De Nick Cave, on pensait connaître toutes les humeurs, tous les états d’âme : mystère mystique pour une première rencontre impressionnante à l’époque de Tender prey (88), puis séducteur revêche pour The Good son (90) et hôte généreux pendant son escapade à São Paulo (92), on l’avait quitté guide fanatique au musée du rock en 94.
Deux ans plus tard, il faudra la sortie-prétexte d’un album qu’il qualifie de plaisanterie ces Murder ballads à lire au deuxième degré et un triste après-midi hivernal, à Londres, pour le voir enfin tomber le masque d’une pudeur légendaire. Un Nick Cave inédit, le c’ur grand ouvert dans une pièce aux volets clos.
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Nick Cave : Pour quelqu’un qui n’a jamais été profondément ambitieux, je trouve très flatteur d’avoir un tube comme Where the wild roses grow. Pour la première fois, ma musique passe sur les radios du monde entier et mes clips sont diffusés par des chaînes de télévision qui me boudaient consciencieusement. Mon statut actuel m’enchante et me fait rire, mais je garde la tête froide : ce succès, je le dois évidemment à la présence de Kylie Minogue. Il n’a rien à voir avec moi.
Lorsque tu as lancé le projet de duo avec Kylie Minogue, as-tu réfléchi en termes d’image ?
Je me moque de mon image. J’ai toujours eu envie de travailler avec elle, ça fait des années que cette idée m’obsède. Mais dès que j’en parlais à des amis, ils se moquaient de moi, me traitaient de ringard. Alors je gardais cette obsession pour moi, je n’en parlais plus… Je savais qu’il y avait quelque chose d’irrationnel à ce projet, mais j’y tenais comme à ma vie. Et maintenant, c’est fait : je me sens soulagé d’un poids. Notre rencontre a été parfaite, Kylie est une fille géniale… Elle s’est complètement impliquée, jusqu’au tournage de la vidéo. Le clip est un aboutissement : une métaphore parfaite pour exprimer ce que je ressens pour cette fille. Et maintenant ?… Il ne se passera rien. Kylie est évidemment une femme extrêmement désirable, mais passer à l’acte avec elle aurait été absurde. Notre collaboration artistique était tellement précieuse que nous n’avons même pas pensé à ce genre de chose. Mais bon… il m’est arrivé de la désirer. Terriblement. Soyons clairs : je la trouve fantastique, mais je ne me suis jamais dit « Mince, j’aurais quand même bien aimé la sauter ! » Je ne suis pas Serge Gainsbourg… Mais c’est vrai, je partage avec lui le goût pour le mariage des voix, les cocktails explosifs. Pourtant, avec PJ Harvey avec qui j’ai enregistré un autre duo , c’est assez différent : une profonde histoire d’amitié. Polly et moi nous sentons très proches l’un de l’autre. Nous nous ressemblons par de nombreux aspects : elle fait partie de ces gens qui sont foncièrement bons mais menacés en permanence par le côté destructeur de leur personnalité, exactement comme moi. Etrangement, je trouve cette ambivalence extrêmement séduisante. Pas de question sur mon duo avec Shane McGowan ?…
Quand as-tu eu l’idée d’entreprendre l’écriture d’un album composé de murder ballads ?
