Techno et Moyen-Orient, ambient et mysticisme : paella douteuse composée avec l’air du temps ou réflexion sans calcul d’une éducation qui s’est frottée à toutes les cultures, l’album Diaspora de Natacha Atlas ratisse large, pas forcément dans le sens du poil, pas obligatoirement hors des sentiers battus. Charmeuse et têtue, elle explique l’histoire toute simple de sa musique : celle d’une déracinée qui partit à la recherche des 386 gammes du chant pour vaincre son isolement forcé.
Un soir de janvier, Natacha Atlas a reçu la visite d’un djinn dans son lit. Alors qu’elle était couchée sur le dos et prête à s’endormir, elle a senti un vent mystérieux lui souffler dans l’oreille. En même temps, un poids invisible lui écrasait la poitrine. « J’essayais de dire « Bismillah ! » pour le chasser, mais je n’y arrivais pas parce qu’il m’avait paralysée. J’essayais de dire à Dieu « Vas-Tu me sauver ou vas-Tu me laisser mourir ainsi ? » Heureusement, le djinn est reparti. Le lendemain matin, à la première heure, elle a téléphoné à son bon ami fakir à Oujda, au Maroc (« Un fakir pas trop vieux, pas trop jeune, qui a un esprit très ouvert et très gentil »). « Il m’a dit que peut-être quelqu’un me l’avait envoyé. Dans le monde de l’Orient, beaucoup de gens vont voir un fakir et lui disent « Cette femme m’a pris mon homme, fais-lui ci ou ça. » Souvent, ils ne sont pas très éduqués alors ils s’imaginent des tas de bêtises. Ils deviennent jaloux et veulent jeter un sort. Je ne sais pas qui l’a fait ni pourquoi, mais je ne veux pas qu’on m’envoie des démons ! La force que ce truc avait, c’est fascinant. Je n’ai jamais eu si peur de ma vie ! »
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Tassée dans son fauteuil, enveloppée dans une djellabah rouge qui lui sert de robe de chambre, sans maquillage et les pieds dans des babouches, la petite femme, encore toute chiffonnée par une nuit de som-meil, ne plaisante pas du tout. Elle raconte avec beaucoup de naturel que des esprits vien- nent la visiter depuis sa plus tendre en-fance, que des djinns lui entrent et sortent par le pouce, qu’il est difficile de distinguer les bons des mauvais, que des fakirs sans scrupules libèrent des mauvais génies pour tourmenter des patients à qui ils veulent soutirer de l’argent. Tout cela est exprimé dans une langue qui n’appartient qu’à elle : un français accentué comme à Bruxelles où elle a vécu , qui se mélange anarchiquement à un anglais londonien ce qui donne des phrases du genre « Depuis que je suis toute petite, I have had le souffle dans l’oreille », « They say in the Middle East that the djinn ils peuvent rentrer facilement through the thumb and out of the thumb. »
Natacha Atlas est venue il y a quelques semaines à Paris donner un concert dans le cadre des Black Sessions de Bernard Lenoir. Accompagnée par une partie du collectif londonien de Transglobal Underground auquel elle participe depuis quatre ans , elle a laissé une impression de grande timidité que ne présageait pas du tout l’aspect Cléopâtre/Elizabeth Taylor de la pochette de son album Diaspora. Parfois, on la voyait s’enhardir à quelques pas de danse orientale, s’arrêtant brusquement, comme paralysée, allant même jusqu’à tourner le dos au public. Sa voix, pourtant, s’imposait avec une autorité rare, emplissant la salle comme le souffle du génie sorti de la lampe d’Aladin. Son chant dégageait une impression de désolation somptueuse, donnant à imaginer un décor de ville féerique en proie à la ruine et à l’abandon. Sans doute cette impression était due, aussi, à l’accompagnement des musiciens, dont la sonorité fragile des instruments une paire de tablas ou une clarinette à la résonance déchirée d’Europe centrale se détachait sur des samples fantomatiques laissant toujours leur place au vide et à l’imagination. Les rythmes languissants de morceaux comme Duden ou celui, carrément lancinant, de Dub yalil évoquent les ambiances de décomposition rencontrées chez Portishead.
