Autrefois mielleux et huileux, le R&B est miraculeusement devenu, grâce à quelques producteurs inspirés, le laboratoire le plus audacieux de la musique populaire. Quand ils ne produisent pas Kelis et les stars de la nouvelle soul américaine, les incontournables Neptunes deviennent N.E.R.D. Entre pop, psychédélisme et hip-hop, leur premier album In Search of invente une soul mutante et libertine.
C’est un peu comme si la révolution culinaire s’était passée comme ça, chez McDonald. Un peu comme si la nouvelle cuisine s’était inventée dans les chaudrons du clown Ronald plutôt que dans l’office de Michel Guérard. Un peu comme si la Nouvelle Vague s’était dessinée dans un complexe multisalles de parking suburbain plutôt qu’à la Cinémathèque.
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Comme le chantait Sly Stone, There’s a Riot Going On et l’émeute ne se passe pas du tout où on l’attendait. On guettait la révolution sonique, la grande première génétique implanter un c’ur humain sur une machine, greffe possible depuis Kraftwerk dans les laboratoires de l’electronica. Elle arrive de la rue. There’s a Riot Going On, effectivement. Mais les blouses blanches n’ont pas été conviées, laissées à leurs cliniques recherches pendant que l’avant-garde, cette allumeuse, forçait la porte des lupanars où l’on dansait le plus langoureusement, le plus vulgairement.
C’est même le plus spectaculaire pied de nez qu’ait offert la musique depuis que Björk, petite punk islandaise, a obligé cette pimbêche d’avant-garde à reprendre des cours de danse et à tutoyer le grand public. TLC, Lil Kim, Destiny’s Child, Missy Elliott, Aaliyah, Dynamite… Stupeur : c’est le réceptacle a priori le moins audacieux, le plus conformiste et le plus manufacturé qui est devenu le centre de recherche sonique le plus affolant de l’époque. Dieu a reconnu les siens : ce n’est pas le rock, encore moins le post-rock ou tous les dérisoires prétendants à la modernité, qui ont reçu la garde de l’innovation, mais le R&B.
Ecouter du R&B était pourtant, il y a trois ans, notre idée même de la démission : une musique diabétique à force de sucre de synthèse et de miel industriel, une musique calibrée à la machine, aux risques réduits, aux pourcentages insignifiants. Y semer trouble, désordre, confusion et génie relevait alors d’un défi inconscient.
Pourtant, lassés par la stérilisation en masse du hip-hop américain, quelques producteurs se sont aventurés dans ce no man’s land de l’expérimentation. Au moins, ici, tout était à faire et à défaire. Le Beta Band ou Garbage ne s’y sont pas trompés, les premiers en invitant le magicien C-Swing à produire leur second album, les derniers en prenant largement en compte les leçons d’épure d’un Timbaland sur certains morceaux de leur prochain Beautiful Garbage et en collaborant avec Missy Elliott.
De Caught Out There à I Want Your Love, on avait été, l’année dernière, ébranlé par le culot, la liberté et l’irraison des productions de la belle Kelis. On découvrait alors la versatilité et la science, parfois à la limite de la démonstration, des Neptunes, les deux producteurs du disque. Sans savoir qu’on les avait déjà fréquentés derrière quelques titres de Noreaga, Ol’ Dirty Bastard ou un faramineux pourcentage de tubes R&B plus ou moins douteux : Lil Kim, Foxy Brown, Mystikal, ‘N Sync, Ludacris, Baby Face, Angie Martinez ou Jay-Z en attendant Marylin Manson, No Doubt, Busta Rhymes, Michael Jackson et sa frangine Janet.
On ignorait par contre que cette paire en or (Pharell Williams et Chad Hugo) possédait une succursale, tenue en trio avec le MC Sheldon Haley, sous le nom de N.E.R.D. Un nom gonflé dans le contexte majoritairement machiste de la nébuleuse soul-hip-hop américaine : les nerds sont ces largués matheux et binoclards dont on entend généralement parler aux Etats-Unis à l’occasion d’un massacre dans une école quand une de ces têtes de Turc passe aux armes.
