Avec “Les Etoiles vagabondes”, Nekfeu a battu des records de streaming et son documentaire du même nom s’est placé deuxième au box-office. Contournant le jeu médiatique classique, il livre un troisième album en forme d’autoportrait vulnérable et touchant.
Jusqu’aux premières séquences des Etoiles vagabondes, on imaginait Nekfeu adepte de la discipline, boulimique de mots, capable de se fondre instantanément dans un projet, de composer sans crainte, d’être nulle part plus à l’aise que derrière une feuille blanche ou la vitre d’un studio. A la vision de ce film documentaire, réalisé par lui-même et Syrine Boulanouar et long d’une heure et demie, on comprend toutefois que le rappeur parisien n’échappe pas non plus à cette fameuse panne d’inspiration.
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Trop de succès, trop de dates, trop de fatigue, trop d’attente. Depuis la sortie de Cyborg (2016), Nekfeu a tout connu : un long métrage aux côtés de Catherine Deneuve (Tout nous sépare), les concerts dans les plus grandes salles de France, les disques de platine, mais aussi les peines de cœur, l’exil ou la perte de certains proches. Alors, il aurait pu se contenter de divaguer de bonheur et d’optimisme, comme tous ceux qui sont du bon côté de la vie – celui des privilèges, de la sécurité financière ou de la reconnaissance –, mais Nekfeu a préféré entreprendre son introspection. Par envie. Par nécessité aussi, lui qui semble tenter à chaque morceau de renouer avec son quotidien. “De ma vie, je n’suis qu’un spectateur”, chantonne-t-il sur Alunissons.
Nekfeu a décidé de s’éloigner au fil des années de toute idée de représentation, faisant délibérément le choix de laisser parler sa musique
Ce n’est pas le seul : PNL, Vald, Damso ou encore Lomepal ont eux aussi mis au point ces derniers mois des œuvres personnelles, presque impudiques. Sauf que Nekfeu, contrairement à la majorité de ses contemporains, a eu besoin de prendre son temps, de laisser derrière lui quelque chose de sa routine, de s’isoler à plusieurs reprises à l’autre bout du monde (Grèce, Japon, Los Angeles, Nouvelle-Orléans) et de refuser toute demande d’interview – un procédé étonnant quand on sait que le MC a toujours été de ceux que les journalistes appellent maladroitement de “bons clients”, au point de poser trois fois en couverture de notre magazine.
Dès lors, deux possibilités : soit, Nekfeu a décidé de s’éloigner au fil des années de toute idée de représentation, faisant délibérément le choix de laisser parler sa musique – ce qui paraîtrait logique, ou du moins en phase avec son discours, mais qui n’explique pas pourquoi il a mis en place une telle campagne promotionnelle pour la sortie de son nouvel album – ; soit, et c’est sans doute l’option la plus probable, le rappeur a préféré s’effacer devant l’ampleur et la richesse de son œuvre.
La passion reste intacte
Tout, dans Les Etoiles vagabondes, témoigne chez Nekfeu d’un besoin de retrouver le feu créatif, persuadé que “l’essentiel est ailleurs “, que l’on « part pour mieux se connaître » et qu’il n’était pas à son apogée (c’est-à-dire à l’orée de sa chute) avec Cyborg. Pendant ces tunnels, marqués par le silence et la solitude, le “Fenek » entreprend son introspection, médite, réfléchit, repense à son dernier morceau ou à celui qui se profile, mais sans réellement trouver de fil conducteur. Car si la passion reste intacte, tellement brûlante qu’elle produit souvent chez lui un trop-plein de mots, un désir de vers que rien n’apaise, l’inspiration, elle, semble lui échapper.
Cette volonté de s’enfuir, de s’exiler en quête d’inspiration, de discipline et de liens intimes pourrait passer pour un caprice de diva. C’est au contraire un besoin d’esthète
Pour tenter de mettre en forme ce troisième album, Nekfeu a donc dû mettre Paris à bonne distance, voyager à travers le monde et confronter ses morceaux à un trompettiste de la Nouvelle-Orléans, à des musiciens d’orchestre japonais, à Damso, avec qui il a enregistré Tricheur dans son studio à Bruxelles, et même à différents producteurs. Tous issus de son entourage proche : Kezo, Hologram Lo’, Hugz Hefner, En’Zoo et l’indispensable Diabi, visiblement présent tout au long du processus d’enregistrement.
