Les images d’aujourd’hui sont malades, cancérisées par le doute : entre kit de survie et diagnostic, première expo à Paris de l’artiste israélien Moshe Ninio
On aurait pu s’attendre à une démonstration de force : né en 1953 à Tel-Aviv, Moshe Ninio est en effet considéré comme un artiste majeur de la scène israélienne, personnage au charisme imposant, mais retenu par une voix douce et affable, professeur aux Beaux-Arts de Tel-Aviv et dont l’ uvre augurale a ouvert la voie à toute une nouvelle génération d’artistes israéliens.
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Pourtant, pour sa première exposition personnelle à Paris, dans la galerie Chantal Crousel, Moshe Ninio reste délibérément du côté du manque, du presque-rien : sept uvres en tout y sont montrées, pas plus d’une ou deux par salle, le reste de l’espace étant laissé à la déambulation presque « dés’uvrée » du visiteur : « Pour moi, les images sont des lieux de passage. » Dans tous les sens du terme : des images qu’on traverse, comme dotées d’un double fond, d’autres devant lesquelles on passe et qui varient leurs effets visuels au gré de nos déplacements, tel l’hologramme posé dans le sous-sol de la galerie et qui se joue de la réversion optique, reflet d’un tapis rouge qui hésite entre visible et invisible. Mais surtout les images passent dans l’ uvre de Moshe Ninio, parfois disparaissent, l’artiste refusant de les intégrer encore à son corpus, d’autres fois repassent quelques années plus tard, comme le diptyque photo Wake, étrangement daté « 1977-83/98 ». Deux mêmes images grisées, brumeuses comme dans un rêve : « Au départ, il s’agit d’une image télé, mais l’ombre qu’on aperçoit sur la photo n’existait pas sur l’écran. Et pourtant elle est vraie sur l’image. »
Vision accidentée pour un diagnostic sans appel : les images d’aujourd’hui sont malades, gangrenées par le soupçon, blessées dans leur aura et leur validité, et Moshe Ninio en révèle dès lors les tumeurs internes.
Artiste d’après la Shoah, d’après l’immontrable, il sait d’une part la non-nécessité des images, leur inutilité foncière. D’où sa participation à l’exposition Reflect on the Holocaust organisée en 1994 à Washington. Mais spectateur de MTV et du tout-télé, il connaît aussi le passage incessant des images, leur déferlement continu sur nos écrans cathodiques.
Qu’on ne s’y trompe donc pas : si Moshe Ninio se refuse à commenter l’actualité israélienne, si son travail prend une allure abstraite, minimaliste, fantomatique, comme détachée de tout contexte social et historique, son uvre se situe en réalité au croisement et c’ur de cette double histoire contemporaine. Vue sous cet angle, l’expo tourne à la visite médicale : accidentées par une fausse ombre, enfermées dans des caissons comme des radiographies de poumons, aussi illisibles qu’un scanner, aussi grisées qu’une échographie, ces pièces quelque peu sinistres posent toute la question de la survie de l’image, et celle de sa raison d’être.
Pour y répondre, Moshe Ninio n’essaie pas d’opposer aux médias, à la façon d’une Barbara Kruger par exemple, d’autres images, également spectaculaires mais qui détourneraient les codes visuels de l’industrie culturelle : « Si je m’approche de techniques obsolètes comme l’hologramme, c’est parce que je recherche plutôt des images faibles, fragiles, à la marge, mais capables de survivre, d’atteindre un certain degré de présence, d’existence. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas ce que l’image peut montrer, c’est sa nature, son degré de présence, sa relation avec le spectateur. » C’est évidemment là que se joue l’existence, mais aussi l’extrême contemporanéité de ces images sans qualité : dans leur dimension relationnelle, dans une interactivité qui ne prend jamais l’allure du fun, mais qui reste une relation de coprésence de l’ uvre et du regardeur. « Mes pièces ne sont pas faites pour regarder : elles sont faites pour être là. »
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