Un réputation, aveugle et sourde, présente l’Anglais Ben Christophers comme un chanteur geignard et traîne-la-mort : une grave erreur judiciaire pour son premier album, le lumineux et risqué My beautiful demon.Pas la peine de cuisiner des heures Ben Christophers au court-bouillon habituel dans lequel aiment tant s’ébrouer quantité de songwriters débutants : cette casserole pleine […]
Un réputation, aveugle et sourde, présente l’Anglais Ben Christophers comme un chanteur geignard et traîne-la-mort : une grave erreur judiciaire pour son premier album, le lumineux et risqué My beautiful demon.
Pas la peine de cuisiner des heures Ben Christophers au court-bouillon habituel dans lequel aiment tant s’ébrouer quantité de songwriters débutants : cette casserole pleine à ras bord de déprimes marinées depuis l’adolescence et déversées par flots lors des premières interviews comme pour sustenter l’appétit morbide d’un auditoire faussement compatissant. Avec lui, face à son sourire largement épanoui qui trahit d’emblée un caractère sans zone d’ombre, on peut remballer illico son petit arsenal de questions perfides censées lui entailler l’épiderme et le faire passer à confesse.
Comme le laisse assez clairement entendre My beautiful demon, son lumineux premier album, Ben Christophers a passé l’âge des chicaneries autocomplaisantes : « J’ai grandi dans un petit village proche de Birmingham et j’ai connu la solitude propre à tous les gamins qui vivent à la campagne. En dehors de ça, j’ai eu une enfance assez heureuse, mes parents m’ont laissé faire ce que je voulais et je n’ai jamais eu à entrer en conflit avec eux. Ils sont potiers tous les deux, il savent que la chanson est un genre d’artisanat qui réclame de la patience. Mon père aurait sans doute aimé que j’emprunte une voie plus raisonnable mais il a fini à se faire à l’idée que je n’étais pas capable d’autre chose. Depuis que mon album est sorti, il ne s’adresse plus à moi comme s’il parlait à un alien, il a compris ce que je recherchais, la vie que je voulais avoir. »
Le démon qui agite Ben Christophers est plutôt de l’espèce des feux follets qui stimulent l’esprit que des vilains bourdons qui perforent les entrailles. Pas un démon de midinette mais plutôt une tourmente créatrice. Sa mélancolie de circonstance n’est qu’une parure qui enveloppe joliment ses chansons et leur confère cette épaisseur tragédienne, ce vernis lyrique badigeonné avec d’élégantes pincettes plutôt qu’au moyen de gros pinceaux. Il rappelle d’ailleurs nettement quelqu’un qui se trouve être sa première véritable idole : David Sylvian. Un timbre de voix asexué (prétention d’ange oblige) qui manipule les octaves et autorise un registre d’acrobaties aériennes assez époustouflantes, une propension à composer des airs frivoles et à les interpréter avec grandeur comme s’il s’agissait uniquement de choses profondes et vitales, une curiosité musicale qui l’entraîne d’orchestration néoclassique en batifolage électronique avec une même et naturelle aisance.
