L’inspiration en berne depuis le somptueux Vauxhall & I, Morrissey peine à relever la tête sur son nouveau Maladjusted, qui révèle un intérieur de vieux garçon, au mobilier vieillot et dépareillé. A l’aube de la quarantaine, peut-être guéri des démons qui lui servaient de muses, Morrissey n’y chante plus que de vagues souvenirs : de malheur et de grandeur.
Dix ans plus tôt, Morrissey chantait « Stop me if you think you’ve heard this one before », quelque chose comme « Arrêtez-moi si vous pensez l’avoir déjà entendue. » C’était demandé avec une telle sincérité qu’on se sent aujourd’hui obligé de l’arrêter et de lui dire qu’effectivement, celle-là, on l’a déjà entendue. Et même qu’on ne l’avait pas trop aimée quand elle avait pointé ses sales manières en premier lieu, finalement très tôt dans sa carrière solo, dès Kill uncle, dès Your arsenal. On ne l’avait surtout pas aimée quand elle s’était accaparée un album entier, l’impardonnable Southpaw grammar, disque bâclé, raclé dans les fonds de tiroirs de l’inspiration, disque justement taclé au-dessus des genoux par la critique. Celle-là, c’est la chanson en écriture automatique, lâchée en pâture à un groupe aux crocs acérés mais au palais médiocre, incapable de distinguer le nerf du gras, le mou ordinaire de la bavette d’aloyau. On en est désormais certains : c’est quand Morrissey délègue à ce groupe incertain la garde de ses chansons, quand il sort prendre l’air, qu’elles reçoivent le plus de gnons. Il faudrait prévenir la DDASS, là : non-assistance à songwriter en danger. Demandez à Bowie (en vacances de ses propres disques pendant les eighties) ou à Bryan Ferry (démissionnaire de ses albums depuis des siècles) ce que ça peut coûter de s’absenter trop longtemps de ses chansons.
Une fois, pourtant, Morrissey avait réussi à retenir ses rockabillys de carte postale par le collier, les empêchant de tout saloper en faisant tonner la cravache : sur le sublime Vauxhall & I, son groupe morveux faisait le beau, des tours de cirque insoupçonnables. On lui découvrait alors
sur la longueur une finesse, une retenue et une vélocité entraperçues jusqu’alors sur quelques fragments miraculeux : Seasick yet still docked, I know it’s gonna happen some day, Interlude ou Boxers ces quelques petits îlots épars dont une vue d’ensemble plus large nous permet aujourd’hui de réaliser à quel point ils sont séparés par des tonnes d’eau tiède à peine potable, par des océans pas nets où pullulent des requins de petite envergure.
Inutile de se leurrer plus longtemps, de faire comme si : entre nous et Morrissey, ça merde. Ça merde depuis longtemps mais on ne voulait pas vous le dire, puisqu’on avait vécu une deuxième lune de miel grâce à Vauxhall & I. Ça merde en fait depuis le jour où Morrissey s’est révélé radin de sa plume, plus intéressé par le cirage impeccable de ses Doc Martens que par le rangement et le ménage de ses chansons. Vieux pingre qui, conscient de l’impressionnante arnaque, n’imprimait même pas les paroles régulièrement désolantes de Southpaw grammar sur la pochette alors qu’auparavant, elles pavanaient en caractères fiérots, en pleine page, à apprendre par coeur pour demain. Le plus triste étant cet état désormais de fait : Morrissey chante de mieux en mieux des mots de moins en moins passionnants.
On l’avait connu observateur formidable de sa vie, de celle des amis auxquels il était plus facile de parler dans un refrain que dans la vie de tous les jours , les yeux collés contre la fenêtre ou, mieux encore, contre le miroir. Morrissey n’avait jamais quitté sa chambre, il avait pourtant vu toute l’absurdité, toute la vilenie des hommes. D’où la tristesse de le voir aujourd’hui réduit à chanter Sorrow will come in the end. De sa fenêtre, Morrissey n’est plus l’observateur effrayé et amusé mais un corbeau aigri, une balance ordinaire cette chanson de mauvais perdant a été retirée de la version européenne de l’album : la peur d’une nouvelle plainte de deux anciens Smiths, réhabilités l’année dernière par un procès douloureux, humainement et financièrement, pour Morrissey. On n’a encore jamais remercié le département légal d’une maison de disques de sa vie, mais là, un avocat tatillon a sans doute sauvé Maladjusted du ridicule.
On avait connu Morrissey généreux jusqu’à l’insensé, écrivant comme une mule des classiques dont les Smiths bourraient leurs singles cinq ou six fois par an, flambeur magnifique.
