Loin des coteries parisiennes et des tracasseries administratives, le chef d’orchestre coréen Myung-Whun Chung a repris son bâton de maréchal. Lancé à l’assaut de l’éternel cloisonnement dont souffre la musique classique, le maestro a jeté dans ses derniers projets, plus que la passion orchestrale nécessaire, une ardeur religieuse et un engagement moral qui dépoussièrent les […]
Loin des coteries parisiennes et des tracasseries administratives, le chef d’orchestre coréen Myung-Whun Chung a repris son bâton de maréchal. Lancé à l’assaut de l’éternel cloisonnement dont souffre la musique classique, le maestro a jeté dans ses derniers projets, plus que la passion orchestrale nécessaire, une ardeur religieuse et un engagement moral qui dépoussièrent les vieilles tentures et rénovent quelques idées.
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La séculaire académie Sainte-Cécile de Rome résonnait ce soir-là des accents triomphants du dernier Beethoven. La musique de scène de König Stephan et Le Moment glorieux, cantate écrite en l’honneur du Congrès de Vienne en 1814, venaient rappeler à quel point le Mozart des singspiele, de L’Enlèvement au sérail et de La Flûte enchantée est présent dans cette écriture redevable à l’esprit maçonnique et à l’atmosphère festive et panthéiste de la Neuvième symphonie. Avec le recul, le texte grandiloquent et carrément illisible de la cantate ne plaide pas en faveur d’un idéalisme beethovénien un peu aveugle, oublieux de la réalité du partage de l’Europe qui allait amener la génération de Schumann et de Wagner à se révolter. Mais chez Beethoven, la musique réconcilie les conflits, la théâtralité virile cède le pas au pacifisme de la danse. C’est le chef et l’orchestre qui font éventuellement les frais de ces changements d’atmosphère et de ces contrastes délicats. Dès les premières mesures, la phalange romaine a relevé le défi et surprend par la fraîcheur de l’attaque et des sonorités. Il est vrai qu’elle a à sa tête un chef expérimenté qui lui est de surcroît familier. Celui que les Français ont d’abord appelé le Coréen pour cause de nom à rallonge impossible à prononcer, puis tout simplement « Chung » à mesure qu’ils en faisaient leur mascotte, sensibles à la qualité de son travail et solidaires de ses tourments administratifs, n’a pas repris le rythme démentiel du chef itinérant dont il n’a d’ailleurs pas le profil. Lui qui aime si peu travailler avec des formations qu’il ne connaît pas et s’absenter longtemps loin de ses bases a trouvé à Rome un point de chute moelleux et des perspectives durables : « Il est rare de trouver un tel esprit positif dans un orchestre. Chaque musicien a une grande personnalité et il est capable de la manifester de manière très contrastée. Cela dit, ce concert, vous auriez pu l’entendre chez vous comme un disque (qu’il enregistre d’ailleurs pour Deutsche Grammophon). Il faut faire autre chose. » Le ton est donné. On aurait cru Myung-Whun Chung abattu ou amer après l’expérience parisienne et ses suites administratives et judiciaires. Il n’en est rien. C’est plutôt le recul et l’humour qui prévalent : « J’ai toujours évité de faire trop d’opéras, même avant de venir à la Bastille. Alors raison de plus depuis. » Après avoir remporté le second prix de piano du Concours Tchaïkovski de Moscou, en 1974, Chung complète sa formation de chef d’orchestre et devient quatre ans plus tard l’assistant de Giulini au Philharmonique de Los Angeles. Ce n’est que vers le milieu des années 80 qu’il se consacre plus intensément à l’opéra avec L’Ange de feu de Prokofiev et Simon Boccanegra. L’ère de l’Opéra-Bastille s’ouvre en mars 1990 avec Les Troyens, ce monstre avec lequel Berlioz connut les pires tracas et des démêlés déjà kafkaïens avec l’administration de la « grande boutique ».
