extrême, comme Natalie Imbruglia. Et comme j’ai produit ces deux albums, tout le monde me veut. Mais moi, je ne peux pas créer de tels talents, je refuse des propositions presque chaque jour.
Penses-tu que ta contribution soit reconnue à sa juste valeur ?
J’ai été tellement félicité que je me sens même honteux il y a tant de gens qui travaillent plus dur que moi. J’ai eu la chance d’être associé à des groupes innovateurs, à la mode. Du coup, on s’est focalisé sur moi. Mais je suis beaucoup moins intéressant que ce que les gens imaginent.
Vous avez commencé à enregistrer le nouvel album de Radiohead il y a presque un an. Où en êtes-vous aujourd’hui ?
Nous commençons à y voir plus clair. Nous avons passé tout 1999 à chercher une direction, à expérimenter et, à la fin de l’année, nous nous sommes rendu compte que nous tenions finalement une excellente piste. Je ne sais pas quand nous parviendrons au but, mais nous connaissons désormais la route. En cours d’enregistrement, nous avons été perturbés par des considérations extérieures. Ça faisait quatre ans que nous ne nous étions pas retrouvés ensemble en studio et, dans cet environnement hostile, nous nous sommes sentis mal à l’aise, en danger. Au début, pour se rassurer, il était tentant d’utiliser des recettes dont on sait qu’elles marchent. Il a donc fallu désapprendre, nous sortir des routines. La première étape a donc consisté à casser le moule, à trouver de nouvelles règles de travail. Regarde les Beatles : ils se réinventaient à chaque album le seul moyen d’assurer sa longévité. Un artiste a le devoir d’exprimer systématiquement des idées neuves, sinon il bégaie, radote. Bien sûr, parfois, certaines voies explorées ont été des fausses pistes : il a notamment été question à un moment de ne pas utiliser une seule guitare sur cet album, mais c’était juste une manière de se forcer à aller voir ailleurs. Depuis qu’ils ont triomphé avec un disque soi-disant compliqué comme OK computer, ils bénéficient d’une liberté impensable : tout peut être tenté. Mais une telle marge de manoeuvre a son revers : nous n’aurons pas d’excuses si nous nous plantons. C’est effrayant et fascinant à la fois : notre futur est réellement entre nos mains, c’est de notre seule responsabilité.
Avez-vous envisagé de revenir à votre manoir de la campagne anglaise ?
Nous y avions vécu des expériences très intenses, les murs nous auraient retenus dans le passé alors que nous voulions avancer. J’aurais ressenti des émotions trop fortes là-bas. Et ça serait devenu comme un studio : un lieu désormais stérile, où de la musique a déjà été créée. Nous avons commencé à enregistrer à Paris en janvier 99, puis à Copenhague pour répéter, défricher, retrouver nos sensations , avant de retrouver une maison dans laquelle nous nous sommes installés dans la région d’Oxford. A l’époque de Paris, Thom avait déjà composé plusieurs chansons, certaines d’entre elles sont toujours là, même si elles sont passées par plusieurs mutations. Il écrit beaucoup, plein de titres ont fait leur apparition depuis ces premières séances. Il est capable de composer en dix minutes une chanson époustouflante… Surtout que cette fois-ci l’atmosphère est très détendue : nous avons traversé les épreuves inhérentes à un disque aussi attendu, et là, depuis quelques semaines, nous avons le sentiment d’en être sortis indemnes et solides.
Tu travailles sur cet album depuis déjà un an : n’est-ce pas démesuré ?
L’excitation était très différente quand j’ai enregistré Mutations en deux semaines avec Beck. Je n’étais pas habitué à une telle spontanéité. Au bout d’un an, on finit par se poser des questions, par remettre en cause sa propre objectivité. On ne peut pas réécouter les mêmes sons pendant si longtemps. C’est déjà dur quand ce sont des chansons qu’on adore, alors quand on doute… Mais si le disque est aussi bon que je l’espère, je ne regretterai pas une seule seconde.