Dans le hall de son hôtel, Natacha Atlas porte pratiquement la même tenue que sur scène, mais dans sa version minimaliste. Elle a juste mis de lourdes boucles d’oreilles dorées. Son apparence et sa mise exagèrent ce qu’elle peut avoir de moyen-oriental ; pourtant, des yeux très clairs, une expression ironique de la bouche et une certaine retenue trahissent des origines britanniques venues de sa mère. Après l’entretien, elle est remontée dans sa chambre, dont elle est revenue au bout d’une bonne demi-heure avec la bouche très rouge et coiffée, pour le photographe, de la couronne dorée qu’elle arbore sur la pochette du disque. Au chapitre informations, il faut signaler que Transglobal Underground prépare un maxi pour mars, suivi d’un album qui sortira en mai, et que Natacha seule vient de travailler deux chansons avec John Reynolds, le mari de Sinéad O’Connor.
Tu as des racines très mélangées. J’ai pu lire que tu étais libanaise ou encore marocaine. D’autres disent : juive élevée en Belgique.
Je vais éclaircir parce que j’en ai marre. Je suis née en Belgique. Ma mère est anglaise. La famille de mon père vient de Jérusalem et de Judée. C’était une grande famille. Il y a eu une bagarre et elle s’est séparée en trois groupes : l’un est parti en Egypte, l’un est resté en Judée et l’autre où il y a eu un mariage interracial est parti pour l’Europe. C’est de là que je viens. Ils parlaient l’arabe. C’était une famille d’herboristes, de guérisseurs. Même maintenant, ce truc est resté : mon oncle est chirurgien, mon père était acupuncteur, il soigne à présent les dauphins. Le père de mon père venait du Moyen-Orient. Du côté de sa mère, c’était des juifs séfarades, originaires d’Espagne. La mère de mon père était propriétaire d’une entreprise de chaussures, Brevitt Shoes. C’était des gens très riches. Elle voulait que mon père s’occupe de l’entreprise et elle l’a envoyé étudier à Northampton : lui ne voulait pas, mais elle l’a obligé. Ma mère étudiait l’art à l’université, ils se sont connus comme ça. Quand ils se sont mariés, ils sont allés en Belgique où mon père voulait se rendre, je ne sais pas pourquoi. Il est tombé bêtement amoureux d’elle, mais ça n’a pas marché. C’était les années 60, beaucoup de choses dingues se passaient. Mon père, originaire d’un milieu très conservateur, s’est retrouvé initié aux drogues. Ça lui a donné un drôle de complexe de juif du Moyen-Orient et il a perdu la tête, un vrai désastre. Tout le monde dit qu’il y avait des choses positives dans les années 60, la liberté du cerveau et de la pensée, mais pour ma famille, c’était tout négatif. Moi, je suis devenue très conservatrice en ce qui concerne les drogues et tout ça car je vois ce que ça a fait à ma famille.
En général, les gens qui ont des racines très mélangées cherchent avant tout à s’assimiler. Ils veulent être encore plus anglais que les Anglais.
Moi, de toute façon, je n’ai jamais été acceptée. Quand on est aussi perdue, aussi rejetée, on veut vraiment être assimilée. Je suis passée par là aussi. Mais ça n’a jamais marché : j’étais toujours rejetée.
A cause de la mentalité anglaise ?
Je ne cherche même plus à savoir. Quand je vais en Egypte, en Palestine, en Israël, où que ce soit dans le Moyen-Orient, je suis tout de suite acceptée. Il y a toujours eu une différence entre les Anglais et moi. On me disait « Tu as l’air un petit peu… Est-ce que c’est ton nez ou quoi ? Tu as des origines indiennes ? » Je me suis teinte en blonde, je voulais avoir le nez refait, je me maquillais pour avoir l’air très blanche et ressembler à David Bowie. J’ai eu plein de complexes et me suis renfermée. Pourtant, j’ai essayé. J’ai chanté un peu de jazz, un peu de rock, j’ai même essayé de chanter du punk une fois, c’était drôle. Et rien ne marchait ! Sauf que quand j’ai essayé de chanter à la manière du Moyen-Orient, tout de suite, j’ai eu un contrat pour enregistrer. C’était enfin juste.