A l’époque de l’album The First born is dead, j’avais déjà pensé compiler quelques chansons sur le sujet, tout ce que j’avais écrit de particulièrement sulfureux. Mais depuis, les Bad Seeds sortaient des disques chaque année : je n’avais donc jamais le temps de me concentrer sur ce projet. Jusqu’au jour où Blixa Bargeld m’a convaincu de reprendre entièrement cette idée et d’en faire un album à part entière. Pourtant, The Murder ballads n’aurait jamais dû passer pour un disque majeur, un projet de grande ampleur. Tout le monde m’interroge sur mon goût pour le sang, les armes à feu, la violence, mais je n’ai rien à dire sur le sujet. Ce disque, c’est un peu une plaisanterie, certainement pas l’ uvre d’un sadique qui se défoule. Personnellement, je le trouve plutôt drôle, ce disque, avec tous ces crimes absurdes (sourire)… Il ne faut pas chercher à lire dans mes chansons des choses qui ne s’y trouvent pas. La misogynie, le sadisme, la fureur, le meurtre sont des éléments de théâtre, un décor, une duperie. Ce ne sont pas des aspects de mon véritable caractère, seulement des éléments avec lesquels je joue pour construire des disques cohérents. Depuis des années, j’ai construit un univers avec mes chansons, un monde qui m’est propre, dense et épais. C’est dans cet univers-là que mes personnages évoluent, que les crimes que j’invente se déroulent. Murder ballads n’est que l’aboutissement d’une logique d’écriture. Mais mon univers intime, personnel, ne ressemble pas à celui de ces chansons. Ces deux mondes sont distincts.
Ton univers quotidien est plus calme, moins perturbé ?
Je ne pourrais pas le jurer… Beaucoup de choses ont changé dans ma vie au cours des derniers mois. Par exemple, j’ai passé la soirée du 31 décembre à boire des coups avec des gens alors que ces dernières années je restais toujours chez moi. Ça peut paraître anodin, mais pour moi, ça en dit long (sourire)… J’ai l’impression d’avoir passé un cap dans ma vie, de regarder les choses d’une autre façon. J’ai une meilleure perception de tout ce qui est lié à la création, à l’écriture des chansons. Je sais maintenant que certains éléments de ma vie intime sont indissociables de cette création, que je ne pourrai jamais séparer les deux. J’ai enfin compris qu’il n’y avait qu’un Nick Cave et non pas deux comme je l’ai parfois cru, celui qui écrit et celui qui vit le quotidien. Accepter cette idée m’a fait beaucoup progresser, je me sens maintenant plus en accord avec moi-même. L’année précédente avait été une période de confusion totale, un vrai bazar. Je ne savais plus quoi foutre de ma vie, je ne comprenais plus rien. 1995 a été beaucoup plus clair, évident.
Tu t’es fixé de nouveaux buts, de nouvelles règles ?
Il n’y a pas eu de choix vraiment conscient, juste une succession d’éléments très intimes… Tout cela est très personnel, mais après tout je n’ai rien à cacher. Voilà : depuis quelques mois, je vis seul, ici, à Londres. La mère de mon enfant, Viv, et moi sommes séparés… Je garde Luke la moitié du temps et c’est quelque chose d’essentiel à mes yeux. Il a 4 ans et demi, c’est un petit gars formidable. La séparation m’a aussi permis de redécouvrir la solitude. Je passe beaucoup de temps seul chez moi, à réfléchir. Intérieurement, j’ai entrepris des voyages qui m’étaient interdits il y a encore quelques mois. Lorsqu’on vit avec quelqu’un, il est très difficile de trouver ces moments de réflexion profonde. Il faut sans cesse faire des compromis, se soucier de l’autre. Vivre seul m’a redonné toute ma liberté. Maintenant, je peux faire ce que je veux, agir comme un taré et faire des conneries si ça me chante. Je ne reste plus avec des envies inassouvies sur les bras : si j’ai envie de quelque chose, je le fais.
Est-ce l’échec d’une relation particulière ou plus généralement l’échec de la vie en couple ?
Je n’ai pas encore vraiment répondu à cette question. Depuis que j’ai 18 ans et ma rencontre avec Anita Lane, avec qui je suis resté treize ans , j’ai toujours eu des petites amies. Je n’ai pas connu une seule journée en célibataire, je n’ai donc jamais pu pousser l’expérience de la solitude à son terme. Etrangement, il m’a fallu toutes ces années pour comprendre que le célibat pouvait être un bienfait pour moi… J’ai longtemps pensé que l’idée de famille était un trésor, quelque chose à préserver de toutes ses forces. J’étais prêt à me battre pour cette idée, mais le combat est inégal.
