Vingt-cinq ans après Mirror Ball, foudroyant album enregistré avec Pearl Jam, Neil Young reste le parangon de la décharge électrique et de la ballade acoustique pour toute une génération de songwriters. Une figure moderne de la culture populaire.
Le 8 avril 1994, Seattle. Tout près du corps sans vie de Kurt Cobain, refroidi par une balle de Remington M11 – fusil de chasse semi-automatique plébiscité par Bonnie Parker avant lui –, virevolte une lettre manuscrite et raturée, adressée à Boddah, pote d’enfance imaginaire du leader suicidé de Nirvana. Sous l’écriture en pattes de mouche du kid d’Aberdeen, Washington, une phrase, extraite d’une chanson de Neil Young, détonne : “It’s better to burn out than to fade away”, peut-on lire en guise de conclusion funeste.
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“Les gens m’ont beaucoup questionné sur cette phrase depuis que je l’ai chantée pour la première fois en 1978, se souvient Neil dans son autobiographie parue en 2012. Je l’ai écrite en référence au statut de rock’n’roll star, pour dire que si vous partez pendant que vous êtes au top, alors c’est comme cela que l’on se souviendra de vous pour toujours, au sommet de votre pouvoir.”
Ironie de l’histoire, c’est après la mort d’un Elvis Presley transformé en “armoire à pharmacie ambulante”, comme l’écrira le critique rock américain Lester Bangs, que le Loner a composé Hey Hey, My My. Un titre acoustique à l’origine, passé à l’électrique au contact du groupe proto-new wave d’Akron Devo, avant d’être mis en boîte avec Crazy Horse et d’être publié le 22 juin 1979 sur l’album Rust Never Sleeps. Hey Hey, My My (Out of the Blue), sa version guitare-voix-harmonica, ouvre ainsi un disque qui s’achève dans un vacarme d’une radicalité sourde avec son pendant amplifié Hey Hey, My My (Into the Black).
Une incarnation de ce que sera le grunge
Une jam paranoïde avec Booji Boy aux synthés, personnage fictif de l’univers Devo immortalisé dans le film sous influence narcotique Human Highway (1982), coréalisé par Neil Young et Dean Stockwell, témoigne de cette bruyante mutation (et des explorations robotiques de l’album Trans, sorti la même année) : “C’était comme si la génération hippie et la nouvelle génération punk se juxtaposaient”, poursuit Neil dans son bouquin.
Il est alors un peu trop tôt pour le dire, mais les guitares saturées, comme émergées d’un marécage sonore d’une brutalité inouïe, qui apparaissent sur le titre Welfare Mothers (piste 7) et culminent en apothéose sur Hey Hey, My My (Into the Black), feront de Rust Never Sleeps, album pourtant essentiellement acoustique, l’une des premières incarnations de ce que l’on appellera une dizaine d’années plus tard le grunge.
La scène underground de Seattle, devenue par l’entremise du succès de Nirvana la quintessence de la culture jeune au début des années 1990, ne se remettra pas de cette déflagration, et des types venus de sphères plus bruitistes, comme Thurston Moore (Sonic Youth), verront dans ce jeu de guitare létal les traces d’un manifeste de libération à l’usage de la jeunesse.
A l’orée des années 2000, c’est Noel Gallagher, flanqué de la même Les Paul Goldtop que Young (affectueusement baptisée Old Black par ce fétichiste de Neil), qui porte l’estocade en reprenant lors des concerts monstres d’Oasis Hey Hey, My My. En 1989, tandis que le mur de Berlin s’écroule et que la clique de Cobain sort Bleach, son premier album, Neil Young dévoile Freedom, un disque jouant une fois encore sur la dichotomie acoustique/électrique, avec le fracassant Rockin’ in the Free World introduisant et clôturant le disque comme sur Rust Never Sleeps.
Oasis, Pearl Jam et Jack White
L’histoire est bien connue : Pearl Jam en fera une reprise acoustique, avant qu’Eddie Vedder, son chanteur-guitariste, ne le joue en duo avec le Loner à l’aune d’une prestation télévisée qu’il n’oubliera jamais lors de la cérémonie des MTV Video Music Awards de 1993. Aujourd’hui encore, les sales gosses de Seattle terminent régulièrement leur set sur une interprétation volcanique de cet hymne planétaire.
Comme en 2018, à Lisbonne, quand Jack White, autre rejeton du Canadien, a rejoint la bande à Vedder sur scène. On serait bien en peine aujourd’hui de devoir dresser un arbre généalogique des héritier·ères de Neil Young tant il·elles sont nombreux·euses et d’horizons plus ou moins lointains à revendiquer sa descendance.
Jack White, évidemment, Kurt Vile, Taylor Swift (pourquoi pas ?), tout un pan du rock alternatif allant de Wilco aux fermiers de Built To Spill, Father John Misty (quand il se la joue sombre et goguenard comme Neil sur Tonight’s the Night), Bon Iver ou même encore Kevin Morby ou King Gizzard ont cité ici et là son nom ou évoqué l’influence de sa musique.
