L’homme invisible. Deux occasions rares de découvrir Morton Feldman, le plus méconnu des compositeurs américains, grand abstrait et peintre du silence : une série de concerts dans le cadre du Festival d’Automne à Paris et un premier enregistrement de Neither, son opéra d’après un texte de Samuel Beckett. Jamais sèche, la musique de Morton Feldman […]
L’homme invisible. Deux occasions rares de découvrir Morton Feldman, le plus méconnu des compositeurs américains, grand abstrait et peintre du silence : une série de concerts dans le cadre du Festival d’Automne à Paris et un premier enregistrement de Neither, son opéra d’après un texte de Samuel Beckett.
Jamais sèche, la musique de Morton Feldman creuse une perspective sonore qui happe notre écoute, comme dans ces toiles de Piero della Francesca où le temps se trouve organisé en espaces d’une infinie richesse. C’est un ciel vertigineux, où les notes pareilles aux étoiles suspendues dans la Voie lactée naissent et s’éteignent dans l’immense silence. La note est un événement sonore dont on repère le début, l’attaque, le volume, la fin et la trace évanescente. Volontiers douce, légère et fuyante, la musique de Feldman réclame une attention particulière, proche de la méditation : « Ma musique semble parfois mystérieuse. Une part du mystère vient du fait que j’attends, moi-même, dans un état de disponibilité, puis j’accueille, j’accepte… »
Né à New York le 12 janvier 1926, Morton Feldman étudie la musique, pour la première fois, avec madame Maurina-Press elle-même élève de Ferucio Busoni. La conscience du son, telle qu’elle sera développée quelques années plus tard par John Cage et Feldman, trouve ainsi son origine dans cet enseignement dérivé de Busoni pour qui le devenir de la musique devait « nous conduire aux sonorités abstraites, à une technique sans entraves, à une liberté tonale illimitée ».
De sa rencontre avec John Cage en 1949 naît une profonde amitié, qui réunit ces musiciens non seulement dans des concerts communs, mais à travers de nouvelles idées. Cage encourage Feldman dans la voie d’une musique sans contrainte formelle, totalement intuitive. Mais sa plus grande influence fut Varèse. « Il me passionnait, et puis il avait une extraordinaire disponibilité il venait à mes concerts, je le voyais, je parlais avec lui. Il était merveilleux. » Le compositeur se concentre alors sur ce qu’il appelle des « propositions naturelles ». Le temps et la mémoire deviennent les éléments primordiaux de sa musique. L’auditeur est invité, parfois sur une durée généreuse les deux heures de For Christian Wolff, les quatre heures de For Philip Guston ou les cinq heures trente du Quatuor à cordes n° 2 , à focaliser son attention sur des éléments qui reviennent, disparaissent ou changent imperceptiblement. Le son devient un événement aléatoire qui peut alors être guidé par la subjectivité de l’interprète.
A l’époque de la vie artistique new-yorkaise « communautaire » des années 50 avec John Cage, Earle Brown, Christian Wolff, David Tudor et avec la fréquentation des peintres Mark Rothko, Philip Guston, Franz Kline, Jackson Pollock et Robert Rauschenberg, les premières oeuvres de Feldman, intitulées Projections ou Durations, célèbrent un temps fluctuant et indéterminé. Littéralement, sa série de Projections souhaite lancer des sons dans le temps, plutôt que de se conformer à l’art préétabli de la composition. C’est une musique graphique, aussi visuelle que sonore, où l’auditeur est invité à entrer. Tout y est d’une clarté infinie, sans que l’on puisse déterminer l’origine de la lumière. Car cette musique est un brouillard en suspension, où le prisme de la lumière conjugué à l’eau provoque un rayonnement luminescent. Un phénomène que l’on peut observer non plus de manière auditive, mais cette fois-ci visuellement dans les toiles de Mark Rothko, l’un de ses amis peintres. A l’instar d’une profondeur de la lumière chez Rothko qui exalte le regard, notre écoute vacille dans le territoire sonore des pièces pour ensemble Rothko Chapel (1971) et Routine investigations (1976), ou encore dans le surnaturel de Three voices qui pourrait sans peine être sous-titré Entre la vie et la mort. En effet, lorsque Feldman compose en 1983 cette partition pour soprano et bande magnétique, « l’un de mes amis proches, le peintre Philip Guston, venait de mourir. Frank O’Hara était décédé quelques années plus tôt. J’ai eu la révélation de cette pièce avec Joan La Barbara sur le devant et ces deux « haut-parleurs » derrière elle la vision de ces deux « haut-parleurs », c’était comme deux pierres tombales. J’ai conçu cette partition comme un échange entre la voix incarnée et celle des deux morts un mélange de vie et de mort. »