On le retrouve aujourd’hui prostré autour de mots sans poids, recroquevillé sur ses maigres idées comme une petite vieille sur son porte-monnaie. Franchement, pas de quoi être fier quand on fait rimer, quarante fois dans une chanson, « lawyer » et « liar », avec cette conviction et cette autorité virile qu’on entend généralement au zinc des cafés du commerce. Pas de quoi monter au créneau quand une plume autrefois précise, acérée, griffonne aujourd’hui de très vagues attaques, de très floues rancunes. Pas de quoi faire le malin quand on en est réduit à labourer pour la millième fois des obsessions autrefois fascinantes (« I don’t get along with myself/And I’m not too keen on anyone else »), aujourd’hui tombées dans le domaine public et plus finement traitées ailleurs si on a envie d’entendre chanter le mal-vivre et l’inadéquation à l’époque, on cherchera plutôt un porte-parole qui n’habite pas un château en Irlande avec piscine et tennis privés. Car c’est bien là tout le problème de Morrissey, condamné à chanter des souvenirs de malheur alors que son existence est aujourd’hui apaisée il le confiait encore récemment au magazine anglais The Big Issue , parce que c’est son fonds de commerce, son terrain de « je », tout comme Alice Cooper doit exhiber des boas, Gary Glitter chanter I’m the leader of the gang et Iggy Pop montrer sa bite.
On a souvent comparé, par paresse et par manque de repères, les carrières solo de Morrissey et de Lou Reed, tous les deux rescapés pour leur malheur de deux des groupes les plus intimement adoptés par l’auditeur de l’histoire du rock. Celle de Lou Reed s’offrira tous les écarts, tous les risques, tous les gouffres et tous les sommets, du calibré Transformer au toujours malade et nécessaire Berlin, du génialement crasseux Rock’n’roll animal au malsain et grandiose Coney Island baby. Celle de Morrissey hormis le très sous-estimé Viva hate et Vauxhall & I, hors concours , confiée à un groupe nain, n’avance qu’à petits pas de santiags à peine trois rues de Camden depuis que le Moz a eu la mauvaise idée d’y croiser, il y a six ans, ces loubards pour touristes japonais. Pourtant, sur quelques reprises faramineuses l’Interlude de Delerue ou le Moonriver de Mancini , on sentit Morrissey capable d’aller voir du côté de Scott Walker ou de Sinatra si, par hasard, on n’y était pas. Et on y était, les mains toutes rouges d’avoir tant applaudi. Là, sa voix unique trouvait enfin des chansons pour la nourrir, servies sur de jolis lits de salade sentimentale, toutes en cordes et en luxe.
Ici, à deux reprises, Morrissey revient fureter dans cette zone où devisent et forniquent même le sublime et le ridicule : un lupanar pour nos fantasmes de musique, où Bowie ne chante que du Weill. Pas un hasard s’il trouve là la grande élévation de ce Maladjusted, avec un Ambitious outsiders et un magnifique Trouble loves me où les risques sont enfin pris, en homme.
On est dur avec Morrissey, on a fait passer à Maladjusted le test dit « de Vauxhall & I » : à part ces deux chansons intouchables, seuls quelques moments Alma matters pour son souffle, Roy’s keen pour sa verve cocasse et son entrain (électrique), Satan rejected my soul pour sa réponse fougueuse à un vieux There’s a place in hell for me and my friends ont échappé au massacre des comparaisons. Sur le précédent Southpaw grammar, aucune n’avait résisté à cette épreuve particulièrement rosse et humiliante. A part ça, Papa Jack est passé une dizaine de fois entre les oreilles sans trouver une seule seconde le cerveau (si, en fait : sur ses trente dernières secondes instrumentales) ; Ammunition brille par son absence ; le slow mouille-culotte Wide to receive ferait un chouette générique de fin chez Disney (pour Les Misérables, par exemple). Et He cried est effectivement à pleurer de banalité.
Ce qui nous laisse avec deux albums assez indignes de suite. Ça fait très vilain sur un CV, surtout pour quelqu’un qui, il y a un peu plus de dix ans, n’avait jamais aligné ne serait-ce que deux faces B indignes. Car de Strangeways here we come à ce Maladjusted on l’a traduit Malade et un peu juste, faute de plus vache (on ne va quand même pas écrire mal baisé) , on doit bien l’admettre, c’est quand même une spectaculaire dégringolade. Et une chute encore pire pour son ancien complice Johnny Marr qui, lui, n’a rien sorti de digne depuis qu’il a quitté les Smiths. Pour lui, quelque chose comme le passage du paradis à l’enfer. Pour Morrissey, juste le passage du paradis à la parodie, à la caricature de soi-même.
Stop me if you think you’ve heard this one before finissait sur ces mots terribles : « I still love you, but only slightly less than I used to » (« Je t’aime encore, juste un peu moins qu’avant. ») A l’époque, on avait franchement plaint la personne à qui cette cruauté était balancée. On n’imaginait pas que, dix années plus tard, c’est nous qui le dirions à Morrissey.
Morrissey Maladjusted (Island).
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}