S’il se montre réservé sur l’opéra, que ce soit comme directeur musical ou en tant que chef invité, c’est parce que le maestro coréen est soucieux de réduire les étapes qui précèdent le début du travail proprement dit. Les innombrables tracasseries qui ont succédé à la bonne volonté et aux espoirs affichés au début de son mandat à la Bastille ont laissé des traces : « Cette concentration sur le travail pur, je l’ai trouvée en Allemagne, à Sarrebruck (de 1984 à 1989). C’était un orchestre de radio : la vie était plus tranquille. Je n’avais aucune responsabilité d’administrateur et donc aucune pression. Tout était fait pour vous faciliter le travail, à commencer par l’orchestre, de très bon niveau, déjà bien connu grâce à Hans Zender. Il en a fait un fief de la musique contemporaine. J’ai moi-même dirigé Wolfgang Rihm, Isang Yun, ces auteurs qu’on joue rarement en France.«
« Ce respect du travail, cette sérénité sont apparemment étrangers à la vie musicale française. L’administration pense qu’elle doit être servie par l’artistique, alors que cela devrait être le contraire. C’est un gros problème. Il y avait pourtant la possibilité de construire quelque chose sur la durée, comme ce qu’a fait James Levine à New York (au Metropolitan Opera). Seulement en France, on ne s’y intéresse pas : les changements incessants font que chacun pense à soi, à ce qu’il aura fait durant son mandat. Et les gens qui font la musique finissent par être pessimistes. Ils ont beau crier, ils savent que rien ne changera et ils ne s’impliquent pas.« On a encore en mémoire le concert d’adieu donné par le Coréen en septembre 94, sa fulgurante Symphonie avec orgue de Saint-Saëns et la création du Concert à quatre de Messiaen ; on revoit le climat passionné, les prises à partie et le ballet grotesque des officiels et pseudo-défenseurs, d’abord soucieux de leur représentation. Le réquisitoire de Chung est sans appel. Il vise aussi bien les dirigeants que les acteurs mêmes de la vie musicale. Morceaux choisis : « Ce qui m’a particulièrement frappé est le manque de pouvoir artistique des orchestres, alors que partout ailleurs la démocratie s’est installée dans ce milieu. En France, ils n’ont aucun pouvoir sur la vie musicale. Les musiciens sont trop passifs. Après la répétition, ils ont déjà oublié qu’ils font partie d’un orchestre. Je pensais que cela pourrait faire avancer les choses de voir chaque musicien en particulier. J’ai été trop naïf. Je me suis aperçu de l’hypocrisie du système. A cause de cela, je sais que jamais plus je ne referai ce que j’ai fait là-bas. Mon travail, c’est d’abord la musique.«
Chung a mis le doigt sur le mal profond de la vie musicale française, son nombrilisme parisien, l’absence de remise en question artistique et l’exode logique des talents (les meilleurs solistes sont à Berlin, Munich ou ailleurs), la propension à aspirer les bonnes volontés pour mieux les déprécier dans la durée. Venant d’un humaniste, ces propos sont le reflet d’une énorme frustration artistique qui ne remet cependant pas en cause les perspectives d’une autre grande mission. « Il faut trouver des projets intéressants, montrer que l’orchestre a sa place dans la société. Quand on pense que rien n’a évolué depuis cent ans, on se dit qu’il faut changer la présentation des concerts, casser le mur qui existe encore entre la salle et la scène. Les gens ont toujours peur de faire le moindre bruit en écoutant la musique. Le seul moment où se crée un contact, c’est au moment des bis, quand l’interprète parle brièvement de ce qu’il va jouer et rompt la barrière entre salle et public. Les jeunes, eux, sont toujours complexés face à la musique classique. Il ne suffit pourtant pas de faire plus de concerts pour eux, mais de convaincre ces jeunes de leurs possibilités. Pour arriver à cela, les musiciens de l’orchestre doivent partir en groupe dans les quartiers, comme cela se fait aux