Au nom du fils. Styliste raffiné quel que soit le contexte, le saxophoniste Ravi Coltrane fait partie de cette nouvelle génération de musiciens new-yorkais bien décidés à marquer la tradition de leur empreinte. A 33 ans, il signe son premier disque en leader, Moving picture, et impose son prénom. S’apprêter à interviewer Ravi Coltrane, on […]
Au nom du fils. Styliste raffiné quel que soit le contexte, le saxophoniste Ravi Coltrane fait partie de cette nouvelle génération de musiciens new-yorkais bien décidés à marquer la tradition de leur empreinte. A 33 ans, il signe son premier disque en leader, Moving picture, et impose son prénom.
S’apprêter à interviewer Ravi Coltrane, on a beau lutter contre l’idée, insidieuse et tenace, c’est immanquablement aller à la rencontre du fils de… Il faut dire que dans le jazz comme ailleurs on est entré dans cette nouvelle ère de la continuité filiale. Le plus célèbre de ces enfants prodiges, au point d’éclipser le père, il est vrai beaucoup plus obscur, sauf au coeur des amoureux d’Ornette Coleman, c’est assurément Joshua Redman, fils de Dewey, star internationale aujourd’hui qui, comme aime à le dire Francis Marmande, est bien meilleur que son père mais joue infiniment moins bien. Evidemment, Ravi ne peut entrer dans une telle comparaison. John Coltrane, rappelons-le pour les distraits, c’est tout simplement un des dix plus grands musiciens du siècle. Pas moins. Difficile dès lors d’envisager ne serait-ce que l’amorce d’une confrontation stylistique. Pour Ravi, l’interrogation se pose en amont. Comment peut-on décider de devenir musicien de jazz, qui plus est saxophoniste ténor et soprano, avec une telle parenté ? Gageure quasi suicidaire ou inconscience béate ? Comme toujours la vérité est ailleurs.
Ravi Coltrane va avoir 33 ans. Il est calme, un peu timide, le regard intelligent derrière ses petites lunettes ovales. On est d’abord surpris par la différence physique (que s’attendait-on à trouver, un clone ?) et puis bientôt par la ressemblance, non moins sensible, fugace, inattendue, au détour d’une phrase, un certain état de concentration, une sérénité douce et sombre. On s’excuse d’emblée, on prend les devants à coups de précautions oratoires polies et embarrassées, la question va être stupide, on le sait, répétée mille fois en plus, mais comment faire sans, comment l’éviter, n’est-ce pas, et puis elle est universelle cette question, au-delà du nom célébrissime, elle nous concerne tous en un mot : « Qu’est-ce que ça fait d’être le fils de son père ? » Evidemment, il a sa petite réponse, toute prête : « Ravi Coltrane, c’est mon nom ! Celui que j’ai toujours eu, depuis ma plus tendre enfance. Je n’y peux rien, c’est comme ça, et finalement ça ne me pose pas de problème particulier. De toute façon, aux USA, en Californie, là où j’ai grandi, personne ne sait qui sont Ravi Shankar ni John Coltrane, alors ça a diminué d’autant la pression qui pouvait peser sur mes épaules. J’exagère, mais à peine ! Choisir par la suite de devenir musicien de jazz avec ce nom, bien sûr c’est une autre histoire. Mais faire ce choix, ce n’est simple pour personne, c’est une décision difficile qui implique une grande prise de responsabilité individuelle. M’appeler Coltrane, c’est juste une petite tension supplémentaire mais ça n’influe en rien sur ce que je dois jouer ou comment je dois le jouer. Cela dit, John Coltrane est absolument incontournable quand on décide de s’exprimer au saxophone et d’improviser. C’est une influence majeure pour quiconque fait de la musique aujourd’hui. Pourquoi en serait-il autrement pour moi ? J’essaie juste de faire avec ça pour le mieux et de tracer mon chemin. »
Au-delà du discours, répété, on sent une humilité sincère, non feinte, extrêmement attachante. Il faut dire que Ravi a dû se réapproprier seul l’héritage de son père. Il n’a pas 2 ans quand, le 17 juillet 1967, John Coltrane meurt à New York d’un cancer du foie. « Je n’ai aucun souvenir « physique » de mon père, mais sa musique a bercé mon enfance. Aussi loin que remontent mes souvenirs, elle est là, présente, diffuse, dans l’air. Pourtant, elle n’a commencé à m’intéresser et à me toucher que bien plus tard. J’ai passé mon adolescence à écouter du R&B, de la soul, du rock. Ce n’est que vers 20 ans que j’ai commencé à entendre le jazz d’une façon différente. Le jazz est un langage très abstrait, il faut une certaine maturité pour l’aborder. Ça m’a pris du temps, simplement pour que je prenne plaisir à en écouter. »
Le déclic a lieu à l’adolescence, à l’occasion d’un épisode douloureux. « Je jouais déjà de la clarinette dans l’orchestre du lycée, et ma mère m’a offert un saxophone soprano. J’avais 16 ans, j’étais encore à l’école et mon frère aîné venait de mourir. Ce fut une période difficile pour moi et ma famille, mais aussi particulièrement décisive. Je me suis mis à réfléchir à ma vie, aux choses qui avaient de l’importance pour moi. J’ai commencé à écouter du jazz sérieusement, notamment les disques de mon père, de façon plus attentive, pour essayer d’y déceler ce qui faisait la force de cette musique. Et j’ai compris. Ça a été une véritable révélation, ça m’a totalement bouleversé, en profondeur. J’ai arrêté de jouer de la clarinette et je me suis consacré exclusivement au soprano. Et j’ai alors décidé de m’investir totalement dans la musique pour voir si j’étais capable d’y réaliser quelque chose de personnel. »