Ton rôle est-il aujourd’hui différent ?
Je suis aussi impliqué qu’à l’époque de OK computer, car je suis là en permanence, je sais où en est chaque chanson. Mais en même temps, j’ai grandi depuis cet album, j’ai travaillé avec d’autres gens, je suis plus affirmatif à propos de ce que j’aime ou n’aime pas. A l’époque de OK computer, nous étions comme des débutants à qui on remettait les clés. Aujourd’hui, nous avons quatre ans de plus, nos goûts se sont affirmés, les règles ont changé. J’ai plus de certitudes quant à la façon de faire avancer les choses. Mais je suis sans doute trop impliqué pour savoir quel est mon rôle exact. Ça, je pourrai le dire quand le disque sera en magasin, peut-être après l’été. Pour l’instant, je ne sais pas où j’en suis. Tout ce que je sais, c’est que j’y prends beaucoup de plaisir. L’avantage de travailler avec Radiohead, c’est qu’ils ont tous des personnalités différentes, ils se soutiennent énormément les uns les autres, et quand l’un ne va pas, les autres rééquilibrent, l’entourent. Quand on travaille de manière si proche avec un songwriter, ça peut devenir comme un mariage : les autres finissent par devenir jaloux, par se sentir lésés, par chercher eux aussi cette intimité. C’est un sentiment assez plaisant que de se sentir ainsi protégé, courtisé. Quand je ne travaille pas avec eux, j’ai l’impression d’être désemparé : c’est devenu un besoin pour moi.
En t’impliquant autant sur chaque projet, n’as-tu pas peur de te brûler ?
Je me suis effectivement fait peur l’année dernière, en travaillant simultanément sur deux albums, Travis et Pavement. On ne peut s’investir à ce point sur deux disques en même temps. Et pourtant, je ne m’en rendais pas compte : j’étais pris dans l’euphorie de l’enregistrement. Il faut s’aménager des espaces de récupération ou ça devient malsain. Car parfois, je ressens des choses tellement fortes que c’est éprouvant. Souvent, j’ai pleuré avec Radiohead. Je me souviens d’une fois, lors de l’enregistrement de Fake plastic trees. Thom Yorke chantait, juste accompagné de sa guitare sèche, c’était bouleversant. Quand il chante, il est aussi intense dans un studio vide que face à vingt mille personnes. Pourtant, dans la vie de tous les jours, c’est un type drôle et adorable. Mais j’ai vu trop de techniciens de studio se faire complètement lessiver par leur métier, incapables d’assumer la vie de tous les jours. A la maison, par exemple, je ne possède aucun matériel d’enregistrement : il est important de s’enfuir, de déconnecter. Il y a un côté dictatorial dans les studios : « Tu es ici pour enregistrer de la musique, et rien d’autre. » Ce genre de lieux rend dingue à la longue. Les studios sont vidés de toute vibration : ici même, à RAK, au moins cinq cents groupes ont déjà enregistré, pourtant il ne reste plus la moindre inspiration dans l’air.
Contrairement à beaucoup de producteurs, tu sembles avoir eu très tôt des responsabilités, sans en passer par l’apprentissage. Comment as-tu démarré si jeune ?
