Là où “Racine carrée” bousculait les codes de la chanson francophone, “Multitude” se révèle moins visionnaire, plus sociétal, mais toujours aussi vulnérable. Décryptage d’un troisième album qui, malgré le succès promis, pose quelques questions.
Prendre les commandes des charts est une chose, en prendre le pouls en est une autre. Avec son troisième album, nul doute que Stromae risque d’être confronté à ce constat. Impossible, en effet, de douter de la réception de Multitude quand on sait que le disque sort neuf ans après Racine carrée (4 millions d’exemplaires vendus), qu’il est porté par un évident sens du marketing, qu’il est accompagné d’un documentaire en trois parties où les vedettes de la musique (Lorde, Madonna, Will.i.am, Angèle…) disent tout le bien qu’elles pensent de lui, tandis que l’intéressé a d’ores et déjà annoncé deux concerts à la Défense Arena en juin 2023.
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Si Multitude est évidemment promis à de beaux lendemains a-t-on le droit de le trouver autrement que génial ? Après tout : derrière le storytelling intelligemment orchestré, et forcément touchant (la dépression, cette “putain de maladie”), que reste-t-il ? Une œuvre populaire ? C’est une certitude. Des textes voués à toucher le cœur des auditeur·trices ? Oui, probablement, quand on sait que L’Enfer a provoqué une augmentation du nombre d’appels au 3114, le numéro national de prévention du suicide, suite à sa diffusion sur TF1 en janvier dernier. Un bel album, digne d’un maestro de la chanson censé dicter les tendances de demain ? Poser cette question purement rhétorique, c’est déjà y répondre.
La simplicité du verbe
Il y a évidemment de quoi se réjouir à l’écoute de Multitude, un disque qui, curieusement, n’affiche pas les stigmates habituels de ces disques conçus en pièces détachées, combinées façon puzzle pendant plusieurs années. Peut-être parce que Stromae n’a jamais vraiment disparu depuis Racine carrée : on l’a notamment vu aux côtés d’Orelsan, Disiz, MHD ou même Caballero & JeanJass.
Le temps de douze morceaux, il y a même quelque chose de beau à entendre le Belge transformer son vague à l’âme en chansons puissantes, à le voir incarner différents personnages, soucieux de rester connecté au peuple, d’en chroniquer les aléas quotidiens. Tout le monde y passe : les mecs désillusionnés, le fils de prostituée, le suicidaire, les invisibles ou encore ce couple mal assorti. Uniquement des gens en rupture, donc, désabusés, dont le destin contraste avec la force et la richesse de ces mélodies, toujours très dansantes et nourries d’influences diverses (chant mongol, cumbia colombienne, musique traditionnelle sahraouie). Sur Fils de joie, on trouve même un quatuor à cordes et un clavecin : c’est dire la “multitude” de sonorités convoquées sur ce troisième album.
Musicalement, et à quelques exceptions près (Santé, trop fidèle à ce qui a déjà été formulé par le passé, comme s’il fallait satisfaire le cœur de cible), Multitude est donc un disque relativement agréable, rempli à ras bord d’harmonies accrocheuses, caractérisé par des lignes mélodiques ou des refrains que l’on se surprend à chantonner avec conviction. Surtout, le disque est porté par une interprétation variée, Stromae rappelant ici son aisance à capter l’émotion même quand l’écriture se fait plus simple, plus directe.
Les mots, justement, sont précisément ce qui laisse parfois perplexe. Parce qu’ils préfèrent le trivial (“caca”, “vomi”, etc.) à la poésie, la frontalité à la subtilité, ce qui semble relever d’une véritable réflexion. “J’en discutais avec Orelsan, expliquait-il à Télérama. Lui me disait ne pas être très à l’aise avec ce vocabulaire, que j’assume totalement pour ma part. Il était difficile d’évoquer l’époque de la naissance d’un enfant sans parler de caca. Quant à Mauvaise journée, son sujet n’est pas la vraie dépression, mais la déprime journalière. C’est un petit caca qui se termine mal, le genre de journée où rien ne va.”
Par instants, cette simplicité est précisément ce qui séduit : le langage est clair, accessible, dépourvu d’artifices, et donc foncièrement opposé à une écriture absconse, destinée aux élites. Avec, par moments, un mot ou un trait d’humour venant contrebalancer avec dérision le propos, comme sur Mon amour, où il chante : “Depuis que t’es partie/La vie n’a plus la même saveur/Les draps n’ont plus la même odeur/Depuis qu’j’fais la lessive”. D’autres fois, en revanche, cette spontanéité influence tant l’écriture de Stromae qu’elle en devient légèrement prévisible. À l’image du diptyque Mauvaise journée et Bonne journée : deux morceaux co-écrits avec Orelsan et placés en fin d’album, joliment faits mais souvent naïfs, auxquels il manque sans doute une étincelle, voire un peu de profondeur, pour pleinement convaincre.
Sans doute trop dragueur par moments dans ses effets, Multitude n’en demeure pas moins une œuvre à part entière, séductrice, ludique : celle d’un homme qui a visiblement pour but de soigner les bleus à l’âme. “J’suis pas le seul à être tout seul”, clame-t-il, le ton sérieux, convaincu de pouvoir faire de son intimité une histoire universelle : celle de ces “gens-là” qui, pour reprendre les mots de Jacques Brel, ont les yeux mouillants, ceux dont attend qu’ils crèvent, ceux qu’on n’écoute même pas.
Croquer le monde, en saisir l’humanité, s’attaquer à l’homme qui, vraiment, gâche tout : telle semble être l’obsession de Paul Van Haver. On le sent, le Belge aimerait faire bouger les lignes. Alors, rien que pour ça, il serait dommage de bouder Multitude et sa volonté de renouer avec la chanson populaire, toujours attrayante lorsqu’elle semble obnubilée par l’université d’un refrain, lorsqu’elle parvient comme ici à faire danser avec énergie la mélancolie.
Stromae Multitude (Mosaert/Polydor). Sortie le 4 mars.
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