Ravi se met au travail et commence sa quête, un peu confuse. « Je n’avais pas l’idée d’y consacrer ma vie, mais il y a le flux des choses et il suffit de se laisser aller dans le courant je jouais de plus en plus, je sentais que musicalement je progressais, que j’avais plus d’aisance techniquement et plus d’idées dans l’improvisation. On a soudain le sentiment de s’améliorer, on déniche quelques gigs avec ses copains de classe, on commence à se faire remarquer et c’est parti… » C’est Elvin Jones, l’alter ego du père, le batteur mythique du fameux quartette du début des années 60, qui le fait entrer dans le milieu et lui propose son premier contrat professionnel. On est au début des années 90, Ravi débarque à New York, un autre monde. Mais le « clan Coltrane » est là « Rashied Ali, Art Davis, de nombreux musiciens ayant joué avec mon père m’ont aidé à mon arrivée à New York. Je pense qu’ils ont su voir que je n’arrivais pas avec l’idée qu’une place m’était réservée parce que je m’appelais Coltrane. Ils ont senti que j’avais le désir de m’affronter à la musique, d’en extraire quelque chose de personnel.« Il joue un temps dans l’orchestre d’Elvin et parallèlement rencontre la fine fleur du jazz new-yorkais, toutes générations confondues : Kenny Barron, Wallace Roney, Kenny Garrett, Joe Lovano, Dewey Redman, Dave Holland, Herbie Hancock… En quelques mois, Ravi fait le sideman auprès des plus grands.
L’autre rencontre décisive, c’est Jack DeJohnette « J’ai de la chance avec les grands batteurs. Jack, c’est comme un deuxième père pour moi. Il a beaucoup influencé mes conceptions musicales, il m’a ouvert des perspectives. » Il intègre son groupe, les Special Edition, et rencontre une nouvelle famille de musiciens, Lonnie Plaxico et Greg Osby, alors embarqués auprès de Steve Coleman dans l’aventure M’Base. On est en 1993, la musique de Ravi prend une nouvelle orientation. L’apport de Coleman est fructueux. « Sa musique m’est tout de suite apparue absolument unique et originale, même s’il m’a été difficile d’en comprendre d’emblée le fonctionnement. Peu à peu, il m’a expliqué ses concepts, ses systèmes et ça m’a fait progresser d’une façon décisive. Simplement essayer de jouer sa musique te donne une sorte de connaissance de base, technique et conceptuelle, un savoir, une vision sur la musique, que tu peux ensuite appliquer dans tous les contextes, même s’ils sont plus traditionnels. Steve t’enseigne une véritable façon d’envisager la musique qui dépasse largement le cadre de l’esthétique M’Base. »
Dès lors, Ravi participera à tous les projets de Coleman et c’est très logiquement qu’il fait appel à ses talents de producteur pour son premier disque en leader, Moving picture. « Je n’avais pas envie de faire un disque de jazz de plus, conventionnel, avec des standards usés, comme la plupart des compagnies de disques en Amérique en font enregistrer aux jeunes musiciens simplement parce qu’on imagine que c’est ce que réclament les amateurs ou les stations de radio. Du coup, sous la pression de cette demande imaginaire, tout le monde fait le même disque anonyme. Moi, j’avais envie de faire quelque chose de personnel, de pensé, de construit. Le rôle de Steve Coleman a été déterminant en ce sens. »
De fait, entouré d’une formation séduisante et homogène, Ravi réussit là un premier disque exemplaire d’intégrité et d’humilité. Une musique qui balance doucement, avec élégance, entre modernité tempérée et tradition actualisée. Coltrane se montre même particulièrement convaincant dans le registre périlleux de la ballade, où tant de ses confrères s’engluent. Sans chercher à la pousser, Ravi laisse deviner une voix originale, à la fois douce et profonde, très naturelle dans ses inflexions, au lyrisme serein et au charme discret. Une véritable réussite qui augure bien de l’avenir. Mais là encore Coltrane fait preuve d’une sagesse étonnante : « J’ai bien conscience que pour réaliser ce que je désire réaliser, pour aller là où j’ai envie d’aller, il me faut du temps. Mais je me suis fait à cette idée. Avec de la chance je vais continuer à faire de la musique le reste de ma vie. C’est cette idée qui doit orienter mes actes aujourd’hui. J’ai commencé tard, j’ai conscience que c’est un travail de longue haleine. Une fois que tu t’es engagé sur le chemin, tu ne sais pas quelles vont être les péripéties sur la route, combien de virages tu vas avoir à négocier. La musique est une pratique qui demande qu’on s’y consacre entièrement, qu’on s’y engage. Si tu désires la gloire, il y a d’autre voies d’accès, plus rapides. Je ne fais pas de la musique pour devenir populaire ou riche ou je ne sais quoi… Jouer la musique que je joue, c’est un trajet qui s’envisage sur la durée d’une vie et qui a pour but ultime de prendre conscience de soi et des transformations qui t’affectent au fil du temps. » A 33 ans, Ravi Coltrane vient d’entrer dans le cycle des métamorphoses.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}