J’ai travaillé pendant quatre années dans l’anonymat des studios londoniens de RAK, avant de me voir offrir la production de OK computer par Radiohead. Ce n’était que le deuxième album de ma carrière, j’avais à peine 24 ans. J’étais déjà ingénieur du son sur le précédent, The Bends, et eux cherchaient déjà à s’enfuir du rock, à aller plus loin. Moi, je cherchais à quitter mon boulot d’assistant aux studios RAK pour m’installer à mon compte et faire de la dance-music avec mes copains ce que nous faisons, sous le nom de Zero 7 (brillants remixeurs de Terry Callier ou Radiohead)… Sur The Bends, j’ai gagné leur sympathie en tentant des choses créatives, que je ne me serais pas permises si j’avais voulu conserver mon boulot sagement : mais je n’avais rien à perdre, si bien qu’ils avaient changé mon prénom de Nigel en Nihiliste. Eux savaient déjà qu’ils ne voulaient pas enregistrer OK computer dans un studio mais dans une grande maison louée à la campagne. Ils m’ont demandé si j’étais capable de m’occuper de la logistique, d’acheter le matériel nécessaire à la constitution d’un studio mobile. Ils avaient suffisamment d’idées et de créativité en eux pour se passer des conseils d’un nom connu. Ce qui nous amusait, c’était le côté « Nous ne sommes qu’entre gamins, il n’y a aucun adulte pour faire la police. »
D’où te vient ce goût de l’ombre, du travail en retrait ?
La plupart des producteurs sont des musiciens ratés. Moi-même, j’ai été guitariste, mais très vite, j’ai réalisé que je ne pourrais pas être celui dont je rêvais. Même dans mon école, il y avait de meilleurs guitaristes que moi. Avec mon groupe d’alors, nous sommes allés une fois en studio et je suis tombé amoureux de l’endroit, qui correspondait parfaitement à mon esprit technique et cartésien. Mon père travaillait lui-même comme ingénieur du son dans un des grands studios de la BBC. Il ramenait toujours des équipements ou des magazines professionnels à la maison. Du coup, j’ai voulu en savoir plus sur le son, j’ai suivi des cours pas tant pour l’enseignement que pour avoir la possibilité de m’amuser avec le matériel. En sortant de cette école, je suis devenu tea-boy dans un complexe d’enregistrement : mon biper dans la poche, j’attendais près de la bouilloire, prêt à aller livrer mes boissons chaudes. On ne me laissait même pas entrer dans les studios, mais je tenais le coup en me disant « OK, ce n’est que le premier barreau, mais tu es au moins sur l’échelle. » Je suis ensuite entré comme grouillot chez RAK mon travail consistait à charger les bandes et j’ai tellement frimé en disant que je savais me servir de toutes ces machines qu’au bout de trois mois on m’a mis derrière les manettes, comme assistant. Ça m’a redonné confiance en moi. Puis le producteur John Leckie m’a demandé de l’assister sur l’enregistrement d’un disque de Ride et m’a conservé à ses côtés quand il a travaillé avec Radiohead sur The Bends.
Rêvais-tu, en regardant la console, de prendre sa place ?
La nuit, je revenais dans le studio pour m’exercer. J’appelais des copains musiciens que j’utilisais comme cobayes. J’étais tellement passionné que j’étais prêt à passer mes nuits à expérimenter, puis mes journées à travailler. J’ai un placard plein de chansons inaudibles (rires)…
Es-tu parfois jaloux des gens qui sont de l’autre côté de la vitre ?
Je ne les envie pas. J’ai vu, avec Radiohead, ce que c’est d’être une star. Pendant sept ans, ils n’ont pas arrêté une seconde. Moi, je ne suis là que pour enregistrer le disque et je n’ai pas à faire le service après-vente. Tandis qu’eux doivent le promouvoir, faire des tournées, ils n’ont plus une seconde à eux. Moi, pendant ce temps, je suis déjà passé à autre chose. Parfois, j’aimerais bien partager cet esprit de gang, d’un autre côté, je suis ravi d’avoir ma liberté. Le temps de l’enregistrement, je deviens membre honoraire du gang, je lui reste fidèle ensuite… Avec Radiohead, j’ai vraiment l’impression de faire partie de la famille : le guitariste Ed O’Brien a même dit une fois dans une interview que j’étais le sixième membre invisible le plus beau compliment qu’on puisse me faire.
Tu parais très raisonnable, très cartésien. Est-ce une bénédiction ou une malédiction dans le rock ?