Etats-Unis dans les endroits défavorisés. C’est le seul moyen d’avancer. On parle avec les gens, c’est irremplaçable. Ils ont l’impression de rencontrer la musique, mais aussi ceux qui la font. » On se dit que Myung-Whun Chung cultive à son tour la tarte à la crème du social, qu’il s’est infiltré avec d’autres dans une brèche que certains jugent démagogique. Il n’a cependant rien du profil politique des pionniers Pollini et Abbado ou de l’aspect aventurier et positivement agressif d’un Esa-Pekka Salonen qui se démène en Californie avec Peter Sellars pour aller vers les plus démunis en cultivant le mélange des genres. Son approche est plus conceptuelle, nappée d’un idéalisme si ce n’est religieux du moins spiritualiste. Et s’il est conscient du fait que la musique doit atteindre le plus grand nombre, il proclame la supériorité du « classique » sur les autres genres, notamment le rock. « C’est d’abord une question de décibels. 95 % de notre vie, à savoir la réflexion, la sensibilité, se déroulent entre le pianissimo et le mezzo-forte. Je trouve que le rock ne vit que par l’excitation, la violence ; on l’avale comme des images de télévision sans vraiment participer. Je n’ai pas encore trouvé de musique supérieure au classique.« La vie musicale, et ses contraintes financières, est-elle prête à accepter cette mutation, à prendre en compte la réalité de débouchés nouveaux ? Rien n’est moins sûr. Tout dépend une nouvelle fois de l’état d’esprit des politiques. Là encore, Chung fait valoir son humour : « En tout cas, Jacques Toubon est venu à un des concerts que je faisais pour les jeunes. J’étais le premier surpris.« Le modèle préconisé, qui est aussi un modèle de vie, vient de l’Asie et de son pays, la Corée. « J’ai pu commencer à mettre en œuvre ces objectifs au cours d’un festival annuel consacré à l’écologie. La première année, on a fait un grand spectacle qui a utilisé différents styles musicaux avec chanteurs, chœur et vidéo retraçant le périple d’une baleine et de son petit qui finit par mourir à cause de la pollution. Pour la première fois dans mes projets, la musique venait après le message idéologique. Les jeunes ont pleuré, ils ont ri, c’était direct. La solution d’avenir pour les institutions, c’est peut-être aussi ce qui se fait là-bas en matière d’orchestre, où le public le subventionne directement et en est donc l’actionnaire. Cela détruit les intermédiaires, les carences de l’administration et les dangers de la politique.« Le projet de Chung est, à l’image de sa personnalité, marqué du sceau de l’humanisme. La Ville éternelle lui semble adaptée à la construction d’un vaste programme éducatif : « Ce que nous projetons à Rome pour l’an 2000 est l’occasion ou jamais. L’Eglise, en tant que force rassembleuse et mécénat, peut reconquérir le terrain qu’elle a perdu au fil des siècles et qu’occupent aujourd’hui les sponsors. C’est surtout le terroir propice au développement d’un répertoire, comme à l’époque de la Renaissance. » Cet engagement moral, nourri d’une grande spiritualité, n’a pu que grandir au contact d’Olivier Messiaen dont il a tenté d’imposer la musique dès son arrivée à la Bastille, non sans quelques tiraillements : « Il m’a frappé par son immuabilité. Il a exercé pendant plus de trente ans dans la même église et jamais un instant de sa vie il n’a douté de l’existence de Dieu. » Ce n’est pas un hasard si Myung-Whun Chung a enregistré récemment le Stabat Mater de Rossini, une musique spirituelle avant d’être vraiment religieuse, comme les grandes partitions commandées par l’Eglise à l’époque de son hégémonie culturelle, et qui ne renonce pas, à l’instar du Requiem de Verdi, aux effusions théâtrales. Pour ceux qui admirent ou découvrent ce chef, ennemi des entraves matérielles liées à l’opéra proprement dit, c’est l’occasion de pénétrer au plus près sa philosophie musicale.
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