Après vingt ans de studio, l’une des plus spectaculaires arlésiennes de l’histoire du rock sort enfin. Tout va bien : nous sommes en 1993. Critique et écoute.
Il y a un peu plus de vingt ans, porté par le massif triomphe critique (et scénique) de son album Loveless, My Bloody Valentine étrennait son premier contrat avec une major en s’enfermant en studio pour son troisième véritable album. On l’a attendu jusqu »à aujourd’hui. D’incendies en rumeurs folles, de promesses en séparations, cette épopée quittera vite les simples rubriques “musique” pour rejoindre la légende : plus les groupes ouvertement influencés par Loveless se multipliaient, se passaient le bâton électrique de génération en génération, plus My Bloody Valentine rejoignait l’armée des ombres.
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Pendant ces vingt ans, à l’occasion de rééditions ou d’une BO pour Sofia Coppola, on rencontra plusieurs fois le fidèle Kevin Shields, architecte de ce palais trop vaste, trop complexe pour dépasser le cadre du chantier. On l’annonçait cramé, reclus : on le trouva à chaque fois aussi désespérément normal, juste régi par un autre espace-temps, un autre calendrier cosmique. A chaque fois, il nous annonçait avoir presque achevé ce nouvel album, promettait sa sortie dans les semaines à venir, sans la moindre panique : c’est dire comme une journée sur sa planète dure plusieurs mois terrestres.
Ainsi, on ricana quand, il y a une dizaine de jours, il annonçait lors d’un rare concert londonien que le successeur de Loveless sortirait dans quelques jours. Mais Kevin Shields s’est visiblement réconcilié avec l’agenda 2013 des hommes : plus question de laisser l’usufruit de ses trouvailles soniques à ses milliers d’héritiers, il reprend en main les destinées de rock souillonné/cajolé avec un troisième album, annoncé la veille de sa commercialisation. Tremblez, donc, M83, The Pains Of Being Pure At Heart, Drums et des centaines de musiciens abreuvés à cette source toxique, pensant naïvement qu’il suffisait d’imposer des dynamiques exorbitantes, des milles feuilles de bruits blancs et d’humeurs lancinantes à des mélodies saintes-nitouches. Tremblez !
Dès l’annonce, le site de téléchargement de cet album a explosé : on aurait préféré que ce soit le son qui s’acquitte de cette basse besogne. Car la première impression est celle d’un habile fake : le son semble trop étroit, l’outrance trop tamisée. Comme si, après avoir dynamité ses murs, défoncé le plafond à coups de tête, Kevin Shields se reposait sur un savoir-faire, châtelain de ses ruines. Erreur : M B V, c’est un peu Breaking Bad, les dangers de la chimie et du shimmy, le lent et implacable dérapage de la réalité à une outre-vie. Un disque fabuleusement largué (maximus Hibernatus ?), qui ne démarre les hostilités espérées qu’à sa dernière chanson (le génial et Eno-esque Wonder 2) mais jouit en chemin de son chaos, de son utopie (If I Am, qui toise en quelques instants merveilleux la discographie de Beach House, pourtant belle). Bien sûr, on s’était habitué à ce que My Bloody Valentine, coquille de noix, tienne tête, nargue même la tempête électrique en haute mer (du son) : aujourd’hui, Kevin Shields semble impuissant à larguer amarres, phares et repères. On est fatalement déçu – même un chef d’œuvre n’aurait pas été suffisant pour satisfaire tous les fantasmes de l’attente, de l’absence – mais pourtant rassuré, électrifié même par cette obstination, cette vision bornée du rock, qui préfère désormais creuser son sous-sol qu’ouvrir des fenêtres.
Car depuis Loveless, on a connu des héritiers plus habiles mélodiquement, plus terrifiants soniquement, nettement plus audacieux dans la production, déstabilisants dans le vrillage de tympans. Mais aucun n’a réussi à graver à ce point un sillon personnel et exalté, au mépris du temps et des autres, ces enfers quotidiens. On n’en est qu’à cinq écoute : trente seront sans doute nécessaires pour voir plus clair dans ces bruits blancs, ces vrilles noires. On attend avec impatience la cinquantième écoute : celle où M B V révélera son impotence ou, plus certainement, sa beauté malade (Is This & Yes), ses rebondissements majestueux (le funky New You), sa grâce bougonne (She Found Now). On aura le temps, en attendant un prochain album.
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