Je me le demande souvent. C’est vrai que je suis très raisonnable, mais c’est nécessaire pour travailler de manière si proche avec des artistes qui, par définition, ignorent la prudence. Contrairement à d’autres producteurs, je n’ai aucun instinct de dictateur. En livrant mes thés et cafés, j’ai vu des producteurs donner des ordres, imposer leur vision, ce qui est la pire façon d’obtenir le meilleur de chaque musicien. Je laisse chacun s’exprimer, en faisant très attention à ne jamais blesser l’ego de qui que ce soit. Je me suis fâché avec un seul groupe en studio : Ultrasound. Je revenais juste de Los Angeles où j’avais enregistré un album en deux semaines avec Beck, Mutations, dans la plus totale décontraction. Il arrivait en studio et me disait « Bon, qu’est-ce que tu veux que je fasse maintenant ? » Je lui donnais des suggestions et il s’exécutait. D’un côté, le plus impressionnant artiste de la planète me demandait conseil, et de l’autre, des débutants refusaient de m’écouter. C’était vexant.
Comment comptais-tu influencer un univers aussi fort que celui de Beck ?
Avant de le rejoindre en studio, j’ai réécouté Odelay et ça m’a fichu des complexes : « Qu’est-ce que je peux bien lui apporter ? » Il était habitué à travailler chez lui, il m’a montré la pièce où il avait enregistré Odelay : un cagibi. Et il ne savait pas quoi faire dans un vrai studio, avec un vrai groupe. Il ne connaissait pas mon travail sur Radiohead, mais savait que je pouvais gérer un groupe. Je n’étais là que pour ça tout d’abord, même si très vite je me suis permis des interventions qu’il n’imaginait pas au départ. Par exemple, nous n’avons utilisé aucun ordinateur, alors que lui ne travaillait que sur le logiciel Pro Tools. Je me suis amusé à trafiquer les bandes, à couper et à coller. Avec une matière première comme ses chansons, c’est un bonheur. On peut tout se permettre avec une voix et un songwriter pareils. Même au téléphone, sa voix est sublime (rires)…
T’es-tu d’abord passionné pour les chansons ou pour le son ?
Vers 9 ans, on m’a offert Reggatta de blanc de Police, dont j’ai dévoré les notes de pochette. J’ai vu que le producteur s’appelait Nigel Gray : c’était la première fois que je « rencontrais » quelqu’un qui avait le même prénom que moi et je me suis dit « Si ce Nigel peut le faire, alors moi aussi. » Après, pendant toute ma vie, j’ai cherché à trouver un compromis entre ma passion pour la musique et l’approbation de mon père. Je voulais qu’il soit fier de moi. Et quand j’allais lui rendre visite à la BBC, il me voyait fasciné et me disait « Je ne veux pas que tu fasses la même chose que moi, il y a mieux à faire de sa vie. » Du coup, j’ai failli devenir photographe professionnel. Encore un boulot à mi-chemin entre l’artistique et le technique : j’ai besoin de cet équilibre. J’ai besoin à la fois d’une muse et d’éléments concrets, comme une bande ou du papier photo.
Ton métier réclame-t-il des talents de psychologue ?
