Cet été, en triomphant devant tout le rock anglais lors de la remise des prix des Mercury Awards, Roni Size et son collectif Reprazent faisaient entrer la drum’n’bass dans le langage courant. Avec New forms, album fureteur et élastique, il fusionne à chaud quelques-unes des musiques les plus sensuelles et réussit une épreuve de force […]
Cet été, en triomphant devant tout le rock anglais lors de la remise des prix des Mercury Awards, Roni Size et son collectif Reprazent faisaient entrer la drum’n’bass dans le langage courant. Avec New forms, album fureteur et élastique, il fusionne à chaud quelques-unes des musiques les plus sensuelles et réussit une épreuve de force : faire monter la drum’n’bass sur scène. Exercice de domptage visible cette semaine aux Transmusicales.
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L’antédiluvien Gibus, qui en a pourtant vu d’autres, vient d’entrer dans la quatrième dimension. Nous sommes officiellement le 3 octobre 1997. Mais ce soir, entre ces quatre murs, l’espace-temps n’a plus cours. L’air vibre d’une intensité rare et une étrange onde de volupté a soudain déverrouillé tous les plexus. Le pouls de l’assistance bat à l’unisson, au rythme d’une audacieuse fusion, d’une drum’n’bass équilibriste, d’une soul mutante à la fois fondante et tendue, dont le futur s’écrit en direct sous nos yeux. Sur la scène minuscule, l’équipe de dompteurs du beat de Reprazent est alignée en cercle et dos au public : Suv, Die et Krust sont penchés debout sur leurs samplers, leurs ordinateurs et leurs platines, échangeant sourires et petits signes de connivence. A la section rythmique, Clive pulvérise le record de vitesse à la batterie, tandis que Si John, la jambe dans le plâtre, est contraint de jouer de la basse assis. Chamane malicieux, ses dreadlocks émergeant par intermittence de derrière un mur de mystérieuses machines, Roni Size, ultraconcentré et aux aguets, supervise et donne l’impulsion générale. Le visage fendu d’un large sourire, le bondissant MC Dynamite ondule sur le tempo, relayé par la chanteuse Onallee dont la voix de velours arrondit tous les angles. Au-delà de la musique elle-même, de ces enchaînements vertigineux de montées d’adrénaline et de lentes descentes en apnée, c’est l’harmonie suprême que dégage cette expérimentation funambule qui impressionne et tient le public en haleine : la fragilité de l’édifice est palpable et c’est un miracle si la pyramide ne verse pas dans le fossé, atteignant au contraire des sommets d’unité avec fluidité et grâce. « Lorsque nous sommes sur scène, personne n’est sûr de rien car tout peut arriver, explique Onallee. Notre show est basé sur des structures rigoureuses mais elles nous laissent libres d’improviser en chemin. Au sein de Reprazent, chacun dispose de son propre espace créatif : c’est ce qui est passionnant et enrichissant pour nous tous et ce qui constitue notre force. » « Sur scène, ajoute Die, notre concept n’est pas figé. Nous continuons d’apprendre et le show reflète cette perpétuelle évolution où les erreurs ont leur place. Nous abordons chaque concert comme une nouvelle aventure. »
Premier concept aussi abouti de drum’n’bass live, le collectif Reprazent a accompli simultanément plusieurs miracles avec son album New forms : celui d’une passionnante et inédite fusion de genres (le hip-hop, la soul, la house, le jazz, la pop et la jungle cohabitent ici sous la même bannière), celui d’une drum’n’bass universelle et consensuelle et, surtout, celui d’une musique tout-terrain aussi à l’aise sur les dance-floors qu’à la maison ou en concert. Appelé à vivre sur la durée, New forms est vraisemblablement un de ces albums dont il se vendra autant d’exemplaires dans deux ans qu’aujourd’hui même. Un classique, donc. En le distinguant cet été devant des notables tels que les Chemical Brothers, Prodigy et Radiohead, le prestigieux Mercury Prize aura fait office de détonateur. Plongés soudain la tête la première dans la foire d’empoigne médiatique enfin de la drum’n’bass où les rock-critics retrouvent leurs marques , devenus en un clin d’oeil les porte-étendards du mouvement et accessoirement les pourvoyeurs les plus prisés de bandes-annonces et autres jingles télévisés (le générique d’Un Monde à l’autre de Paul Amar sur France 2 notamment), les membres du collectif assument plutôt bien cette accélération foudroyante. Certes, Roni Size, à l’origine du projet, avait imaginé une trajectoire moins brutale et une reconnaissance progressive grâce aux tournées, mais il admet que ce prix « couronne un travail colossal et récompense le potentiel de notre musique et tout ce que notre album représente en termes d’innovation. C’est un boomerang inespéré mais aussi une opportunité de faire connaître la drum’n’bass à un public plus large, dont le mouvement devrait bénéficier dans son ensemble. » Partage, unité, créativité et innovation sont ainsi frappés en belles lettres d’or sur le drapeau de Reprazent. Tous les artistes impliqués dans cette entité ont manifestement une conscience aiguë de participer à un projet pionnier et partagent une haute idée de leur mission. « Nous sommes progressistes et donc concernés avant tout par l’évolution de la musique », fait remarquer Krust, Clive assurant quant à lui se sentir « privilégié, en tant que batteur de jazz, de participer à un concept à la fois aussi novateur et accessible avec le sentiment d’amener peut-être la batterie à une nouvelle ère ».