Pour moi, le mariage n’est pas simplement une histoire d’amour. Il implique un renoncement : les deux membres du couple acceptent de se ranger sous une loi qui est plus forte qu’eux. Ils sacrifient leur liberté individuelle au nom de la famille, de la construction. C’est un engagement rituel et sacré qui demande une force spirituelle assez extraordinaire : il faut accepter de se couper d’une partie de soi-même pour s’offrir au couple, faire don de sa personne. Sur le papier, c’est très beau, mais dans la réalité ça ne fonctionne pas comme ça. En tout cas, pas pour moi.
Tu ne te sens donc pas prêt à te relancer dans une histoire sérieuse.
J’ai encore besoin de mûrir j’ai pourtant 38 ans, je ne suis plus vraiment un gamin. La prochaine fois que j’entamerai une relation sérieuse, je prendrai tout mon temps. Le plus grand service que je pourrai rendre à cette personne sera de lui dire « Fais attention, je ne suis pas le partenaire idéal, loin de là. » En vérité, j’ai même l’impression d’être un cauchemar ambulant, un type pas très agréable à vivre au quotidien. Alors, si des gens ont pour projet de se mettre en ménage avec moi, il faut vite les prévenir que c’est une mauvaise idée.
Etais-tu plus facile à vivre il y a quelques années ?
J’étais probablement plus hypocrite. Plus je vieillis, plus je me dis que je n’ai strictement rien à foutre de l’idée que les gens se font de moi. J’ai désormais des idées très arrêtées, très dogmatiques sur les choses, ce qui me rend assez difficile, souvent acariâtre. Je n’ai plus envie de discuter pendant des heures, de faire des compromis. Fatalement, ça ne fait pas de moi un partenaire amoureux très plaisant et ouvert.
Vivre seul peut être assez dangereux pour un type comme toi : personne pour dialoguer, personne pour te contredire. Tu peux vite devenir prisonnier de tes certitudes.
Pour qu’un couple fonctionne, il doit se construire sur des différences, des oppositions. Or, ma femme ne les acceptait pas. Elle était persuadée que nous pourrions toujours tomber d’accord sur tout, qu’il y avait forcément des terrains d’entente. Croire que ce genre de miracle pouvait se produire nous a conduits à l’échec. Il y a là quelque chose qui me dépasse : je crois que je ne serai jamais capable de « fusionner » avec quelqu’un. Il y a une sorte de réflexe qui m’en empêche, comme un blindage, une protection (il marque un long silence)… Mais pour l’instant, je ne veux pas trop me poser de questions. Je suis heureux de vivre seul, c’est tout ce qui compte.
On te sent résigné, fataliste.
Pourtant, j’ai été profondément blessé. Pour moi, la famille représentait une sorte de Graal. Il n’y avait rien de plus beau, rien de plus fort. Tout ce que je vivrai à partir de maintenant sera donc « par défaut »… Heureusement, j’ai Luke. S’il reste un peu de cohésion dans ma vie et dans les rapports que Viv et moi devons maintenir , c’est grâce à lui. Avec sa mère, nous nous sommes promis de l’élever le plus normalement du monde. Elle et moi parlons de son éducation pendant des heures : il est devenu notre principal terrain d’entente, le trait d’union d’un couple qui ne s’aime plus. Mais quand il est chez moi, je suis seul maître. Je peux enfin m’occuper de lui comme je le veux, en suivant mes propres règles, mes propres instincts. Je ne suis plus obligé d’élever mon fils selon des règles imposées par quelqu’un d’autre, ce qui m’apporte une joie immense.
En quoi Luke t’a-t-il changé ?
