Portée par le tube “Désenchantée”, son jeu sur les genres et son culte du mystère, Mylène Farmer bénéficie aujourd’hui d’un retour de hype auprès de la jeune génération. En novembre, elle sortait son douzième album, “L’Emprise”. Elle sera au Stade de France le 30 juin et le 1er juillet.
Mylène Farmer aurait-elle été visionnaire au moment d’écrire, en 1991, son hymne à la désolation, Désenchantée ? “Une génération désenchantée”, clame-t-elle, subtilité de l’article indéfini “une” afin de donner une caution d’éternité à ce morceau que l’on croise en manif comme en soirées techno. Ce récent regain de popularité s’est vu amplifié avec le Covid. “Il y a eu cette soirée Possession en 2020, à la sortie du premier confinement, se remémore Simon Clair, rédacteur en chef de Trax Magazine.En closing, Trym [DJ de hard et de trance] a passé son remix de Désenchantée, la version de Kate Ryan. Après des mois confinés, privés de fête, les gens ont commencé à se prendre dans les bras pendant que le refrain résonnait, ça a fait tomber les masques dans tous les sens du terme.” Un engouement qui ne s’est pas essoufflé depuis. Preuve en est, les doubles soirées hommages à Mylène Farmer, à Paris : l’une organisée par le magazine Trax en novembre à La Machine du Moulin Rouge ; l’autre dans le cadre de la deuxième édition de l’Hyper Weekend Festival qui s’est tenu du 20 au 22 janvier à la Maison de la Radio et de la Musique.
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Hugo Do Peso, cofondateur du collectif Kindergarten qui s’est occupé de la direction artistique de la soirée tribute de Trax, explique : “Il y a quelques années, je reprochais aux soirées d’avoir toutes adopté une esthétique très dark, avec de la techno berlinoise et comme seul axe de communication ‘venez taper du pied’… Dans ce contexte, le succès de Désenchantée a créé une vague d’adhésion dans les scènes techno les plus mainstream, qui ont commencé à se rapprocher d’événements plus fun, comme ceux qu’on organise, et ça a donné la Darude par exemple [soirée parisienne dédiée aux nineties et à l’eurodance]… Comme si ce titre avait réussi à rendre à la fois plus techno la pop et plus pop la techno.”
Prophétesse d’elle-même
La réhabilitation de Mylène F. se fait, aussi et surtout, par la grâce des artistes actuel·les. “C’est une question de résonance : quand Damso parle d’elle à longueur d’interviews, ça valide le fait qu’on peut mêler street cred et Mylène Farmer. D’ailleurs,c’est presque devenu hype pour les rappeurs de parler d’elle, car, pour eux, la culture repose beaucoup sur la performance du chiffre, ce dans quoi Mylène fait figure d’autorité“, analyse Simon Clair. Dans une interview à Vinyle en 2017, visible sur YouTube, Damso explique : “Sa voix va tellement bien avec ses mélodies. C’est un travail hallucinant. On dirait que sa voix fait l’amour avec la musique. Elle est un instrument dans la musique, comme Coltrane ou Charlie Parker avec le saxo.”
Si ses performances chiffrées la placent bien en tête des records francophones, c’est aussi par son message que la chanteuse suscite l’admiration. Comme si, déjà avec le titre de son deuxième album, Ainsi soit je… (1988), elle s’était prophétisée elle-même. Mylène n’a eu de cesse de se revendiquer : libertine, sentimentale et désenchantée bien sûr, mais aussi garçonne (Sans contrefaçon) ou frivole (Mylène s’en fout)… “Elle s’est construit un univers qui parle aux ados émos et dépressifs, aux petites filles bizarres, aux communautés queer, estime l’artiste Regina Demina, qui se revendique de son héritage. Tout cela se propage puisque cela résonne avec une époque qui se veut à la fois plus inclusive et extrêmement sombre à des niveaux politiques et économiques. On se réfugie dans l’imaginaire, car personne ne veut se confronter à une réalité trop littérale : c’est la force des courants marginaux de transcender le réel.”
Cet autoportrait plus excentrique qu’égocentrique est au cœur de sa démarche précurseuse d’affirmation sexuelle, martelée par le single Libertine en 1986. Une posture, un discours que l’on retrouve aujourd’hui dans la notion féministe d’empouvoirement comme dans l’affirmation et la revendication du plaisir féminin, de Beyoncé à Shygirl. “Elle a créé l’hyperpop, ajoute Luc Bruyère, alias Lucky Love, chanteur et mannequin. J’ai le sentiment qu’elle nous parle particulièrement aujourd’hui car nous sommes à un moment où les minorités sont en train de prendre le micro, et Mylène a toujours été engagée sur les sujets queer, en contournant la censure avec des messages subversifs et des jeux sur le double sens.”
