La rentrée 2020 est celle des masques dissimulant les visages, mais elle sera aussi celle des langues qui se délient sur les violences sexistes et sexuelles dans le milieu de la musique. Les Inrockuptibles donnent la parole aux femmes qui participent à ce changement en cours.
En l’espace de quelques mois, en France, la soprano Chloé Briot a porté plainte pour agression sexuelle contre un de ses partenaires sur la production d’un opéra, cinq plaintes ont été déposées contre Moha la Squale pour « violences », « agression sexuelle » et « séquestrations », les réseaux se sont échauffés après qu’une jeune femme a accusé Roméo Elvis d’agression sexuelle (le rappeur a réagi et présenté ses excuses sur Instagram)… A l’international, plusieurs artistes, du plus mainstream (Erick Morillo) au plus indie (Avi Buffalo), ont récemment été, eux aussi, accusés de violences sexuelles.
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En France, un collectif anonyme, #MusicToo, a lancé en juillet un appel à témoignages en expliquant ses motivations dans un manifeste : “Certain·e·s d’entre nous ont quitté la filière il y a plusieurs mois ou années, certain·e·s y évoluent encore aujourd’hui. Une filière professionnelle parfois dangereuse, souvent toxique pour les femmes, pour la communauté LGBTQIA + et les personnes racisées sous représentées. Depuis plus d’un an, nous repensons aux témoignages de nos ami·e·s, aux histoires d’agressions sexuelles que tout le monde connaît dans le milieu mais dont personne ne parle. Et nous constatons l’impunité des agresseurs (professionnels à des postes clés, artistes omniprésents dans les médias) qui n’ont aucune raison d’arrêter leurs agissements si personne ne parle. Il est temps que la peur change de camp.” #MusicToo recueille jusqu’au 30 septembre les témoignages de violences sexistes et sexuelles dans le milieu de la musique sur sa plateforme, via un formulaire anonyme en ligne (même si, comme nous l’assure l’une des membres du collectif, “le 30 septembre n’est pas une deadline (…) Chacune prendra la parole au moment et de la façon qui lui conviendra”.)
Qui sommes nous?
Nous sommes un petit collectif qui préfère rester anonyme pour le moment.Vous connaissez les pressions et les risques de notre industrie.
Vous savez combien les agresseurs voudront passer cette action sous silence ou se prétendre victimes.— Music Too France (@MusicTooFrance) July 18, 2020
Depuis le début du mouvement MeToo en 2017, les témoignages de violences sexistes et sexuelles au sein du monde de la musique, en France, étaient jusqu’ici restés peu médiatisés. Aujourd’hui, avec #MusicToo, le vent gronde un peu plus fort. Ainsi, nous avons souhaité recueillir les ressentis des personnes à l’initiative de ce collectif, lesquelles désirent garder l’anonymat. Mais aussi les témoignages de celles qui, depuis des années, militent pour la parité et le respect au sein de l’industrie de la musique, triste reflet d’une société maladivement secouée de pulsions patriarcales et où les hommes détiennent majoritairement le pouvoir, et n’hésitent pas à en abuser.
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“Nous voulons prouver que parler est possible, acceptable, entendable. Et que l’impunité ne peut pas durer”
Membre anonyme de MusicToo : “Dès notre lancement, nous voulions proposer une période suffisamment longue pour la réflexion et la prise de parole, mais suffisamment courte pour lancer les premières démarches et éviter à notre collectif une charge mentale sur le long terme. Il s’agira d’un point d’étape nécessaire pour prendre du recul et pour évaluer/améliorer ce processus inédit. Et bien entendu, le moment d’exposer et neutraliser les agresseurs à tous les niveaux de notre industrie. Le formulaire nous permet de structurer notre recueil et de rapprocher les récits par agresseur, sans entrer dans un affect et une empathie trop intenses, même si les témoignages sont bien entendu très difficiles à lire.”
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Membre anonyme de MusicToo : “Le 30 septembre n’est pas une deadline. Nous ne le présentons pas de cette façon car il est important de ne faire aucune injonction envers les victimes, encore moins imposer un ultimatum. Chacune prendra la parole au moment et de la façon qui lui conviendra. C’est ce qui se passe depuis quelques semaines : toutes les victimes qui s’expriment ne passent pas forcément par notre initiative. Ce qui compte, c’est la fin du silence et de l’impunité. Ce qui compte, c’est de les soutenir toutes. Vous êtes, nous sommes des milliers dans ce cas. Nous voulons prouver que parler est possible, acceptable, entendable. Et que l’impunité ne peut pas durer. Rien ne dit que nous allons réussir. Mais pour éviter tout backlash, on se protège par l’anonymat, nous et les victimes qui nous accordent leur confiance.”
Lola Levent, journaliste spécialisée dans les musiques actuelles, manager, fondatrice de D.I.V.A. et cofondatrice de Change de Disque : “En mai dernier, j’ai créé D.I.V.A. en réaction au silence qui régnait autour du sexisme et des violences sexuelles dans l’industrie de la musique. Suite à des événements que j’ai vécus et d’autres dont on m’avait fait part, j’ai commencé par me renseigner sur ces questions. En prenant connaissance des enquêtes sur la place des femmes dans le milieu de la musique, j’ai réalisé qu’il y avait du chemin à faire mais aussi que beaucoup d’initiatives existaient déjà et qu’elles méritaient d’être recensées afin d’être accessibles à toutes. Je voulais donc m’inscrire dans les zones d’ombre de ces projets et essayer d’apporter mon aide là où c’était nécessaire et où je considérais qu’il y avait urgence.”