Là, on va vraiment fouiller dans des trucs très intimes… Comment dire ? Quand il n’est pas près de moi, je ressens un vide physique, presque douloureux. Et quand il est chez moi, je ne fais rien d’autre, je me consacre entièrement à lui. Pas de musique, pas d’écriture, pas de sorties. Prendre soin de mon fils me motive et me responsabilise énormément. Or, à la différence des efforts demandés par la vie en couple, je n’ai pas ressenti ces changements de rythme de vie comme une agression, comme des sacrifices. Tout ça s’est fait très naturellement, en totale harmonie : je suis incroyablement heureux d’offrir à ce gosse la moitié de mon temps. Pour la première fois de ma vie, je peux être sincèrement généreux, véritablement généreux. Il n’y a ni calcul ni effort, simplement un besoin physique. C’est ce don de moi qui est nouveau.
L’alternance entre ta vie avec ton fils et ta vie en solitaire n’est pas trop dure à vivre ?
Elle me convient parfaitement. Lorsque Luke est chez sa mère, je travaille comme un fou. Je n’ai jamais avancé aussi facilement qu’au cours des derniers mois. Depuis l’été, je me sens fort, inspiré, les chansons sortent sans effort. J’ai toujours pensé que j’étais un bon songwriter et un musicien très correct, mais aussi que j’étais minable dans toutes les autres disciplines de la vie. J’ai toujours été un mauvais fils, un mauvais mari, un mauvais ami, un mauvais compagnon de groupe pour les Bad Seeds. Or, pour la première fois, je me sens bon dans un domaine utile et vital : je ne suis plus seulement un artiste et un auteur accompli, je suis aussi un excellent père. Je suis même persuadé de faire partie du gratin des pères ! (sourire)… Chaque matin, lorsque je me lève, cette idée me rend plus fort, plus gai.
Selon une idée répandue, devenir père rapprocherait de son propre père.
Même si j’ai perdu le mien il y a déjà longtemps, j’ai l’impression d’avoir compris un certain nombre de choses à son sujet depuis que Luke est né. Je comprends mieux qui il était, je l’aime davantage. Il y a une force qui lie nos générations, une sorte de fluide qui passe par le sang et se régénère avec chaque naissance. Je me vois aujourd’hui comme une extension de mon père, son prolongement. Je lui ressemble beaucoup ce qui me glace d’ailleurs le sang , mais parallèlement je suis capable de réaliser des choses dont lui était incapable. Je suis persuadé d’être une personne foncièrement meilleure que mon père, et je crois que Luke sera meilleur que moi. Il y a une évolution entre les générations, un refus du surplace.
Quel genre de père aimerais-tu être quand ton fils aura 20 ans ?
J’aimerais ressembler à mon père lorsque j’avais moi-même 20 ans (sourire)… Il était passionné par la littérature et passait des heures à me faire découvrir les livres qu’il aimait avec un enthousiasme incroyable. « Lis ça, fiston. Tout est dans ce livre ! Il n’y a rien d’autre à ajouter. » Mais au bout du compte, je restais près de lui sans vraiment m’impliquer, un peu inerte. Je ne pouvais pas placer un mot, il ne m’en laissait pas le temps. J’aimerais servir de guide à mon fils, mais je voudrais aussi être capable de l’écouter.
Tu parles beaucoup de refus du surplace, d’évolution dans ton caractère, ta façon de te comporter avec les autres. Cela passe-t-il par une application particulière ?
Tout le monde se pose cette question : comment devenir une meilleure personne, être plus agréable pour les autres ? Chez moi, ça rentre en effet dans le cadre d’un travail spirituel long et prenant, quelque chose qui me demande une concentration quotidienne même si, de temps en temps, je l’avoue, je peux décrocher pendant un jour ou deux. Dans les mois à venir, continuer ce travail sera ma tâche principale : car, lorsque je suis appliqué, réfléchi, tout semble facile. Ma vie est d’une simplicité extrême.
Pourtant, manifestement, cet état de sérénité n’est pas permanent.