Epicentre de multiples séismes musicaux avec Rip, Rig & Panic (Neneh Cherry), Smith & Mighty, Massive Attack, Tricky, Portishead ou Cup Of Tea Records , la petite ville de Bristol confirme avec Reprazent son hégémonie sur l’avant-garde. C’est là, dans cette ville « indolente » et « bohème » où « tous les musiciens se connaissent » que Roni Size et DJ Krust ont pactisé à la fin des années 80 avec « la volonté de construire quelque chose et de s’en sortir coûte que coûte, quitte à prendre chaque matin à l’aube le bus de Londres avec 3 f en poche pour faire entendre notre voix ». Enfants du hip-hop et des sound-systems gagnés par la rave-culture, les deux futurs piliers de Reprazent partagent alors une frustration profonde mais constructive, issue de leurs expériences sans lendemain : alors que Size alignait « des morceaux dont personne ne voulait sur les étagères », Krust triomphait de façon éphémère au sein des Fresh Four grâce au hit-single Wishing on a star. DJ Suv, fin métis au regard doux, et DJ Die, né avec un skateboard soudé aux pieds, deviennent il y a cinq ans leurs « compagnons de tous les instants ».
Mais Krust et Size sont trop ambitieux pour se contenter du succès confirmé mais restreint alors obtenu sur quelques petits labels : leur but humaniste « est de nourrir ceux qui ont faim ». Ainsi naît l’audacieux projet Reprazent construit autour d’un concept d' »innovation sous tous les angles » capable de « réunir le meilleur des deux mondes » : celui de la technologie et de l’instrumentation live. Séduit par cette idée en résonance avec sa propre vision élargie et progressiste de la musique, Giles Peterson signe Reprazent sur son label Talkin’ Loud et donne carte blanche à Roni Size. Si John, bassiste multicarte, Clive Deamer, batteur de jazz vétéran officiant chez Portishead, Onallee, figure montante de la scène bristolienne, et MC Dynamite, pourvoyeur de longue date en rimes acrobatiques, intègrent alors le collectif. « Nous sommes un collectif et non pas un groupe car chacun d’entre nous possède son propre style et ses propres projets parallèles à mener à bien. Reprazent est une entité dont la séparation était programmée dès le départ. Il n’y aura peut-être jamais de second album de Reprazent. Il s’agit d’une idée, d’une introduction appelée à produire de multiples projets », explique Roni Size.
Son dessein ressemble comme un frère à celui accompli par le Wu-Tang Clan : outre les albums et collaborations diverses en préparation pour chaque membre du collectif, Size fort d’une expérience d’éducateur dans une maison de jeunes tient à partager le gâteau avec les nouvelles pousses bristoliennes. Une partie de l’argent obtenu avec le Mercury Prize devrait par exemple être investi dans l’élaboration d’un album regroupant tout ce que la ville compte d’espoirs. Le triomphe de Reprazent ayant entrebâillé la porte, reste désormais à enfoncer les réticences. Hier Bristol, aujourd’hui l’Europe, demain le monde. A New York, berceau du hip-hop, la drum’n’bass commence timidement à conquérir les B-Boys en quête de renouveau. Les collaborations transatlantiques Reprazent/Bahamadia (la rappeuse de Philadelphie protégée de DJ Premier) et Goldie/KRS One auront ouvert la voie. L’accueil que leur a réservé la Grosse Pomme lors de leur unique concert fin septembre a conforté Roni Size et ses proches dans leurs espoirs de conquête : très impressionné, le patron de Def Jam les a reçus dans ses bureaux et leur a aussitôt offert de collaborer avec ses poulains. Krust, Size et Die devraient inaugurer le rapprochement avec un travail sur le prochain album de Redman. Roni Size, dont la conception grand-angle et visionnaire a toujours tracé un parallèle entre la culture hip-hop et ce qu’il appelle « le mouvement » Reprazent, n’aurait pu être plus sûrement exaucé.
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