Nerds, donc : on sait d’entrée de jeu qu’ici, il n’y aura ni concours de muscles ni concours de bites. Bien. La deuxième chose qui séduit quand on reçoit In Search of, c’est la photo de pochette : Pharell Williams y porte un T-shirt d’AC/DC. Bien encore. Mais ce qui finit par vraiment rendre dingue, ce sont ces chansons sans queue ni tête. Ou plutôt si : avec trop de queue et trop de tête. Des chansons tout-terrains, insolentes de facilité dans des étoffes pourtant largement rapiécées, usées aux coudes mais pas aux hanches, du funk au folk. Car ici, un modernisme jamais criard, jamais tapageur, est appliqué avec élégance à ces matériaux nobles et anciens : on ne parlera donc pas de ravalement mais de restauration, car les gestes amoureux sont ceux d’artisans, de passionnés. « Grâce à la variété de nos travaux de producteurs, nous avons reçu les clés de plusieurs univers musicaux. Nous les avons sorties sur notre disque pour déverrouiller les portails qui séparent les genres. »
Si, sur l’album de Kelis, ce talent indéniable à sauter du coq à l’âne sans filet de sécurité pouvait passer à la longue pour un numéro de cirque, il est sur ce premier album strictement au service de l’unique Bien. Soit la soul-music, cette vieille dame génialement indigne que l’on avait absurdement remisée à l’hospice. Chad : « Nous avions l’impression de faire un disque important, nous sentions bien qu’il se passait un truc fort. Nous sentions que cet album allait diviser les gens, ce qui est toujours un bon signe. Depuis qu’on a débarqué dans ce milieu, de toute façon, nous ne faisons que ça : dérouter les gens. Il fallait absolument remettre de la musique dans le R&B, redonner à cette musique sa dignité, sa liberté d’expression. Les puristes avaient tout abîmé, tout séparé. »
C’est donc sous leur casquette N.E.R.D. (sigle ambigu qui signifierait en fait No-one Ever Really Dies, personne ne meurt vraiment) que le trio s’est lancé dans cette titanesque croisade. Sous le nom de N.E.R.D. plutôt que de Neptunes parce qu’il fallait avancer à visage découvert, l’âme exhibée, le courage en étendard. « Quand nous sommes les Neptunes, nous sommes Batman. Quand nous devenons N.E.R.D., nous sommes Bruce Wayne, son nom dans le civil », résume Pharell, histoire de confirmer qu’il n’était plus ici question de se cacher derrière les chansons et la gloire des autres.
« Avant de nous lancer en ligne de front, nous voulions d’abord maîtriser aussi bien la production que l’écriture, explique Chad. Nous avons commencé à jouer de la musique ensemble dès l’école, dès notre plus jeune âge, et nous sommes devenus producteurs au milieu des années 90, un peu par hasard, par accident, sur un album de R&B. On pensait que ça ne durerait qu’un moment, que ça serait une formation sur le tas, mais nous avons enchaîné les albums pour les autres. Moi, je n’ai pas de frustration à rester derrière la console. Mais Pharell a plus d’ambitions artistiques. »
Et, malheureusement pour les journalistes, moins d’ambitions dialectiques : impossible de retrouver dans sa conversation morne et terne la fluidité et la flamboyance d’un album dont il fut pourtant le souffle. « Je n’aime pas être sous les projecteurs, j’ai du mal à sortir de l’ombre », reconnaît Pharell, qui voue un culte particulièrement fervent à d’autres hommes de l’ombre, souvent producteurs, de Quincy Jones à Timbaland, de Stevie Wonder à RZA.
On apprendra juste que la paire s’est rencontrée, très jeune, dans un lycée de Virginie, cette nouvelle Mecque du beat tordue qui a révélé Missy Elliott ou Timbaland (avec qui les Neptunes jouèrent au lycée). C’est précisément dans la douteuse cité de Virginia Beach, réputée pour sa débauche, ses bidasses et ses bastons, que les deux adolescents se sont sentis irrévocablement attirés l’un vers l’autre comme deux aimants que tous les autres écoliers auraient soigneusement repoussés. « Nous étions les deux freaks, deux mecs bizarres, se souvient Chad. On aimait aussi bien le hip-hop que des trucs très alternatifs, aussi bien Coltrane que Kraftwerk… Du coup, on n’appartenait à aucune clique. Aujourd’hui, tout le monde mélange le rap et les guitares punks mais à l’époque, c’était la honte. Pharell rappait déjà ses propres poèmes, il venait les enregistrer à la maison, sur mes petits magnétos. Nous sommes devenus plus que des copains : une famille. »
Une famille, au sens Sly & The Family Stone… Il y a, bien entendu, dans ce funk panoramique et scrupuleusement écrit de nombreux airs de famille avec les jeux sans frontières de Sly Stone. Car pour entrer dans ce club élitiste mais hospitalier que constitue In Search of, les cartes de membres sont farouchement interdites. Comme chez Sly Stone, rock et soul, psychédélisme et pop ont ainsi, à égalité, droit d’accès aux platines, aux micros.
