Rituel andalou. L’ensemble marseillais Musicatreize perpétue la mémoire de l’héritier de Manuel de Falla, Maurice Ohana, compositeur français qui a dédaigné de son vivant académisme et dogmatisme pour mettre en avant la force primitive de son inspiration. En 1992, Maurice Ohana disparaissait un vendredi 13 après avoir entretenu toute sa vie une relation particulière avec […]
Rituel andalou. L’ensemble marseillais Musicatreize perpétue la mémoire de l’héritier de Manuel de Falla, Maurice Ohana, compositeur français qui a dédaigné de son vivant académisme et dogmatisme pour mettre en avant la force primitive de son inspiration.
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En 1992, Maurice Ohana disparaissait un vendredi 13 après avoir entretenu toute sa vie une relation particulière avec ce nombre fatidique, non par phobie mais par le biais d’une étrange connivence, en relation avec le contour râpeux de sa trajectoire qui prend l’allure d’une fresque antique. Par superstition, il prétendait être né en 1914 alors qu’il l’était déjà un an plus tôt. Comme attiré par les gris-gris, il s’est créé un monde très personnel, souvent circonscrit autour d’un cercle d’amis, d’élus. Toute sa musique est pleine de sibylles, de personnages qui devinent l’avenir, de Parques qui filent le destin.
La référence à la symbolique des chiffres, l’ensemble vocal marseillais Musicatreize la cultive dans son sillage spirituel. C’est aujourd’hui l’avocat le plus inspiré du compositeur en matière de formation vocale. S’il fête cette année ses treize ans d’existence, le groupe s’est constitué avec une ossature de douze chanteurs, non pour conjurer le sort, mais parce que la perfection chorale s’arrondit autour de cette harmonie paire. C’est une des fiertés du département des Bouches-du-Rhône, de la région même, et le Conseil général peut à loisir en agiter l’étendard. En musique classique contemporaine, Musicatreize est une référence locale et nationale, l’équivalent du bon vieil OM avec qui il a failli convoler brièvement en justes noces. Qu’on imagine le tableau : douze chanteurs, dans leur nudité artistique, ouvrant le bec dans l’arène du Stade Vélodrome. On espère qu’un projet de ce type aboutira un jour il faut bien mettre le feu pour pallier les errances actuelles du club phocéen.
En attendant, c’est dans l’intimité des églises que la valeur technique de la troupe de Roland Hayrabedian s’apprécie le mieux ; les programmes, à première vue assez arides, parviennent à rassembler un public jeune, connaisseur et fidèle. Musicatreize a réussi à chasser en partie l’appréhension du grand public envers la musique actuelle la plus exigeante. Souvent, des concerts-minutes sont suffisants pour entretenir une flamme parfois vacillante, voire artificielle dans d’autres circuits plus rigidement institutionnalisés. Une recette qui marche : d’un côté la collaboration avec de jeunes compositeurs qui ont quelque chose dans les tripes, de l’autre un rendu technique impeccable.
Mais Maurice Ohana occupe la part belle des concerts de Musicatreize. Le Bayonnais est déjà un classique et un peu le marabout de l’ensemble qui a interprété et gravé ses oeuvres essentielles, à commencer par Office des oracles. L’enregistrement s’est hissé au rang des meilleures parutions des derniers mois en matière de répertoire moderne. L’Office, c’est moins l’atmosphère de l’église que celle de l’arène qui suinte, à travers une communion païenne entre public et exécutants. Une oeuvre ramassée et puissante où se confondent profane et sacré, liturgie et mythologie, où voix et percussions se répondent, où la force primitive des symboles mythiques rappelle la fresque épique de Darius Milhaud, L’Orestie, écrite vers 1914 en collaboration avec Paul Claudel. Dans la deuxième partie de ce triptyque, Les Choéphores, la séquence Présages et Exhortation est écrite pour choeur et percussions, elle dégage une animalité implacable. La violence et le rite, ce n’est pas simplement une ligne directrice du répertoire dramatique français, c’est aussi le lien qui ramène vers l’Espagne de Manuel de Falla. Chez Ohana, Sarabande et Llanto por Ignacio Sánchez Mejías, composé sur le poème fameux de Federico García Lorca après la mort du torero, adressent un clin d’oeil au Concerto pour clavecin du compositeur espagnol. Le Llanto trahit la fascination pour l’arène. Dans ce tableau austère qui fait appel à la psalmodie et à un choeur de pleureuses, il n’y a plus d’un côté la musique et la poésie de l’autre ; tout fusionne et on en a la chair de poule. L’hommage au monde ibérique, à ses formes populaires qui se greffent sur les mélodies berbères entendues durant l’enfance, est récurrent chez Ohana.