Il y eut une seule, unique et réelle collaboration entre Feldman et Samuel Beckett en 1977 avec l’opéra Neither, mais le compositeur s’est inspiré à deux autres reprises de la figure de l’écrivain, avec l’hommage For Samuel Beckett pour 23 instruments (1987) et Words and music, établi à partir d’un texte rédigé par Beckett vingt-six ans plus tôt. Si, pour Beckett, la relation entre musique et parole notamment dans ses pièces radiophoniques Cascando ou Paroles et musique est de nature aussi conflictuelle que les rapports humains, jusqu’à la dénégation de l’autre, pour Feldman, au contraire, dans Words and music « la musique doit essentiellement s’assembler, s’intégrer, être présente. La présence de la musique doit être en même temps très sensible, et exercer son grand pouvoir et sa puissance. » Avec son écriture fragmentaire et sa succession d’événements, Words and music prolonge le style du compositeur, comme celui de l’écrivain. Ballet hors cadre avec silences, Words and music dérive de Neither, imaginé dix ans auparavant une commande de l’Opéra de Rome, reprise ensuite à Berlin (Metamusik Festival) et New York (Manhattan School). Cette fois-ci, Feldman s’était attaché à composer la musique avant d’avoir reçu le texte : « C’est pourquoi la pièce est sans parole au début. J’attendais encore le texte. J’ai découvert que c’était une ouverture formidable : attendre le texte. Mais je dois vous dire une chose sur ma rencontre avec Beckett, qui est à la fois drôle et très intéressante par rapport à mon traitement et parce que je voulais adhérer aussi servilement à ses sentiments qu’aux miens. Néanmoins, il n’y eut pas de compromis, car nous étions parfaitement d’accord sur nombre de sujets. Par exemple, au comble de la gêne, il m’a avoué : « Monsieur Feldman, je n’aime pas l’opéra. » Moi : « Je ne vous en veux pas ! » Alors lui : « Je n’aime pas qu’on mette mes mots en musique. » Moi : « Je suis parfaitement d’accord. En fait il est très rare que j’utilise des mots. J’ai écrit beaucoup de pièces vocales, mais sans aucun mot. » Alors, il m’a regardé et a dit : « Mais que voulez-vous ? » Moi : « Je n’en ai aucune idée. » (…) J’ai ajouté que je cherchais la quintessence, quelque chose de planant. » Comme saisie dans son intimité fruste, l’oeuvre paraît avoir débuté à notre insu : c’est un bloc hiératique en rotation où s’agglomère l’orchestre tout entier, cordes, vents et percussions. Puis, sur une pulsation lente et régulière des violoncelles, la voix se pose sur l’orchestre et se fond dans le tissu des cordes : « De manière superficielle, cela ressemble à du parlando, mais cela devient très lyrique, et finalement il n’a pas de mélodie. » La voix de soprano dénoue lentement le premier vers de Beckett : « to… and… fro… in shadow from inner to outer shadow ». Puis Feldman ralentit le rythme en augmentant les espaces de silence ; l’orchestre se creuse derrière la voix qui, du coup, paraît encore plus enfermée dans sa solitude. A la création de Neither, la mise en scène présentait uniquement le visage de la chanteuse, enchâssée dans un cône une robe blanche qui partait de son cou et rejoignait le sol, jusqu’aux premiers spectateurs. A l’image du visage de Madeleine Barrault qui émerge du sol dans Oh les beaux jours, la chanteuse est une prisonnière condamnée à la parole. De plus en plus fragmenté, le texte se cristallise dans une suite de mélodies dont la brièveté ou la longueur modulent le caractère dramatique de la pièce. Théâtre de l’étrange, où l’orchestre n’est pas ce compagnon docile du chanteur (l’opéra du XIXème siècle), Neither fait léviter le chant dans l’aigu, détaché de son enveloppe charnelle, tandis que l’orchestre, reprenant et développant la ligne vocale, prolonge les gestes de ce corps invisible. Chez Feldman, comme chez Beckett, le souci d’intemporalité prime, au moyen d’une dynamique infime et de savantes répétitions, mais, comme le souligne Steve Reich à propos de Piano and string quartet, l’une des dernières pièces de Feldman : « J’ai découvert que beaucoup de ses accords paisibles et mystérieux étaient en fait des inversions d’eux-mêmes et que les répétitions n’étaient jamais totalement exactes. »
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Morton Feldman, Neither. Sarah Leonard, soprano, Orchestre symphonique de la radio de Francfort, dir. Zoltan Pesko (hat[now]ART/Harmonia Mundi).
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