Cette volonté de s’enfuir, de s’exiler en quête d’inspiration, de discipline et de liens intimes pourrait passer pour un caprice de diva. C’est au contraire un besoin d’esthète. Celui d’un artiste prisonnier d’une tornade de pensées, qui ne sait pas trop comment aborder son nouveau projet ni comment se situer au sein de l’industrie musicale : “Si j’étais cent pour cent moi-même, j’ferais même pas ce film.” En clair, c’est un homme perdu entre sa réelle personne (Ken Samaras) et ce qu’il incarne (Nekfeu), tiraillé entre le goût du succès et la déshumanisation que celui-ci peut engendrer, mais bien décidé à livrer une œuvre personnelle, vulnérable et sans faux-semblants, qui n’a rien de l’album mastodonte auquel on pouvait s’attendre de la part d’un artiste d’une telle envergure.
“Tout passe trop vite à part les souffrances”
Dans sa partie instrumentale, très propre, très bien produite, on est toutefois surpris de ne pas retrouver la folie recherchée par Nekfeu et ses comparses. Dans une des scènes du documentaire, on voit pourtant Diabi et lui craindre d’être trop dans la performance et pas assez dans l’efficacité, on le sent vouloir sortir de sa zone de confort et tenter de poser ses rimes sur des productions plus imprévisibles, qui contiennent mille idées en une. Malheureusement, ni réelles surprises ni prises de risques ici : les productions s’inscrivent dans un univers déjà exploré par le passé, à tel point que les présences du trompettiste Trombone Shorty et de Vanessa Paradis rappellent étrangement celles d’Archie Shepp et Clara Luciani sur Cyborg.
Les Etoiles vagabondes n’en reste pas moins un disque d’une excellente facture, où chaque morceau résulte d’une nécessité vitale, où chaque phrase semble comme arrachée au sirop mémoriel pour être restituée dans toute l’amertume et les troubles du présent. Sur ce troisième album, d’inspiration fortement autobiographique, Nekfeu fascine ainsi par sa capacité à se regarder comme un individu lambda, fait de bon et de moins bon, qui pense que “tout passe trop vite à part les souffrances”, qui se demande s’il “existe vraiment”, qui expose ses failles (“J’me savais pas aussi faible, il paraît qu’on s’y fait, reflet perforé par les gouttes de pluie qui coulent”), son laisser-aller (“Quand ça va pas, je bouffe comme un fou, et ces derniers temps, j’ai pris beaucoup d’poids”) et ses relations amoureuses tumultueuses.
100 % lui-même
Enregistré aux quatre coins du monde, Les Etoiles vagabondes est donc un disque ouvertement intime, une sorte d’autoportrait sans complaisance et assez peu festif malgré la présence de bangers tels que Menteur menteur et Koala mouillé, qui évite le trop-plein de sentimentalisme dans lequel tombe parfois le film documentaire et séduit par son honnêteté, sa mise à nu. Ciel noir, De mon mieux, Le bruit qui court ou encore Cheum : voilà sans doute pourquoi Nekfeu a préféré le silence au jeu médiatique afin d’assurer la promotion de son nouveau projet. Tout ce qu’il y a à savoir sur lui – ses doutes, sa crainte du temps qui passe, sa quête de l’âme sœur comme vecteur d’apaisement – se trouve dans les dix-huit titres réunis ici.
A l’écoute des Etoiles vagabondes, on ne peut d’ailleurs s’empêcher de penser que ce n’est pas Nekfeu qui s’exprime, mais bien Ken Samaras. Traduction : le rappeur ne joue ici aucun rôle, il est 100 % lui-même, utilisant simplement le rap pour raconter son périple (spirituel et physique, comme sur Premier pas) et se sentir mieux. “Est-c’que le rap m’a sauvé ?” s’interroge-t-il en conclusion de la chanson-titre, judicieusement placée en ouverture, avant d’y apporter une réponse trois morceaux plus loin. “Si j’étais bien dans ma tête, j’aurais pas fait le choix d’être artiste”, balance-t-il sur Takotsubo, comme pour rappeler que la musique est pour lui un acte cathartique.
Les Etoiles vagabondes (Polydor/Universal)
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