Rien n’est plus dur que de faire expliquer à quelqu’un, sans le brusquer, les idées abstraites qu’il a en tête. Comment expliquer un son ? Moi, quand j’entends un son, je visualise une forme ou une couleur. Dans le premier studio où je travaillais, on produisait beaucoup de jingles radio et les publicitaires sortaient des trucs insensés : « Pas mal, le son, mais tu ne pourrais pas le faire plus chocolaté ? » J’avais de la peine pour le pauvre type à la table de mixage… Tandis que les groupes, eux, parlent la même langue que moi. Et si on ne se comprend pas, j’essaie de remplir les blancs, que ce soit avec des arrangements, des effets… L’aspect psychologique compte plus, dans mon travail, que le côté technique. Je fais tout pour mettre les groupes en confiance. Même si, pour cela, il faut jouer au Scrabble une nuit entière avec eux. Comme je n’hésite pas à montrer aux groupes ma propre vulnérabilité, ils se rendent compte que je doute autant qu’eux, que je suis aussi impliqué qu’eux. Car je n’arrrive pas à le faire comme un simple boulot. J’ai grandi avec des disques qui m’ont marqué à jamais : hors de question de négliger un petit bout de plastique qui peut revêtir une telle importance. Si l’argent était ma motivation, j’aurais déjà produit trois des plus gros groupes américains qui m’ont contacté. Mais je n’oublie pas l’effet qu’a eu sur moi, à 15 ans, un album comme The Queen is dead des Smiths. Je veux travailler sur des disques capables de provoquer de tels émois.
Quand tu as démarré, existait-il un producteur dont tu rêvais de suivre les traces’
Mon idole était Trevor Horn, j’achetais tous les disques auxquels il participait. Les années 80 ont dû être une période sensationnelle pour un producteur. Car, pour la première fois, la technologie prenait le pouvoir sur la musique avec des effets catastrophiques. Quand on réécoute ces disques aujourd’hui, les chansons sont totalement négligées, absentes, remplacées par des trucages digitaux qui venaient d’être découverts. Et en même temps, Trevor Horn utilisait ces gadgets d’une manière incroyablement musicale, alliait systématiquement écriture et technologie : des disques comme ceux d’Art Of Noise, Grace Jones ou Frankie Goes To Hollywood possèdent un son plus ample et sophistiqué que la vaste majorité des productions actuelles. Parmi les producteurs plus anciens, j’ai eu la chance de rencontrer Phil Spector à une cérémonie de remise de prix. Il s’est lancé dans un discours, son premier depuis plus de vingt ans, où il alignait les plaisanteries les plus foireuses : « Bonjour, je viens de Los Angeles, une ville idéale si vous êtes une orange »… A la fin, sa fille est venue rencontrer Radiohead, dont elle est très fan. « Euh, je peux me faire photographier avec vous ? » « Seulement si tu emmènes ton père ! » La grande idée de Phil Spector a été de créer tout ce mystère autour de lui, dans lequel les artistes plongeaient. Il était plus entrepreneur que producteur, ne touchait quasiment pas aux manettes, laissait ses ingénieurs faire la besogne. Je ne fais pas le même travail, je travaille en communion avec les groupes, sans revolver…
Contrairement à lui, tu sembles peu attiré par l’idée de conflit.
Je n’ai pas beaucoup d’ego et, de toute façon, je déteste les conflits. Surtout après avoir travaillé avec Beck, avec qui le studio ressemble à une salle des fêtes. Je sais que les confrontations peuvent être une source d’inspiration. Mais j’ai aussi constaté que les chocs peuvent déboucher sur le chaos, sans la moindre avancée. Je veux jouer dans la même équipe que les groupes, pas contre eux. Et ce n’est pas forcément facile de s’entendre avec des musiciens quand on ne les rencontre qu’en débarquant au studio, au premier jour de l’enregistrement. Ça m’est arrivé avec Pavement ou Jason Falkner : je ne leur avais parlé que deux fois au téléphone, je ne savais même pas à quoi ils ressemblaient. Beck aussi, ça a été soudain : j’étais à Los Angeles, il m’a demandé de venir chez lui boire un thé, et quelques jours après, nous entrions en studio. Pareil pour REM : je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir que j’étais déjà en train de mixer Up. Ce sont des rencontres stressantes et étranges. Avant de travailler avec eux, je leur pose toujours les deux mêmes questions : « Qu’est-ce que vous pensez que je peux vous apporter ? Qu’attendez-vous de moi ? » Je me souviens d’avoir demandé à Pavement, au téléphone : « Vous voulez que je vous fasse vendre beaucoup de disques ? Parce que ça n’a pas l’air d’être votre ambition ! » Et j’ai été surpris de les entendre me répondre : « Mais si, nous voulons vendre des disques. » « Ah bon, je croyais que vous cherchiez plutôt à emmerder tout le monde en massacrant vos chansons ! » Stephen Malkmus est un songwriter fabuleux, mais jusqu’à présent, j’avais l’impression qu’il en avait presque honte. Et là, il voulait changer, mais ce changement ne pouvait passer que par quelqu’un de l’extérieur. Pour leurs fans, je passe peut-être pour un traître, celui qui a fait le ménage. Je voulais qu’il chante proprement, que ses mélodies soient bien traitées. Lui donner l’autorisation de laisser sa facette pop s’exprimer.