Comment s’est manifestée pour la première fois cette envie de chanter en arabe ? Tu as des cousins qui parlaient l’arabe, mais y avait-il une tradition du chant ou de la musique dans ta famille ?
Non. Dans le quartier où je vivais à Bruxelles, je me souviens que j’entendais la prière à la mosquée d’à côté. Mon père avait de vieux disques de musique juive, des choses qui sonnaient turc à mes oreilles. J’ai pris quelques cours avec une fille à Bruxelles et Yallah, un organiste turc, m’a fait faire quelques exercices. J’ai chanté en espagnol pendant un temps, mais quand j’ai rencontré Jah Wobble à Londres (avec qui elle a enregistré pour la première fois en 1991 au sein des Invaders Of The Heart), il m’a dit « Je veux que tu essaies quelque chose de réellement égyptien. » Il était étonné que ça me vienne aussi naturellement. Je lui ai dit que je connaissais cette musique de l’intérieur, puisque je l’avais entendue enfant. Sinon, j’ai une cousine marocaine, Rita, avec qui j’ai commencé à travailler dans des boîtes arabes comme danseuse. Là encore, ça m’était familier, mais il fallait que j’apprenne la technique pour m’exprimer totalement. Pour moi, une bonne soirée où je me défoule et je me soûle un peu, ce n’est pas un club ou une disco, mais une boîte arabe. J’ai pris des cours de danse du ventre avec une danseuse canadienne qui connaissait les danses polynésiennes, le flamenco, toutes les filles marocaines prenaient des cours chez elle. J’ai suivi des cours de théorie de musique arabe avec Essam Rashad, le compositeur. C’est un vieil ami de la famille, il est comme mon oncle. Il y a 386 gammes et ça n’inclut pas les clés, alors c’est compliqué.
Est-ce qu’il t’a aussi appris à jouer du oud (le luth oriental) ?
Il a essayé (rires)… On a acheté un oud qui était trop grand. C’était difficile pour moi et à chaque fois, il se mettait en colère. A la fin, il m’a dit « D’accord, on va faire autrement, comme Oum Kalsoum, Nega Atlan, Smahan Lad faisaient. » Leur maître de oud leur faisait chanter les gammes et apprendre celles-ci à l’oreille. Je dois retourner en mars en Egypte. Je lui ai dit « Si on trouve un petit oud pour enfant, je vais essayer d’apprendre. » Il m’a dit « C’est inutile de tout savoir, il suffit de connaître quelques gammes sur le oud pour bien chanter les quarts de ton. »
Quand on voit la pochette de ton disque et qu’on entend ta voix, on imagine une présence très opulente, assurée et théâtrale. Pourtant, tu sembles extrêmement timide.
Quand j’avais 16 ans, je voulais être une pop-star, je voulais être sur scène, être une actrice, et je me préparais à entrer dans une école de théâtre. Mais je ne sais pas pourquoi, tout a changé. Maintenant, je suis dans un univers où tout le monde veut me connaître. C’est un peu étrange : subitement, je ne suis plus rejetée. C’est parfois un peu bizarre pour moi, c’est vrai que je suis timide.
Pourquoi as-tu choisi cette présentation flamboyante assez théâtrale, qui évoque le monde fastueux de la comédie musicale ? Tu considères ça comme quelque chose de kitsch ?
Au Moyen-Orient, le mot « kitsch » ne veut rien dire. Et pour moi non plus. Pour les Européens, j’imagine que je suis kitsch et très flamboyante.
Tu ressembles sur la pochette à l’Occidentale qui veut jouer à l’Orientale, comme Elizabeth Taylor dans Cléopâtre.