Cette capacité à transcender les générations de songwriters et à demeurer une figure moderne de la culture populaire tient à plusieurs choses, et notamment à cette façon qu’il a de s’entourer de jeunes musiciens. Au point de se demander qui prend l’autre sous son aile.
Outrage quand un journaliste lui demande s’il a atteint une forme de sagesse
Après le déluge électrique Ragged Glory (1990), enregistré avec Crazy Horse – “pour moi, ce groupe est un ticket pour des zones cosmiques que je ne serais pas capable de traverser avec d’autres”, écrit-il au sujet de son backing band favori –, Neil Young revient à des territoires plus calmes avec Harvest Moon (1992) puis Sleeps with Angels en 1994, sur lequel plane une fois encore l’ombre de la mort (celle de Kurt Cobain, comme pour lui rendre la pareille).
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Comme pour mieux boucler la boucle, il file l’année suivante en studio avec Pearl Jam pour en découdre et mettre en boîte Mirror Ball. Le fermier de l’Ontario rebranche les guitares et s’acoquine avec la jeune garde rock du moment pour un résultat sonnant comme un retour à l’adolescence primitive. “Je veux rester ouvert à toutes les opportunités”, confiait-il, agacé, aux Inrockuptibles lors de la sortie cinq ans plus tard de l’apaisé Silver & Gold (2000). Outrage, le journaliste lui avait demandé s’il avait atteint une forme de sagesse.
Ellipse. Nous sommes en juillet 2018, à Québec City. Kurt Vile trimballe sa carcasse dans le dédale de couloirs de l’hôtel Hilton, quelques heures avant de monter sur la grande scène du Festival d’été de Québec. La star de la soirée, c’est Neil Young ; il s’apprête à jouer pour la première fois de sa carrière sur le sol francophone de son pays d’origine. C’est Young en personne qui a demandé que Kurt ouvre le bal pour lui ce soir-là. Un honneur pour l’ex-War On Drugs, qui nous confie alors qu’il a rarement rencontré un type aussi humble et à l’écoute.
Le backing band de Neil Young s’appelle Promise Of The Real, il s’agit de la formation de Lukas et Micah Nelson, les fils de Willie, un vieux pote de Young. Ensemble, ils parcourront le monde et enregistreront deux albums : The Monsanto Years (2015) et The Visitor (2017), ainsi que la BO du film Paradox (2018) de Daryl Hannah, son épouse depuis 2018.
“Je me trouvais dans une situation incroyable, avec tous ces gens qui m’aimaient soudainement”
Tout le monde s’en tire à bon compte : le vieux Neil s’assure de garder la forme et évite de se prendre les pieds dans le tapis de sa propre légende, quand les jeunes musiciens qui l’accompagnent en tournée ou en studio obtiennent la garantie de bosser avec un acharné, obsédé par l’aventure et l’idée d’obtenir un son impeccable.
“Mon plus gros problème, c’était de trouver le moyen de faire sonner mes disques. Les faire sonner juste : c’était mon unique souci. Je ne prêtais aucune attention au reste, à l’image, car j’étais totalement absorbé par le son, je voulais faire sonner les choses de manière décente. Je me trouvais dans une situation incroyable, avec tous ces gens qui m’aimaient soudainement, et moi, j’avais le sentiment de ne pas pouvoir leur donner ce qu’ils attendaient.”
“Je n’arrivais pas à créer un son que j’aimais, je n’arrivais pas à approcher ce que j’entendais dans ma tête”, nous confiait-il encore, lorsque le moment était venu d’évoquer son image et son hypothétique nouveau statut de pape de la contre-culture à la fin des années 1960.
A la jeunesse de suivre
Dans son autobiographie, après s’en être pris à un journaliste l’accusant de faire de ses archives – projet pharaonique de recensement de tous ses enregistrements s’apparentant à l’édification d’une vaste encyclopédie – une affaire d’ego mal placé, il rappelle être un collectionneur invétéré : “voitures, trains, manuscrits, photographies, cassettes, enregistrements”. Ce qui fait surtout de lui un indispensable passeur.
Les explorations de Neil Young auront d’abord été sonores et (super)soniques. Contrairement à Dylan, ce sacré roublard grandiose et mystificateur, parfois abscons, Young aura traversé l’époque le dos voûté sur sa guitare, sans masque et sans coup férir. Sur scène, il porte encore aujourd’hui la même chemise de bûcheron.
Derrière lui, un tableau de deux colonnes : l’une où il est écrit “acoustique”, l’autre où il est écrit “électrique”. Toujours la même dichotomie, toujours le même vecteur de transmission. Parmi la cinquantaine de titres griffonnés, répartis entre ces deux catégories, il pioche et lance les premiers accords. A la jeunesse de suivre.
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