« Le jour où nous avons découvert Kelis, à New York, on a tout de suite su qu’elle était des nôtres : sans œillères, prête à toutes les expériences. Et puis, elle venait d’une famille très métissée : exactement comme notre musique. » Et effectivement, quand on demande au duo la liste des groupes les plus marquants de sa jeunesse, on saisit mieux ce qu’il entend par « métissage » : Tears For Fears et Lynyrd Skynyrd, Kraftwerk et Kool & The Gang, Steely Dan et America le folk-rock mollasson de ces derniers demeurant, aujourd’hui encore, une singulière obsession de Pharell, au même titre (encore plus étrange) que Stereolab.
A partir de ces itinéraires anciens et aux carrefours dangereux, le trio invente sans cesse de nouveaux détours, des raccourcis, des chemins d’écoliers, sur lesquels funk, soul, hip-hop, pop et rock musardent main dans la main. Le grand méchant loup, ici, se niche dans une science sadique du beat qui tue, du beat accidentel : des rythmes suffisamment retors et indociles pour empêcher ces chansons hautes de tourner en rond. On pense ici au funky primesautier et euphorisant de Things Are Getting Better, Bobby James ou Run to the Sun, hymnes old-school (Sly Stone, Curtis Mayfield) à la jovialité contagieuse mais gare à la mélancolie en sous-main. On pense également à l’écriture à la périphérie luxueuse du folk de Provider, leçon magistrale de pur storytelling, ou encore à la violence sourde et glaçante de Truth or Dare, marécage électrique où Kelis chante comme sur le bûcher. On pense surtout à l’ironie flamboyante du cinglant Rockstar, dont la production restera, avec le Get Ur Freak on de Missy Elliott, comme un des sommets de l’année. Un brûlot d’une vacherie jouissive qui devrait faire mourir de rire (jaune) quelques rock-stars déjà vacillantes.
A la vue de la frénésie avec laquelle Pharell et Chad enchaînent les chantiers de production (No Doubt, Marilyn Manson ou ‘N Sync sont en cours), on s’étonne d’ailleurs qu’ils aient pu trouver le temps, l’intimité et la paix nécessaires à la confection de ce merveilleux In Search of… « Surtout que nous nous interdisons d’avoir le moindre matériel chez nous, commente Pharell. Sinon, nous n’arrêterions jamais, nous ne serions plus humains, juste musicaux. C’est ce manque de musique à la maison qui me pousse à revenir en studio, pour composer ce que j’entends dans ma tête sur mon canapé. »
C’est, sur In Search of, ce qui tient du miracle : comment peut-il rester autant d’idées et de désirs dans ces deux cerveaux aussi souvent mis à contribution par leurs collaborations, pour lesquelles ils distribuent sans compter leurs mélodies et beats savants ? Quand on évoque l’idée d’un bas de laine où le duo conserverait égoïstement ses meilleures trouvailles pour ses propres disques, Pharell s’insurge. « La musique qui me passe par la tête, elle ne m’appartient pas : je n’ai donc aucun regret à l’offrir à un groupe que je suis en train de produire. Je ne peux pas garder les bonnes idées pour mes propres disques et le service minimum pour les autres : la musique n’est pas une propriété privée, elle m’est offerte pour être partagée. »
Le logo du groupe représente un cerveau. Ne surtout pas y voir un hasard : si on disait qu’In Search of avait redonné à la soul ses nerfs, son c’ur et ses jambes de 20 ans, son cerveau est lui aussi un prodige de la science. « Est-ce toi que j’aime ou est-ce ton cerveau ? », demande leur martiale et hallucinante chanson Brain.
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In Search of (Virgin).
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