Mais les gens du Moyen-Orient aiment ça ! Ils parlent toujours des Dix commandements en disant « Oh, quelle merveille ! Les costumes sont tellement beaux, tellement authentiques ! » Certaines classes sociales, éduquées à l’Ouest, diront « Oh, c’est tellement faux ! » Mais putain, qu’est-ce qu’ils en savent ? La pochette était l’idée de notre batteur Ahmet. Il adore le kitsch, mais sincèrement. Il a acheté la musique d’un film qui s’appelle The Egyptian (avec Edmund Purdom, Jean Simmons, Victor Mature et Gene Tierney). Il m’en a fait une cassette. Si tu écoutes cette musique en te promenant au milieu des temples en Egypte, tu peux sentir la présence des djinns. Wahab, qui était un des compositeurs les plus inventifs de comédies musicales égyptiennes, était influencé par les films hollywoodiens des années 50, mais aussi par la musique latino-américaine, les percussions, les cordes, les mélodies et il adaptait ça au son oriental. Quand Ahmet m’a montré la pochette de la musique de Cléopâtre, j’ai dit « Oui, ça pourrait être marrant. » Je me suis habillée pour rire et j’ai demandé à mon petit ami de l’époque qui est égyptien, fait près d’1 m 90 et a l’air d’un pharaon de poser avec moi. C’était un prétexte pour l’avoir près de moi toute la journée.
Tu as été élevée religieusement ?
Non. Mon père m’a un peu parlé de la religion juive, mais il m’a dit que c’était à moi de choisir. Ma mère a essayé de me faire lire Gurdjieff (mystique russe du début du siècle, auteur de Rencontres avec des hommes remarquables), mais je m’en foutais. Je me sens très musulmane, en fait. Je vais parfois à la mosquée, j’ai fait le ramadan l’année dernière. Une religion qui m’intéresse beaucoup est celle des Bahaî. Son fondateur était un Iranien établi en Palestine. Il disait que tout vient d’une seule et même source : les chrétiens, les juifs, les musulmans, les bouddhistes, les hindous. Dieu a donné à toutes les nationalités autour du monde une manière différente de le voir selon la culture de l’époque.
Quand on entend ta voix, on ressent une impression de désespoir, que le monde est un désastre. C’est une particularité de la musique arabe dont tu t’inspires ou ça vient de toi ?
C’est sans doute les deux. Cette tristesse, ce romantisme passionné font partie de la musique et de la culture arabes : tout est très dur et très triste. Dans la plupart des chansons que je chante, le sujet est parfois Dieu, parfois l’amour. Si j’écris moi-même les paroles en arabe, j’écris trois phrases d’amour pas trop compliquées et je demande à mon petit ami égyptien ou à ma cousine de les traduire. Feres a été écrit par une poétesse professionnelle égyptienne. Dans la musique ancienne, là-bas, il y avait le poète, la chanteuse et le compositeur. J’aime bien ça parce que tout le monde avait un boulot. Maintenant, tout est mélangé. Ils sont tous influencés par l’Ouest, tout est cheap et jetable, ils font ça avec des synthés et des machines pour faire du fric et se foutent du reste.
Tu as dit que tu ne t’intéressais pas au rock. Tu n’es pas sensible à quelqu’un comme PJ Harvey ?
J’aime bien une ou deux chansons. J’apprécie sa personnalité. Je suis un peu comme les gens du Moyen-Orient avec le rock : j’entends une chanson, je ne sais pas de qui c’est et je me dis que c’est pas mal. J’aime bien Wonderwall d’Oasis (elle chantonne)… Alors que normalement je n’aime rien d’eux. Et la dernière chanson de Blur, aussi (elle chante encore)… J’aime vraiment beaucoup Björk. Je l’ai rencontrée plusieurs fois, il y a un respect mutuel entre nous. Elle m’a dit « Oh, yorr zinging wiv Tranzglôbôl, it’s sooo bioutifoul! » Je l’admire beaucoup parce que moi, je suis musicalement très flamboyante, mais en fait je suis timide. Elle aime bien être la star, elle se défoule là-dedans, elle ne se prend pas la tête. Alors que moi…
Michka Assayas
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