La légende américaine vient de casser la dernière corde restant à son banjo ce 27 Janvier à New York, ville où il était né 94 ans plus tôt. Retour sur l’histoire d’une légende américaine.
« Il ne regarde jamais les filles, il ne boit pas, il ne fume pas, c’est vraiment un mec bizarre ». « Il » c’est Pete Seeger, dépeint en des termes qui à l’évidence simulent l’ironie pour mieux marquer la révérence, par son plus fidèle compagnon de trimard et de goualante : un dénommé Woody Guthrie. Tout saint qu’il ait été, Seeger vient quand même de casser la dernière corde restant à son banjo ce 27 Janvier à New York, ville où il était né 94 ans plus tôt. Et c’est comme un séquoia géant qui vient d’être dessouché, dégageant du coup la vue sur une vaste forêt dont la paternité lui revient par la racine.
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C’est que sous la barbe blanche de ce moine ermite nonagénaire, ceux qui n’ont même jamais entendu prononcer son nom seront surpris de retrouver des airs bien connus comme If I Had A Hammer ( martelé en Si j’avais un Marteau par l’horrible Claude François !) ou Turn Turn Turn dont les Byrds ont fait une splendide adaptation au mitan des années 60 quand rock électrique et protest song convolaient en juste notes (de Rickenbaker). Un certain Bob Dylan lui doit aussi un gros pourcentage du profit tiré de son propre artisanat. Et l’on se doit de citer encore Joan Baez, madone à longs cheveux de jais et peau cuivrée, à voix virginale montant au bûcher des causes trop souvent perdues. Et puis aussi Bruce Springsteen qui consacrait il y a quelques années tout un album (We Shall Overcome: The Seeger Sessions) à ce maître aussi opiniâtre dans la contestation qu’il se révéla oisif à faire reconnaître son immense contribution. Bref, au « il ne regarde jamais les filles, il ne boit pas, il ne fume pas », on pourrait ajouter « et en plus il cherche même pas à se mettre devant sur la photo de classe ! » Un saint ? Un pur !
Sans doute un brin puritain d’ailleurs vu que Seeger appartenait à l’une des plus anciennes familles d’émigrés américains, celles qui, à bord du Mayflower, avaient quitté une Europe porté au mal pour gagner un nouveau monde dont ils se promettaient de faire un nouvel éden. Las, de ce paradis-là il ne restait déjà rien quand Pete vit le jour en 1919. S’il le souffle de la première guerre mondiale ne troubla pas son sommeil d’enfant, la grande dépression des années 30 en revanche commença à sérieusement lui déciller les yeux. Fils de deux enseignants en musicologie, Seeger se familiarisera très vite avec ces instruments du pauvre que sont le banjo et l’ukulélé, signe précoce d’un esprit qui dès lors va systématiquement voir de la richesse là où la majorité ne perçoit que du négligeable.
Ce premier contact avec une conscience politique de l’art musical populaire américain sera bientôt confirmé par ses rencontres. La première avec l’ethnomusicologue Alan Lomax, l’un des plus éminents collecteurs de traditions d’ici et d’ailleurs, ensuite avec le troubadour des pénitenciers, Leadbelly. La plus importante reste celle avec Woody Guthrie, de 7 ans son aîné. L’homme qui un jour écrivit sur sa guitare « cette machine tue les fascistes » allait inspirer à Pete cette inscription à même la peau de son banjo : « cette machine ceinture la haine et la force à se rendre. » Ces deux-là traverseront le pays pour mieux sentir ses tourments, s’exerçant à traduire ses espoirs. Ils fondent les Almanac Singers qui se mettent au service des syndicats lors des piquets de grèves, des mouvements antifascistes ou pour les droits civiques lors de meetings.
La vision que Pete Seeger va conserver de son métier s’arrête d’ailleurs là : chanter pour la communauté, se mettre à son écoute, traduire tout ce que la presse daigne rarement relayer, les combats ordinaires ou extraordinaires, toujours pour plus de justice. En 1944, il participe à un meeting contre la ségrégation raciale et chante devant Eléonore Roosevelt épouse du président We Shall Overcome qui reste l’un de ses morceaux de bravoures et l’un des hymnes majeurs du mouvement pour les Droits Civiques . A la fin de cette même décennie, il fonde à Greenwich Village la People Song Inc, première société de musique folk à vocation militante. Membre du parti communiste, il devient aussitôt l’une des cibles de la chasse aux sorcières orchestrée par le sénateur McCarthy. Cet engagement politique lui vaut plusieurs condamnations à la prison. Et autant d’annulations en appel.
Cette image de chanteur militant, il n’aura de cesse de la cultiver, de l’enraciner dans la psyché une Amérique toujours prête à lâcher la proie pour l’ombre, à sacrifier ses idéaux fondateurs de liberté et de justice pour un confort matériel mal réparti. L’y aideront des chansons comme If I Had A Hammer qui conjuguent message social et mélodie entêtante. Aussi quand à l’aube des années 60 le vent se met à tourner avec l’émergence d’une jeune scène de protest singers, Dylan en tête, Seeger et Woody Guthrie se voient recta coiffés d’une auréole de pionniers. C’est la saison des moissons pour ce déjà vétéran qui récolte quelques fruits de ses efforts, grâce à Turn Turn Turn, adaptation d’un fameux passage de l’Ecclésiaste, repris avec succès par les Byrds, groupe accord parfait entre esprit dylanien et esthétique Beatles.
C’est aussi l’heure de la consécration du festival Folk de Newport dont il est l’un des fondateurs et qui lancera tant de nouveaux étalons du folk, du blues, du jazz et remettra en selle tant de vielles haridelles. Mais pour cet idéaliste incurable, cet inlassable rêveur, il ne peut y avoir de repos… Le Vietnam, l’écologie, le désarmement nucléaire, il est de tous les combats, participe à tous les meetings, offrant au regard incrédule d’une nouvelle génération, ayant chassé la précédente déjà vaincue, la majesté déplumé de son crâne altier, de sa barbe homérique, cette bonhomie désarmante abritant des mots jamais trop sages.
Seeger n’aura donc pas quitté ce monde sans avoir savouré quelques victoires. Le succès électoral d’Obama, tout symbolique soit il, en sera une. Invité par Bruce Springsteen lors de l’intronisation du nouveau président des Etats-Unis le 19 Janvier 2009, il chantera en duo ce rappel inviolable aux fondements d’un pays qui malgré tout se veut toujours la plus grande démocratie du monde : This Land Is Your Land. Quoiqu’avec la crise financière qui sévit, la montée du chômage et des extrêmes, l’effondrement de toutes les valeurs pour lesquelles le vieux barde s’est battu en chanson, tout semble devoir être recommencé de zéro. De quoi promettre au folk bon enfant de Pete Seeger et celui de ses nombreuses boutures, un nouveau départ ? Après tout la chanson nous dit bien « Pour chaque chose il est une saison/ Un temps pour la paix, un temps pour la guerre… » Alors turn, turn turn…
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