Existe-t-il un « son Godrich » ?
Moi, oui, je l’entends, ce qui n’est pas forcément une qualité : ça a un côté recette. Sans même m’en rendre compte, j’ai développé certains tics, des tours de magie que je peux ressortir à l’occasion. Ma technique, c’est de bien organiser l’environnement, afin de faciliter les accidents créatifs. Et dans ces tours du hasard, je me contente de sélectionner. Un de mes tours de magie, c’est une de mes boîtes : s’il ne se passe rien en studio, je la branche, et grâce à elle, j’entends soudain des sons neufs. Certains ne seront que du bruit, d’autres des fragments insensés, qui réveilleront mon inspiration. De plusieurs heures de bruit je ne garderai peut-être que quelques secondes : mais elles suffiront à relancer la chanson. Nous avons beaucoup fonctionné ainsi avec Beck : sur une des chansons, il faisait l’idiot avec sa guitare, comme s’il avait joué avec des moufles, et on n’a gardé que ce petit moment de folie sur bande. Mais un jour, je me suis rendu compte avec effroi que je commençais à suivre une méthode. Je me suis enfui à New York pour me remettre en question et suis revenu avec cette idée de déconstruction : le problème de la musique actuelle, c’est que toutes les chansons passent par le même processeur, la même table de mixage, le même micro, les mêmes outils informatiques… Sur OK computer, volontairement, nous nous sommes perdus, nous ne savions pas où nous étions, où nous allions. Nous étions entourés de tonnes de bandes, j’avais installé des micros dans plusieurs pièces, dans des couloirs, j’ai même dû inventer un système de classement pour être certain de ne perdre aucune bande. Eux allaient et venaient, mais moi, je devais être fidèle au poste, j’étais le seul à savoir où l’enregistrement en était vraiment. C’était épuisant. Je finissais des séances d’enregistrement avec l’un d’entre eux à 4 h du matin, et à 8 h, un autre se réveillait plein d’idées et venait frapper à ma porte, une tasse de thé à la main. « Euh, viens vite, j’ai une idée pour la basse. » Technologiquement, ce n’est pas un disque très impressionnant, mais c’était intentionnel, on ne voulait pas se laisser avaler par les machines. J’ai parfois fait preuve, sur ce disque, d’un manque total de professionnalisme, en branchant volontairement des instruments en dépit du bon sens. Le courage, c’est Radiohead : un groupe qui ne se démodera jamais, car c’est lui qui décide de la mode. Et quand les autres les suivent, eux sont déjà ailleurs, loin.
Rêves-tu de produire certains artistes ?
Non, je ne vois vraiment pas ce que je pourrais faire pour ceux que j’ai admirés quand j’étais gamin, comme Sting, Pink Floyd ou Morrissey. Tout ce que je peux espérer, c’est que de nouveaux groupes de cette trempe émergent. Il faudrait que je me secoue et que j’aille voir : ils existent peut-être (rires)… Il y a bien Björk, mais qui suis-je pour apporter quoi que ce soit d’intéressant à une fille pareille ?
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