Né à Casablanca, il a toujours fait valoir ses origines andalouses et son attachement au Pays basque : une carte d’identité haute en couleur qui a sûrement contribué à affaiblir son poids historique dans un milieu conditionné par l’académisme. Contemporain d’Olivier Messiaen, Ohana partageait avec lui le refus des systèmes. Comme lui, ce qu’il a écrit pour piano (dont les Vingt-quatre préludes) est d’une force technique saisissante qui ne s’arrête pourtant pas au simple déballage de virtuosité. On s’en rend compte en écoutant l’album récent du duo Jean-Efflam Bavouzet/Florent Jodelet qui s’éclate dans les Etudes pour piano et percussions (Harmonic Records). Si Ohana est allé voir du côté des micro-intervalles et de l’électroacoustique, c’était pour mieux rebondir vers l’irrationnel. Surtout, il a ignoré le sérialisme au moment où il était quasiment langue officielle en France.
Hayrabedian, qui a côtoyé Ohana alors qu’il était étudiant, évoque l’allure et l’aura du personnage. « Les gens se retournaient sur son passage. Il était habité d’une prestance inouïe. C’était un Européen avant l’heure qui aimait la nature et possédait l’élégance des Anglais, un peu comme Britten, qui apprivoisait aussi le soleil de l’Andalousie et surtout le côté rituel, cette vie qui tourne autour de l’Espagne, évidemment pas dans l’aspect folklorique. Chez lui, il y a ce côté lumineux, libre et inventif qu’il tire de Debussy. Un grand indépendant. Il a cheminé seul et n’a pas fait partie des chapelles ; il ne mâchait pas ses mots et était parfois excessif. Il m’a dit de faire ce que je croyais devoir faire. De lui je garde cette grande idée qui est de se référer à la mémoire, aussi bien à Chopin qu’à Couperin (il était très porté sur la musique française). »
Le choeur et la voix sont au centre de l’oeuvre d’Ohana qui culmine avec cette dernière oeuvre jubilatoire, Avoaha, écrite pour percussions, deux pianos et un choeur d’au moins trente-six voix. Retour au rite et au mythe dans l’opéra de chambre Syllabaire pour Phèdre (1967), qu’on a l’occasion d’entendre et de voir dans plusieurs villes du Midi, couplé à La Source des images de Patrick Burgan. A travers le hiératisme du choeur, la voix, en épuisant tous les moyens d’expression, va souvent au-delà du compréhensible, de la sémantique traditionnelle. « Ohana avait un sens de la dramaturgie exceptionnel, ce goût du rituel ; on le décèle partout, même dans ses oeuvres non scéniques, sans parler du sens incroyable de l’orchestration (ici on a seulement quelques instruments) ; en ce sens, il est bien le successeur de Debussy. L’orchestration, elle est aussi présente dans la voix. Syllabaire pour Phèdre, c’est l’exemple type de sa capacité à exprimer le maximum de choses avec un minimum de moyens. » En disque et en concert, Musicatreize, animé d’une réjouissante humilité, révèle la nudité puissante du fleuve Ohana.
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