Après une très sombre période, Neko Case revient avec un album explosif. Rencontre avec une guerrière.
On l’avait quittée l’épée à la main, guerrière agenouillée sur le capot d’une voiture, icône de la country indé, Jeanne d’Arc sauvage et sensuelle. Plus de quatre ans après le fougueux Middle Cyclone, elle réapparaît, toujours aussi frondeuse et intrépide, avec un nouvel album explosif et gorgé de passion. Pourtant, Neko Case revient de loin. En témoigne le titre du disque, aux allures de mantra auto-stimulant : The Worse Thing Get, The Harder I Fight, The Harder I Fight, The More I Love You (« Plus ça va mal, plus durement je me bats, plus durement je me bats, plus je t’aime »).
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L’abord de la quarantaine n’a pas été facile pour Neko : elle a successivement perdu une grand-mère adorée et ses deux parents, pour lesquels elle ne ressentait au contraire aucun amour. Heureuse de ce qu’elle avait vécu avec l’une, endurcie contre le mal que lui avaient fait les autres (drogués et alcooliques, ses parents l’avaient eu trop jeunes et, selon elle, n’avaient jamais su endosser cette responsabilité), la chanteuse a d’abord cru n’éprouver aucun chagrin ni bouleversement intime. Peu à peu cependant, la vie ne lui a plus paru avoir le même goût. Et sans avoir vu le coup venir, elle qui s’était toujours battu et pensait ne jamais connaître la peur s’est retrouvée terrassée par la dépression, isolée, incapable de travailler ou même d’écouter de la musique, à la dérive.
Il lui faudra de longs mois pour reprendre pied et retrouver l’énergie nécessaire pour composer. Inévitablement, l’album, sans rien avoir de dépressif, porte la trace de cette douloureuse expérience. Dans le très beau Where Did I Leave That Fire, la chanteuse décrit ainsi sa perte de contrôle et l’éclatement de son intégrité individuelle sous l’action d’une peur envahissante, allant jusqu’à chanter « I wanted so badly not to be me » (« Je voulais tellement ne plus être moi »). « J’étais comme dans un sous-marin, explique-t-elle. Au cœur de la dépression, je ressentais cette impression de désertion, quand tu ne t’appartiens plus et que les autres t’échappent aussi. Tu te sens partir en morceaux, plus rien ne t’attache et tout tourne au ralenti. » Rien de mélodramatique pour autant dans cette chanson. Si la reconquête de soi et l’aspiration à une nouvelle présence au monde charpentent The Worse Thing Get…, ce n’est que par honnêteté artistique et humaine, comme pour obéir à une urgence vitale.
Un trop-plein d’angoisse
Venue avec le retour progressif à une certaine lucidité, l’écriture a été presque automatique, libérant dans le heurt des mots un trop-plein d’angoisse, ici concentré sur quelques images très fortes, comme cette mère mortifère dont la caresse manque dans Wild Creatures et qui maudit violemment son enfant dans le bouleversant Nearly Midnight, Honolulu. « Cette chanson est tirée d’une scène à laquelle j’ai assisté, explique Neko. J’ai été le témoin involontaire de la manière horrible dont une femme s’est adressée à son enfant, âgé d’environ cinq ans : ‘Mais casse-toi d’ici, arrête de me tourner autour et ferme ta gueule. Pourquoi tu ne te barres pas ?‘ La plupart des gens ne voudront jamais vous croire si vous dites que votre mère ne vous a pas aimé. C’est pourtant une chose plus courante qu’on ne le pense, et je crois qu’il vaut mieux le dire bien nettement pour pouvoir l’accepter. » Ainsi fait-elle, lorsqu’elle scande, pour elle-même sans doute autant que pour cet enfant : « My mother, she did not love me » (« Ma mère ne m’a pas aimée »). « J’ai immédiatement enregistré ce titre dans ma voiture, poursuit-elle, sur mon téléphone. Ensuite, en studio, on a essayé de l’étoffer, mais c’était meilleur juste avec la voix, et finalement on l’a gardé comme ça. Sans habillage instrumental, les mots frappent plus fort. »
Cette extrême sincérité se retrouve dans la seule reprise du disque, Afraid, chanson composée par Nico pour son album de 1970, Desertshore. « C’est un disque que j’adore, il est très étrange… en particulier cette chanson, qui m’émeut toujours énormément. Elle est si triste, si belle… » Là encore, pas le moindre signe de pathos dans son interprétation très pure. Quand Case se met à nu, son incroyable force balaye toute sensiblerie. « Je n’ai pas voulu faire un album sombre et larmoyant. Perdre des membres de sa famille est la chose la plus ordinaire au monde, cela nous arrive à tous. Et lorsqu’on est en dépression, on s’aperçoit que, ça aussi, ça arrive à tout le monde ou presque. Ce disque ne traite pas de la dépression, il ne délivre aucune leçon édifiante. Je n’ai pas songé à l’avance à ce que ma musique allait raconter, elle est sortie comme ça, au moment où moi-même je sortais de ma dépression. » Plus que la voix, toujours aussi miraculeusement claire et précise, c’est sans doute cette absence d’intention moralisatrice et la persistance en Neko d’une vigueur presque bestiale qui attachent tellement l’auditeur à The Worse Thing Get…
« Je vais bientôt me révéler invincible »
Souvent rapprochée des chanteuses de country alternative comme K.D. Lang, Case s’est aussi libérée en s’offrant pleinement aux jouissances de l’électricité : « Je voulais vraiment jouer de la guitare électrique, faire du bruit et m’amuser avec. Je respecte bien sûr la musique country, quelle qu’elle soit, mais je ne me soucie pas vraiment de l’interpréter selon les règles. » Emportées par la tornade, il arrive souvent que les chansons ne soient plus structurées en successions de couplets et refrains. Quand on le lui fait remarquer, Neko rit franchement et avoue qu’elle n’y a même pas prêté attention, que tout lui est venu comme ça, sans réflexion préalable.
Le dernier titre, Ragtime renvoie à la seule musique qui l’a aidée à s’accrocher quand tout s’effondrait autour d’elle. A grand fracas de tambours et trompettes, elle y célèbre sa vitalité retrouvée et sa confiance en l’avenir. La guerrière rousse a triomphé, et elle se moque bien de le faire savoir sinon par sa musique. « Je tenais à clore cet album avec un morceau brillant et optimiste. A la fin, je chante ‘I’ll reveal myself invincible soon’ (« Je vais bientôt me révéler invincible ») car c’est exactement l’état d’esprit dans lequel je me trouve aujourd’hui. »
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