Il devient de plus en plus courant. Pour moi, les derniers mois ont été placés sous le signe d’une grande spiritualité : je crois que je me suis vraiment comporté comme un type bien. Avant ça, j’étais capable d’être très doux pendant plusieurs semaines puis de replonger dans l’autodestruction sans raison, comme ça, d’un seul coup. Et croyez-moi, j’en connais un sacré rayon sur l’autodestruction. Je pense que je pourrais même écrire un livre sur le sujet… Pendant des années, j’étais fasciné par le mal que je pouvais me faire et je prenais un vrai plaisir à saloper ma vie. J’étais incapable de voir le bien en moi, j’étais comme aveuglé. Alors qu’aujourd’hui il m’arrive encore de me foutre en l’air, de me faire du mal, mais c’est toujours en gardant à l’esprit les aspects positifs de mon caractère. Je ne plonge jamais complètement.
As-tu jamais réussi à expliquer cette attirance pour l’autodestruction ?
C’est juste quelque chose qui me suit depuis des années, une sorte de rébellion permanente, un refus de rentrer dans le rang. Mais mon véritable problème, c’est que je ne souhaite pas vraiment remédier à cette ambivalence Bien/Mal. J’ai compris depuis quelque temps que cette confusion était la matière première dans laquelle mes chansons prennent vie, qu’elles se nourrissent de ce chaos. Venir à bout de cette « maladie » ne serait pas profitable à mes disques, ce serait même une sacrée catastrophe.
Concrètement, comment gères-tu cette opposition ? Tu voudrais à la fois être un bon père et ne pas venir à bout de la confusion, de l’ambivalence.
Il y a un équilibre à trouver, ce qui n’est pas toujours simple. Il y a des moments où j’exerce un contrôle strict lorsque je travaille, par exemple, ou lorsque je garde mon fils à la maison. Et puis il y a des moments où je me laisse aller, où je baisse la garde… J’ai besoin de ces deux rythmes de vie : le calme et la tempête, l’équilibre et le chaos. J’ai souvent parcouru la Bible à la recherche de réponses, avant de découvrir que ces réponses n’étaient pas dans des livres. Et pour tout compliquer, dans mon cas, il n’y a pas une seule réponse mais deux. Oui, je peux être un type bien. Non, je suis incapable d’être un type bien en permanence… Les gens entièrement bons n’existent pas. Je ne vais pas me battre indéfiniment contre ma vraie nature ça fait bientôt quarante ans que j’essaye. Ce que je peux faire de mieux, c’est essayer de conjuguer les deux aspects de mon caractère le plus intelligemment possible, sans faire souffrir les autres. J’aimerais sincèrement pouvoir lutter contre le côté destructeur de ma personnalité, mais je n’en aurai jamais la force. Je suis prisonnier, pris entre des tenailles. Pourtant, attention : je ne voudrais pas donner l’impression de chialer sur mon sort. Dans tout ce foutoir, il y a des éléments très positifs : je me connais mieux que jamais, je contrôle la situation. Et j’écris de bonnes chansons (sourire)… J’ai un chemin à suivre et je ne m’en écarterai pas, même si ça doit heurter certaines personnes de mon entourage. Tenter de fuir cette ligne, vouloir construire autre chose, à côté, au lieu de suivre la voie naturelle serait une erreur terrible, une faute plus grave encore que de blesser mes proches. J’ai une mission dans la vie : écrire. Je suis sur terre pour ça. Et je serais incapable d’écrire si je menais une petite vie rangée.
Concrètement, quel genre de relations entretiens-tu maintenant avec tes amis ? Tu mènes une vie sociale régulière, constante ?
J’essaye. Je fais le maximum pour être honnête, sincère, généreux avec les gens que je fréquente. Etre un bon ami, c’est avant tout se montrer tel qu’on est pas forcément aller au restaurant ensemble tous les soirs. Ça fait des mois que je n’ai plus menti à un ami, que je n’ai plus fait semblant… Maintenant, si j’ai un problème avec quelqu’un, je lui dis. Et si je l’aime profondément, je lui dis également. J’ai un profond respect pour ceux de mes amis qui sont capables de se comporter de la même manière avec moi. Malheureusement, j’ai tendance aussi à me refermer très vite sur moi. Je suis souvent confronté à des situations où le repli total est la meilleure solution ou bien la plus facile. Si je ne suis pas disposé à faire des efforts, je me retrouve toujours seul chez moi. Pas d’ami, pas de télé, pas un bruit. Mais ce n’est pas très particulier, ce style de vie : des tas de gens vivent ainsi. Je n’ai jamais pensé que j’avais pour mission de faire le tour du monde en essayant de rendre la terre entière heureuse : je ne suis pas américain…
Tu sembles vouloir mener ta vie avec raison, presque avec science. Cela s’applique aussi aux tentations l’alcool, les drogues ?