Il est temps que le milieu de la musique change de disque. pic.twitter.com/tMG2s3cs3j
— Change de disque (@changededisque_) September 17, 2020
“En 2020, j’ai été débordée de travail. Et c’est un travail qui peut avoir tendance à démoraliser ! Il montre à quel point l’attente des victimes a été longue… Je suis contente de pouvoir aider, à mon échelle, à résorber cette omerta. Cela m’a coûté très cher professionnellement, et j’espère qu’il y aura bientôt des places pour celles qui ont envie de grandir dans ce milieu sans avoir à faire fi de leurs opinions. Le résumé de ces derniers mois : beaucoup de fatigue et l’espoir de voir le changement se concrétiser pour de bon.”
“Concernant MusicToo, je pense que c’est une bonne chose que la réalité éclate au grand jour. Une prise de conscience générale, ce n’était franchement pas du luxe et ça ne m’étonne pas, au vu du degré de notoriété des artistes incriminés. Ce qui m’inquiète, c’est l’idée qu’on ne donne pas autant de retentissement aux affaires qui concerneront des personnes travaillant dans l’ombre de cette industrie. Et que par manque de sensationnalisme, celles-ci soient étouffées. L’initiative de MusicToo va-t-elle porter ses fruits ? Je l’espère. En tout cas, jusqu’ici, j’ai l’impression que nos initiatives se complètent bien.”
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Stéphanie Fichard et Anaïs Ledoux, directrices de label et de l’agence de management CryBaby et du collectif F.E.M.M : “Après l’enquête de Valérie Lehoux publiée en 2019 dans Télérama, accompagnée de notre manifeste F.E.M.M, aucun des hommes qui s’étaient reconnus (ou qu’on aurait pu reconnaître aisément) ne s’est excusé. Il n’y a pas eu de réaction du côté des gens de pouvoir. Ce qu’on voulait, c’était imposer une charte et qu’elle soit portée par les artistes afin de faire bouger les lignes en termes de parité, de visibilité. Le changement doit venir d’actions concrètes. On travaille avec des artistes qui sont en phase avec ce qu’on défend, de Jeanne Added à Léonie Pernet.”
“Notre organisation doit être solide pour qu’on se sente épaulées et entendues. Or, beaucoup de femmes ne se sentent pas assez menaçantes et n’osent pas prendre la parole. Sans parler des mecs qui se disent hyper féministes alors qu’ils ont été agresseurs ! Il y a aussi un réel manque de confiance en la justice, et en un gouvernement qui ose nommer des hommes comme Darmanin et Dupond-Moretti… Ces dernières semaines, il se passe des choses suite aux affaires concernant Moha la Squale et Roméo Elvis. Mais quoi de concret ?”
“On grossit les traits mais il nous semble que, tant que ce n’est pas un viol aggravé filmé par des caméras, il persiste cette banalisation voire cette justification des violences. Cependant, on est en train de prendre de pouvoir. Le recueil des témoignages par MeToo, qui sont sans doute nombreux, la volonté de faire tomber certains ou du moins lancer des enquêtes, c’est précieux. Cela peut en inquiéter quelques-uns et influencer les comportements… En tout cas, le salut se trouve dans les jeunes générations, particulièrement les vingtenaires et les adolescents. Ça se joue, là, maintenant. Et MusicToo y participe.”
Claire Morel, cofondatrice du réseau professionnel shesaid.so, anciennement éditrice et cheffe de projet en développement international : “Il y a six ans, quand on a créé shesaid.so France avec Yaël Chiara, Rachel Graham, Marine DeBryun, et Sarah Carrier, on n’imaginait pas l’ampleur que cela prendrait. Il y avait (et il y a toujours) une réelle envie pour les femmes de se retrouver. shesaid.so France se destine aux femmes œuvrant dans l’industrie de la musique et compte aujourd’hui près de 10 000 membres dans le monde. Dès les premières réunions, le harcèlement, les abus de pouvoir étaient vite posés sur la table, parfois même des agressions sexuelles. On a toujours su que c’était un sujet dont on n’osait pas parler car on était très isolées.
“Peu de femmes osent prendre la parole de peur des représailles, de perdre leur emploi. Au vu des politiques internes des entreprises, il est souvent plus facile d’écarter une victime (et donc de taire le problème) que de remettre en question une personne de pouvoir… Au final, même si elles ne parlent pas, elles finissent par quitter leur emploi, être écartées ou carrément par quitter le milieu car on les en a dégoûtées. Cela se matérialise dans l’étude du Prodiss (le syndicat national du spectacle musical et de variété, ndlr) qui démontre bien que les femmes disparaissent après 30, 35 ans.”
“L’objectif de shesaid.so ? Nous sensibilisons sur les inégalités liées au genre et agissons pour un changement des règles vers l’égalité de genre, la diversité et l’inclusion. On se soutient, on se recommande entre nous, on organise des rencontres de réseautage, des formations à la prise de parole en public, on œuvre de sorte que les femmes soient aussi reconnues comme expertes… Nous ne sommes pas une plateforme de témoignages comme MusicToo, mais on souhaite offrir les solutions une fois les problèmes révélés au grand jour, notamment grâce au mentorat. L’un s’appelle “she.grows”, avec le soutien de YouTube Music, et l’autre consiste en un partenariat avec le programme mixte de mentorat La Nouvelle Onde, créé par Emily Gonneau. A ce jour, elle est la seule à avoir témoigné de son expérience.”
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