A l’intérieur de cette jungle instrumentale qu’a construite pour lui David Kosten, maître en architectures alambiquées oeuvrant habituellement sous le patronyme de Faultline (auteur l’an passé de l’enthousiasmant Closer colder), Ben Christophers ne se balade pas en propriétaire satisfait mais plutôt en aventurier de sa propre musique, comme découvrant ses chansons à mesure qu’il les interprète, défricheur perpétuellement sur la brèche plutôt que ratisseur de chemins proprement balisés. « Notre collaboration avec David pourrait se résumer ainsi : je conduis et il est mon copilote. C’est lui qui possède le plan de route, la topographie du parcours, et il m’indique où aller, quelle direction prendre, tous les virages difficiles à aborder… Cette manière de fonctionner comporte pas mal de risques d’accidents et ce sont justement ces accidents qui donnent son charme à l’album. Avant de rencontrer David, j’écrivais des chansons folk assez classiques mais je savais qu’il leur manquait quelque chose. J’ai écouté son disque chez un ami et j’ai tenu absolument à le rencontrer parce que je cherchais quelqu’un susceptible de venir déranger mes petites habitudes. C’était comme laisser un inconnu entrer dans mon appartement et fouiller dans les tiroirs, soulever les tapis, ouvrir les placards. Je voulais aussi qu’il ne remette rien en place mais qu’il contribue au contraire à créer un nouvel ordre par le désordre. Pour moi, des artistes comme Tricky ou Björk sont des songwriters au même titre que Leonard Cohen ou Joni Mitchell. Le cliché du songwriter solitaire trimballant son âme maudite et sa guitare en bandoulière, tout ça appartient à un temps révolu. Aujourd’hui, on doit à la fois écrire des chansons solides, simples et sensibles, et faire preuve d’audace dans la production, sinon on fait du surplace. »
L’illustration la plus élaborée de son désir musical, Ben Christophers la trouve naturellement chez Talk Talk, dont les magnifiques Spirit of eden et Laughing stock constituent pour lui d’intarissables sources d’inspiration et (surtout) de respiration : « Comme David Sylvian, dont l’album Secrets of the beehive fut un choc énorme pour moi, Talk Talk a amené une dimension importante dans la musique pop : le silence. Presque tout jusque-là n’était qu’addition de sons et de bruits alors que Mark Hollis a eu ce trait de génie qui consistait à soustraire pour ne garder que des sons essentiels. Les premières chroniques de mon album dans la presse citaient Talk Talk comme référence et c’était le plus beau compliment qu’on ait pu me faire. »
Il y a aussi une part de naturel, une évidente candeur, qui survole d’un bout à l’autre My beautiful demon et transperce par-delà même sa richesse et sa complexité musicale. Contrairement à tant de premiers albums macérés trop longtemps et qui, lorsqu’ils éclosent, exhalent le lourd parfum d’une besogne appliquée qui les rend souvent irrespirables, tout ressemble ici à un premier jet fluide dont l’auteur, sûr de son adresse, s’est délesté sans effort : « J’écris des chansons depuis toujours. J’ai commencé par écrire des poèmes à 4 ans et je n’ai jamais arrêté depuis de noircir des cahiers entiers, sans jamais les relire. Quand j’ai commencé à savoir me servir d’un instrument, j’ai composé des tonnes de chansons, sans réfléchir. Je possède ainsi des valises entières de cassettes que je ne réécoute pas. Pour l’album, j’ai tout écrit dans l’urgence, sans jamais éprouver le besoin de me replonger dans mes vieilles bandes pour recycler des choses anciennes. Je voulais avancer avec le minimum de bagages, me laisser diriger à l’instinct. » A peine a-t-il connu cet apprentissage obligé qui consiste à bredouiller en groupe (de rock) un futur langage solitaire, à s’échiner sur une guitare avant de prendre la distance et la hauteur nécessaires face à son instrument : « J’ai bien essayé de faire un groupe, mais ce n’était pas mon truc. Il y règne souvent cette ambiance détestable de vestiaire de garçons qui ne me convient pas du tout. J’ai une façon très féminine d’écrire que j’assume totalement et qui peut difficilement s’épanouir au contact d’autres mecs dans le cadre d’un groupe. Si je n’avais pas choisi cette voie en solo, ma musique en aurait été complètement modifiée, j’aurais sans doute écrit des choses plus masculines. »
Et si ses modèles de perfection sonore ont pour nom Japan et Talk Talk, ses affinités électives en matière de songwriting l’entraînent effectivement plus volontiers à l’ombre de filles plus très jeunes ni très en fleurs : Stevie Nicks et surtout Joni Mitchell, avec laquelle il partage le goût des risques mélodiques et le besoin permanent d’abattre les cloisons musicales au point de cousiner par instants brefs avec le jazz ou l’abstraction contemporaine. « Quand j’entends ses disques, j’ai immédiatement envie d’habiter dans le même village que les personnages dont elle parle. Je la vois, elle, en haut de la colline nous contemplant tous comme ses créatures (rires)… J’ai toujours eu un rapport très personnel avec la musique, je n’ai jamais pu rester passif en écoutant un disque, il fallait toujours que je pénètre à l’intérieur, que je m’implique corps et âme. Quand j’étais jeune, au lieu d’acheter des disques, j’enregistrais la radio et je fabriquais des boucles à partir de mes chansons favorites. J’avais l’impression de les investir, de m’emparer de leurs secrets de fabrication et de les transformer à ma guise. Souvent, le résultat était lamentable mais c’est ce qui m’a permis de défricher ma propre voie. »