Affranchi des dogmes, combattant l’obscurantisme contemporain, le Syrien en exil Abed Azrié offre un album pétri de l’esprit d’ouverture de la spiritualité soufie.
« Certains vont crier au blasphème”, s’amuse Abed Azrié à la veille de son départ pour Alep. En quarante ans de carrière, Abed n’a jamais chanté dans sa ville natale. En 1967, à l’âge de 19 ans, il a fui la Syrie et n’y est revenu qu’une fois levé son bannissement pour s’être soustrait à ses obligations militaires. Invité par des mécènes locaux inconditionnels de sa musique, l’homme n’est pas exactement attendu dans sa ville d’origine en fils prodigue. Et lui-même ne cache guère l’attachement ambigu qui le lie à la cité. “J’aime Alep à 2 heures du matin quand les gens dorment et que les rues sont vides.”
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Mais ce qui fait de lui aujourd’hui une bête curieuse, et l’exposerait donc au blasphème, c’est plutôt le répertoire qu’il présente pour la première fois au pays des Omeyyades. Elaboré autour de textes arabo-andalous datant du XIe siècle, ce spectacle, Suerte, objet d’un album en 1994, mélange musiques arabe, flamenca et médiévale, oud, qanûn et violon, recréant ainsi l’harmonie qui régnait à l’époque de l’Espagne musulmane entre les différentes communautés religieuses. Dans le documentaire de Florence Strauss sorti en décembre, Le Blues de l’Orient, Abed Azrié évoque cette période de prospérité économique et intellectuelle, mais surtout de tolérance, comme “un âge d’or de l’humanité”, qu’il oppose à l’obscurantisme de l’Inquisition qui lui a succédé, assez comparable selon lui à notre époque actuelle noircie par le fondamentalisme.
“Je crois que ma vraie culture, c’est la curiosité”, suggère cet érudit dans son antre parisien aux murs couverts de livres et de disques. Bien qu’élevé dans la tradition du christianisme oriental le plus strict, Abed s’est toujours senti laïque. “Ce qui me gênait profondément quand je vivais au Moyen-Orient, c’est l’absence d’humour, doublé d’un sens du tragique qui domine les moindres faits et gestes de l’existence.” Parce qu’il volait le vin de messe quand il servait comme enfant de chœur à l’église syriaque d’Alep, on peut dire qu’en plus d’un esprit résolument laïque Abed a cultivé très tôt des tendances à l’insubordination.
Depuis les années 70 et ses premiers enregistrements jusqu’à Mystic, son dernier album paru en 2007, sa prédilection va d’ailleurs “aux rébellions paisibles”, comme il les appelle. En 77, il adapte en musique L’Epopée de Gilgamesh, vaste composition poétique datant de 2500 avant Jésus-Christ qui raconte la quête d’immortalité d’un jeune roi sumérien. “La première révolte métaphysique de l’humanité.” Deux ans plus tard, il enregistre un recueil de textes choisis parmi les œuvres de poètes soufis, ces dissidents de l’islam orthodoxe dont beaucoup furent suppliciés et exécutés. Puis il récidive enfin avec un hommage à l’un des esprits les plus brillants et insoumis du monde musulman médiéval, Omar Khayyâm.
A chaque fois, ce mélomane, qui fut jadis disquaire classique, envisage son travail comme une contribution universelle, façonnant ses créations chantées en arabe comme s’il s’agissait de Lieder allemands. “Sur mon premier disque, il y a deux guitares classiques et un clavecin. Les officiels de la culture crièrent au scandale à l’époque. Ils me voulaient en bédouin accompagné d’un oud.” Sur l’autre rive de la Méditerranée, ce n’est guère plus rassurant. Un producteur libanais renonce à la sortie de ses albums sous prétexte qu’ils figurent sur une liste noire en Arabie Saoudite. “Il m’a dit : désolé Abed, mais Gilgamesh c’est païen et Omar Kkayyâm c’est impie.”
Pas étonnant qu’à la longue il ait fini par s’identifier à cette quête de spiritualité affranchie du dogme que poursuivaient les penseurs soufis. Sur Mystic, il en rajoute même une couche en adaptant Ibn Arabî, “le plus grand théosophe de l’Islam mystique”, ainsi qu’al-Hallaj et Sohrawardi, deux éminents poètes et universalistes, le premier crucifié à Bagdad en 922, l’autre exécuté comme hérétique par Saladin en 1191.
Avec sa voix grave, profonde, d’une envoûtante mélancolie, celle d’un Leonard Cohen sumérien, sujet de fascination pour Yehudi Menuhin notamment, Abed Azrié nous plonge dans le merveilleux substrat d’un patrimoine oublié de ceux qui en ont la garde, là où Dieu n’est plus un sujet de crainte mais un bien aimé. Et de conclure : “Le divin, c’est l’amour et ce n’est rien d’autre”.
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