Disons que si je voulais me soûler ou prendre des drogues, je le ferais en calculant bien mon coup, pour ne plus devenir une épave, pour garder une vie à côté alors qu’avant, lorsque je me camais, le reste ne comptait plus… De temps en temps, je cède aux tentations, mais sans culpabilité. Je me retrouve dans des situations semblables à celles que je connaissais il y a sept ou huit ans. Je vois certaines personnes avec qui je bois… Et je prends des drogues… Mais ça ne m’empêche pas de voir mon gosse le lendemain, d’être un père parfaitement normal, sobre et attentionné. Je ne suis plus disposé à sacrifier ma vie entière pour les drogues… Il n’y a plus de culpabilité, mais une grande tristesse. Et ce n’est pas une tristesse égocentrique, plutôt un sentiment ample, collectif, quelque chose que je ressens lorsque je pense à ceux de mes amis qui ont déconné avec la came mais qui n’ont pas eu ma chance. Tracy Pew de Birthday Party , par exemple. Lorsque je pense à lui, j’ai envie de chialer. Voilà un type qui aurait pu être mon frère, nous avions tellement de choses en commun. Simplement lui est mort, et pas moi. Saloperie de destin… Et des gens comme lui, j’en ai rencontré un paquet : ils sont nombreux à s’être embarqués dans la grande aventure du rock pour s’éclater et vivre à fond. La plupart sont restés sur le carreau.
Pourquoi pas toi ?
Je ne sais pas. J’avais pourtant toutes les raisons d’y passer. Je me suis quand même tapé seize overdoses dans ma vie. Le grand jeu : la perte de conscience, l’asphyxie, l’hôpital, tout le bazar. Je ne sais pas pourquoi j’ai survécu. D’ailleurs, je ne sais pas non plus pourquoi j’arrive à en parler aujourd’hui, après quinze années d’une vie de junkie…
Tu n’as jamais eu peur de mourir ?
Même lorsque je reprenais conscience après une overdose, je ne pensais jamais à la mort. Je ne me sentais pas concerné : la mort ne semblait pas pouvoir m’atteindre… Il faut que ceci soit clair : je n’ai jamais été en clinique de désintoxication par choix ou par nécessité vitale. Bien sûr, j’étais consentant, mais j’ai accepté les traitements surtout à cause des pressions qu’on me faisait subir. Pressions légales c’était ça ou la prison et pressions professionnelles. Pour que je travaille mieux et plus vite, il fallait régler le problème de dope de toute urgence. Mais je ne me suis jamais senti menacé pour ma vie… Je me suis toujours senti plus fort que les drogues. Et je ne me suis jamais laissé aller. Même lorsque j’étais aussi accro que possible, j’ai toujours continué à travailler, je me suis toujours levé le matin. Le travail est resté la chose principale dans ma vie, alors que la majorité des junkies n’a pas cette planche à laquelle se raccrocher. L’écriture m’a sauvé la vie : je n’étais pas seulement un junkie, j’étais un junkie qui écrivait.
C’est la première fois que tu utilises ce mot, junkie.
Le mot ne me pose absolument aucun problème. Que je sache, un junkie est une personne dépendante de l’héroïne, et je l’ai été pendant des années… Les gens s’imaginent toujours qu’on arrête les drogues comme ça, presque facilement, qu’il suffit d’être très motivé… Mais moi, je n’ai pas vraiment l’impression d’avoir arrêté. J’ai juste un peu changé mes habitudes.
Nick Cave, Murder ballads
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