Hyperpop et gothique
Peut-être y a-t-il aussi un regard nouveau porté sur elle, notamment par les partisan·es de la post-ironie, cette sous‑culture juvénile née des sphères subversives des réseaux sociaux, caractérisée par le développement d’un intérêt sincère envers des objets traditionnellement dévalorisés.
Cette nouvelle tendance a entraîné un regain de popularité de l’eurodance ou du gabber, mais aussi l’articulation d’une esthétique propre en forme de sarcasme inversé, comme l’affiche par exemple le duo d’hyperpop 100 Gecs. “Elle a réussi l’exploit de mêler les statuts d’auteur et de pop star, décortique Didier Varrod, directeur des antennes musicales de Radio France et pilote de l’Hyper Weekend Festival. Elle a tracé son sillon à travers différentes périodes artistiques et a toujours réussi à atteindre le Top 50, en puisant dans des codes pas toujours grand public, qu’ils viennent du manga, du queer ou du gothique…” Pour lui, qui invitera Lala &ce, Rebeka Warrior et Juliette Armanet (parmi seize artistes au total) à venir reprendre les tubes de Mylène à l’occasion d’une soirée dédiée en janvier, c’est presque comme si la chanteuse avait réussi à dépasser le jugement du “bon goût”.
Juliette Armanet, justement, détaille : “Mylène, c’est LA star française. Elle a bercé mon adolescence et, depuis, elle plane au-dessus des époques en restant toujours aussi moderne… Elle a ouvert énormément de débats sur le genre, l’identité, la sexualité, autant dans ses textes que dans ses recherches visuelles, ses costumes, ses clips, son travail sur l’image. Elle nous a tous libérés, attirés, entraînés dans sa course. Son culte du mystère l’a rendue totalement iconique. Elle agit systématiquement comme une apparition, magique… Son mélange savant entre une timidité sauvage et une exubérance fascinante l’a rendue incontournable. Ma chanson préférée, c’est incontestablement Sans contrefaçon. Ado, j’ai passé des heures à la chanter, à me projeter dans chaque mot, à m’inventer des vies. J’en connais chaque virgule, chaque son, chaque coup de pistolet, chaque soldat de plomb.” Julie Budet, chanteuse de Yelle, s’attarde sur l’audace farmerienne : “Je trouve qu’elle a cette façon de chanter hyper-légère, elle instille des choses très fortes avec une sorte de douceur, et ça marche d’autant plus que ses textes visent souvent juste et restent actuels. Ça nourrit cette espèce d’aura qu’elle partage avec Kate Bush notamment, dans leur façon de faire les choses dans leur coin, sans la ramener, avant de revenir en proposant un truc très complet. Mylène n’annonce jamais juste un seul Stade de France, mais sept d’un coup…”
Un univers en constante évolution
Mylène Farmer se tisse depuis ses débuts un imaginaire exaltant : personnage singulier aux cheveux roux et à la peau diaphane en guise de signature, que le temps ne semble pas affecter, naviguant depuis trente‑cinq ans dans un univers bigarré aux émanations gothique et victorienne quand elles ne sont pas futuristes, figure tantôt prude, suggestive ou provocante. “Il y a dans ses vidéos une espèce de superpuissance des ténèbres, comme si toutes les influences, tous les éléments qu’elle mobilise étaient condensés dans leur symbolisme, s’enthousiasme la réalisatrice Laurens Saint-Gaudens, remarquée pour ses collaborations avec Mansfield.TYA et Thx4Crying. Mais son esthétique ne se limite pas aux clips, elle invente aussi ses images par les mots, la mélodie, le chanté… Tout est très visuel chez Mylène, ce qui lui permet de continuer à faire évoluer son univers.
Voilà peut-être le secret de la longévité de la chanteuse : cette capacité à avoir continuellement su composer une alternative, assez politique pour demeurer affiliée au réel, mais aussi poétique pour pouvoir s’en distinguer. En somme, en résonance aux multiples affirmations d’identités qui marquent l’époque, Mylène Farmer brille davantage en elle-même que “simplement” par sa musique, ses costumes ou ses clips. À l’image de son chant fugace, son influence prend la forme d’émanations qui, comme une ombre portée, lui succèdent autant qu’elles la dépassent.
L’Emprise (Stuffed Monkey). Sorti depuis le 25 novembre.
En concert le 30 juin et le 1er juillet au Stade de France
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